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La love doll au Japon : une prothèse de couple pour célibataire ?Love dolls in Japan : a couple prosthesis for singles ?

Agnès Giard
septembre 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1815

Résumés   

Résumé

Le Japon est le pays pionnier dans la production des love dolls, poupées à taille humaine vendues comme partenaires sentimentales. Prenant appui sur l’idée que leurs corps s’inscrivent dans une économie de biens symboliques autorisant leurs propriétaires à user d’elles comme d’outils pour construire à la fois leur image et leur identité, j’aimerais proposer l’hypothèse suivante : que les poupées peuvent être assimilées à des prothèses. Plus précisément des prothèses affectives. En étudiant la façon dont elles sont élaborées – autant par les concepteurs que par les acheteurs – je questionnerai la notion usuelle de la prothèse comme instrument pour suppléer ou corriger une déficience. Les love dolls, en effet, ne sont pas utilisées pour masquer l’absence d’un-e partenaire. Ni pour combler un vide. S’il s’agit de prothèses, quel rôle jouent-elles ?

Abstract

Japan is the pioneer country in the production of love dolls, human-sized artefacts sold as sentimental partners. Starting out from the idea that their bodies are part of an economy of symbolic goods that allow their owners to use them as tools to build both their image and their identity, I would like to propose the following hypothesis : that dolls can be likened to prostheses. To be more precise, affective prostheses. By studying how they are developed - both by the designers and by the buyers - I will question the usual notion of the prosthesis as an instrument to hide or correct a deficiency. Love dolls, in fact, are not used to hide the absence of a partner. Nor to fill a void. If they are prostheses, what role do they have ?

Index   

Index de mots-clés : Japon, love doll, numérique, simulacre, émotion.
Index by keyword : Japan, love doll, digital, surrogate, emotion.

Texte intégral   

1Il existe au Japon des artefacts qui reproduisent le corps entier d’une personne. Ces artefacts se présentent sous la forme de poupées articulées, grandeur nature, appelées love dolls. Elles sont constituées d’un embryon d’uréthane recouvert d’une substance imitant la chair (silicone, élastomère ou vinyle) parfois agrémentée de détails réalistes : lignes de chance dans la paume des mains, grain de beauté, ongles, cils, etc. Les love dolls ont été créées par la firme Orient Industry (qui date de 1977) à destination des adultes, afin de remplacer les baudruches de plastique gonflable par des ersatz plus résistants. A priori, on pourrait croire qu’il s’agit uniquement de sextoys, mais – comme leur nom l’indique – ces « poupées d’amour » (rabu dôru, ラブドール) –, sont des outils destinés à combler un manque qui va bien au-delà du plaisir sexuel, un manque affectif. Elles sont d’ailleurs vendues sur des catalogues en ligne qui imitent les sites de rencontre et ciblent une certaine catégorie de célibataires : ceux pour qui la poupée est une solution au problème de la solitude. Dans la mesure où ces poupées occupent symboliquement la place d’un corps absent, pourrait-on les définir comme des prothèses ?

2C’est l’hypothèse que j’aimerais défendre1, en proposant d’élargir la définition de prothèse à des objets en apparence très éloignés des organes et des membres de substitution. À la différence des prothèses habituelles qui sont élaborées pour remplacer aussi fidèlement que possible dans son usage ou dans sa forme une partie du corps humain, les love dolls servent à compenser l’absence d’un corps qui n’est pas celui de l’utilisateur. Il peut paraître incongru de les traiter dans ce dossier car les prothèses, en général, doivent suppléer un organe altéré ou un membre manquant, mais pas l’absence d’un-e partenaire. Jusqu’à présent, les chercheurs se sont surtout intéressés aux prothèses comme à des outils visant à restaurer une image ou une fonction corporelle, sans prendre en compte l’idée selon laquelle le corps de l’individu est indissociable des rôles sociaux joués au sein du groupe et partant, indissociable des autres corps avec lesquels l’individu interagit et à travers lesquels il existe.

3L’idée n’est pas neuve bien sûr. Dès 1904, dans sa recherche sur la modernité, Weber fait le constat que même au sein des sociétés individualistes l’emprise du collectif reste forte : un ensemble d’« injonctions pratiques à agir » (épargner, accumuler, maximiser son rendement, augmenter ses performances) conduisent l’homme moderne occidental – que Weber désigne comme le « protestant » – à « accomplir un travail éthique et physique sur soi-même, qui fait de son corps la vitrine de sa “recherche” personnelle » (Tarragoni, 2018, p. 52). En 1938, Mauss à son tour interroge les notions de personne et de « moi » : il montre que ces notions sont des catégories culturellement construites à partir desquelles chaque individu pense son rapport à autrui, son rapport au corps et son intériorité : c’est la façon dont son corps est appareillé (vêtu, ornementé, modelé) qui détermine l’identité d’une personne. En 1998, dans La domination masculine, Bourdieu rajoute une ligne de réflexion à ce modèle d’analyse en posant que le corps de la femme peut servir de faire-valoir à celui qui la « possède » et faire partie de l’appareillage qui permet à l’individu de se définir. Ainsi que le formule Bernard Andrieu, certains « hommes mettent en avant leur femme jeune comme source de représentation de soi, comme si c’était un prolongement de leur corps. »

4Prenant appui sur cette idée que l’autre affecte la compréhension de soi, que le sujet dépend du milieu dans lequel il évolue et, partant, des corps auxquels le sien est associé, j’aimerais explorer la manière dont les utilisateurs de love dolls s’en servent. Bien que les love dolls constituent un cas limite de dispositif prothétique, elles apportent un éclairage utile sur la diversité des stratégies mises en œuvre par les utilisateurs de prothèses. Elles permettent aussi utilement de questionner l’idée même de handicap.

5Dans le cadre des sociétés productivistes modernes, la prothèse se voit attribuer pour rôle de pallier une déficience afin que l’individu perçu comme en souffrance puisse redevenir soi-disant normal. Dans la mesure où la normalité, sur le plan médical, est indexé au bon fonctionnement des organes, on pourrait remplacer le mot « normal » par « fonctionnel ». La prothèse est donc censée rétablir, autant que possible, l’aspect fonctionnel ou la normalité d’un individu, en cachant ou corrigeant ce qu’il est convenu d’appeler une infirmité ou une lacune. Il est en effet courant d’associer l’image de la prothèse à celle d’une main en silicone conçue pour remplacer une main de chair et d’os : la personne qui porte une prothèse a quelque chose en moins. De façon similaire, un préjugé tenace veut que les love dolls soient fabriquées à l’attention de personnes incapables de construire une relation, handicapées du lien social, trop inhibées pour sortir de leur bulle. C’est ce que j’aimerais remettre en cause, dans l’espoir que ce travail sur la love doll permette de repenser la notion de prothèse en général [Fig. 1].

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[Figure 1] Catalogue Omokage, 1982 © Orient Industry

6Mon premier contact avec ces poupées date de 2004, époque durant laquelle je rencontre les principaux producteurs et collectionneurs de love dolls au Japon, pays pionnier dans la production de ces ersatz. La recherche que je leur consacre – dans le cadre d’une thèse en anthropologie qui s’étale entre 2012 et 2015, suivie d’échanges par email et de rencontres ininterrompues avec des fabricants et avec des utilisateurs japonais – me permet d’approfondir la réflexion initiale : ces poupées visent-elles un public d’individus isolés, déconnectés du réel ou désocialisés ? Il s’avère que le profil des personnes que je fréquente, autant que celui du client ciblé par les firmes, ne correspond pas à l’idée qu’on s’en fait. Les « amoureux de poupées » (doll lovers) ne sont pas forcément des célibataires frustrés qui se rabattent faute de mieux sur une poupée parce qu’aucune femme ne veut d’eux. Quant aux love dolls, elles ne sont pas réductibles à des substituts de femme : on ne les achète pas, sauf exception, pour remplacer un être de chair et d’os.

7En étudiant les stratégies développées par les utilisateurs de poupées, j’aimerais questionner la définition usuelle de la prothèse – un organe/membre de remplacement à destination des handicapés – et poser l’hypothèse suivante : que l’outil prothétique peut être utilisé non pas pour pallier sa déficience, ni même pour la masquer, mais pour la signaler ou la souligner. Ma démonstration se fera en deux points. Dans un premier temps, j’examinerai le continuum qui relie la love doll avec tout un univers de duplicatas et de simulacres conçus comme des « mains de secours ». Cette étude permettra de répondre à la question préliminaire : dans quelle mesure la love doll peut-elle être classée parmi les prothèses ? Dans un second temps, j’aborderai la poupée comme un dispositif de requalification sociale des célibataires en vue de leur réhabilitation dans la société japonaise. L’analyse portera, plus précisément, sur la dimension déceptive, c’est-à-dire trompeuse, de la love doll : contrairement aux apparences, cette prothèse affective est inefficace. Si elle est utilisée, ce n’est en tout cas pas pour compenser la solitude.

La love doll comme prothèse ?

8Si l’on s’en tient aux définitions classiques (Frogneux, 2002, p. 40), il existe trois types de prothèses. Tout d’abord, les appareils mécaniques juxtaposés ou intégrés au corps du patient, comme par exemple les fausses mains pour amputés ou les valves mécaniques pour cardiaques. Ensuite, les prothèses chimiques comme les excitants, les euphorisants ou les médicaments pour traiter des troubles mentaux. Pour finir, les prothèses biologiques comme les greffes de foie ou de tympan. S’il était possible de considérer la love doll comme prothèse, elle serait peut-être à ranger dans la première catégorie, celle des appareils mécaniques… mais à une différence près : cette prothèse-là ne serait pas physiquement mais symboliquement intégrée ou juxtaposée au corps de son utilisateur.

9J’aimerais en guise d’explication m’appuyer sur une anecdote. En 2012, pour fêter ses 35 ans d’existence, la firme Orient Industry lance un concours de photo : les propriétaires d’une love doll produite par Orient Industry sont invités à envoyer un portrait d’elle. 106 personnes participent au concours. Parmi les 106 photos, celle qui obtient le premier prix est, de façon révélatrice, une photo intitulée Taberu ? (« Tu manges ? ») montrant une poupée qui tient une petite tomate entre ses doigts et qui la tend vers son propriétaire comme pour la lui mettre dans la bouche [Fig. 2]. C’est cette photo qui remporte les suffrages du jury, parce qu’elle désigne la poupée non pas comme un outil destiné à satisfaire des besoins sexuels, mais comme une créature aimante capable de donner à manger. D’une certaine manière, elle est un bras qui tend de la nourriture. Elle est une prothèse qui assure la subsistance métaphorique de son utilisateur.

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[Figure 2] Taberu, 2012 © Sakitan

10Il faut savoir qu’au Japon, le fait de donner à manger en tendant une friandise ou une bouchée de riz fait partie des gestes codifiés qu’on appelle les futari pôzu (二人ポーズ) : littéralement « poses à deux », c’est-à-dire les postures conventionnelles de la relation amoureuse. Au Japon, lorsque deux amoureux souhaitent rendre publique leur bonheur d’être à deux, ils se prennent en photo en train de se nourrir l’un l’autre. Dans le cas des couples hétérosexuels, c’est généralement la femme qui porte la nourriture à la bouche de son compagnon parce que ce geste renvoie à l’image de l’amour maternel.

11Lorsqu’une personne en nourrit une autre, elle reproduit la mimique des mères qui font manger leur enfant, c’est-à-dire qu’elles invitent à ouvrir la bouche en disant « aah », ce qui donne en Japonais : aan (あーん). Faire manger dans le langage amoureux se dit donc aan suru (あーんする) : « faire aah ». Et les couples qui donnent à voir leur attachement sous cette forme sont surnommés aan koppuru (あーんコップル) : les « couples aah ». L’aspect démonstratif de cette pratique très codifiée en fait l’équivalent d’une preuve d’amour et c’est pourquoi les dispositifs permettant de simuler la présence d’une petite copine (au choix : d’un petit copain) empruntent si volontiers leurs mimiques aux « couples aah ». Les dispositifs les plus populaires sont des jeux numériques au cours desquels le joueur (au choix : la joueuse) se voit offrir une gourmandise : lorsqu’il regarde sur son écran de smartphone ou sur sa console portative, le joueur peut goûter en rêve la part de gâteau ou le fruit que lui tend un personnage, généralement une très jolie fille qui ouvre elle-même la bouche en disant « aah » incitant l’homme par mimétisme à ouvrir sa propre bouche.

12Dans l’industrie du divertissement, les jeunes femmes qui mènent une carrière de talento (starlettes) ou d’aidoru (idoles) ne manquent jamais de se mettre en scène comme des petites copines virtuelles : elles posent devant l’objectif en tendant des tamagoyaki (omelettes enroulées) qu’elles ont préparées elles-mêmes, par exemple, et font mine de dire aan pour donner à leur prestation la valeur performative d’une oblation amoureuse. Il s’agit de créer chez le spectateur la sensation d’une forte proximité. Lorsque les maid cafés apparaissent, les jeunes serveuses habillées en soubrette proposent aussi en option payante de faire manger le client à la cuillère – accompagnant leur geste de l’invitation rituelle, aan – et vont jusqu’à lui essuyer les coins de la bouche à la fin du repas. Dans ce système de rétributions tarifées, plus l’état de dépendance est grand, plus le client manifeste qu’il a besoin de la serveuse (pour se nourrir, pour rester propre…), plus le niveau d’intimité figurée est fort (Galbraith, 2011). Le service aan semble de fait très demandé par les fidèles qui entretiennent ainsi le mirage : dans l’univers du jeu de rôle, la maid les aime.

13L’aspect normatif de ces mises en scène encourage leur détournement. Le 2 août 2013, Jinushi Keisuke (地主恵亮), le créatif d’une entreprise de contenus en ligne spécialisée dans les parodies (Daily Portal Z), poste sur Internet des photos qui deviennent virales au Japon : ces clichés pris à l’aide d’un smartphone montrent Keisuke dans des moments d’intimité. Une personne située hors-champ semble affectueusement le nourrir. On ne voit d’elle que la main, blanche et manucurée [Fig. 3].

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[Figure 3] Jinushi Keisuke, 2013 © Jinushi Keisuke - Daily Portal Z

14Mais, ainsi que Keisuke le révèle… cette main lui appartient. Il l’a couverte de fond de teint, a posé du vernis sur ses ongles et s’est donné à lui-même la becquée pour que les photos en gros plan fassent illusion [Fig. 4]. « Ce geste par lequel une petite copine nourrit son amoureux et lui fait dire “aan” en ouvrant la bouche est typique des flirts, explique Keisuke. C’est le symbole du bonheur. Mais un homme ne peut pas se faire “aan” tout seul. Il a besoin d’une petite copine et pas forcément d’une vraie… Sa main droite peut devenir son amoureuse. » Volontairement provocatrice, sa chronique s’intitule : « La méthode pour prendre des photos d’une petite copine qui vous fait aan, tout en étant seul ». Lorsqu’il publie ce mode d’emploi pour créer des impostures romantiques, Keisuke s’adresse sciemment à toute une catégorie de personnes – les célibataires souffrant de n’avoir aucune relation sentimentale – qui éprouvent un malin plaisir à caricaturer la norme.

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[Figure 4] Jinushi Keisuke, 2013 © Jinushi Keisuke - Daily Portal Z

15Le succès de son mode d’emploi est tel que des jeunes femmes se mettent également à transformer leur main droite en petit copain. Le 24 décembre 2013, une journaliste travaillant sous le nom d’Asaya-sama (麻耶様) – chroniqueuse au Byôkan Sunday (une revue d’information en ligne) – se photographie en train de célébrer Noël… dans la rue, sur le trottoir. Son repas de réveillon : une pizza. Elle s’en fourre une part dans la bouche. Sa main droite recouverte de poils postiches est censée suggérer la présence d'un homme viril lui donnant tendrement à manger. Mais le truquage est bien trop grossier pour faire illusion [Fig. 5]. Afin d’accentuer l’aspect minable et pathétique de cette mise en scène, Asaya-sama intitule son article : « Écœurée des vrais amoureux, je me suis prise toute seule en photo avec un petit copain qui me fait manger de la pizza pour de faux ». Le texte est rempli de jeux de mots amers qui font rimer la chanson de Noël Jingle bell, Jingle bell avec le mot en anglais pour dire : célibataire. Ce qui donne : Single bell, Single bell (シングルベル、シングルベル). « Bonne nouvelle pour les femmes qui se sentent seules, conclut la journaliste, voici le moyen de s’offrir un petit copain sans avoir besoin de personne. »

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[Figure 5] Asaya-sama, 2013 © Asaya-sama – Byôkan Sunday

16Le symbole de la main qui nourrit est si fort dans l’imaginaire japonais qu’il génère non seulement la production d’images mais aussi de gadgets teintés d’humour absurde. Il y a par exemple le gant en latex fourni uniquement pour la main droite, permettant aux hommes seuls de se masturber tout en ayant l’impression d’être à deux. Ce gant appelé Gant de la Petite Démone (Ko-akuma gurôbu, 小悪魔ぐろーぶ) est commercialisé en 2009 par la firme A-One qui fournit l’argumentaire suivant : « Gant de latex à la peau de neige modelé sur la main d’une femme de chair et d’os. Dès que ce gant est enfilé, la main anguleuse de l’homme est transfigurée en une main douce et fine de femme. Cela provoque une illusion d’optique, l’impression d’être entre les mains d’une femme perverse. » Pour donner à cette marchandise l’allure d’un produit haut de gamme, les sites de vente lui accolent l’expression « expérience simulée » (giji-taiken, 疑似体験), évocateur de haute technologie, qui apparente l’outil masturbatoire à un gant de réalité virtuelle, permettant de se connecter à une dimension parallèle [Fig. 6].

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[Figure 6] Ko-akuma gurôbu, 2009 © A-One

17D’autres gadgets plus élaborés fournissent aux hommes en mal d’amour le secours d’une présence amoureuse. C’est le cas de la coque pour smartphone appelée La Main de Nami (Nami no te, ナミの手). Cette reproduction de main féminine est lancée par la firme japonaise Strappya, en 2011, pour iPhone 4 puis 5 [Fig. 7].

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[Figure 7] Nami no te, 2011 © Strappya

18Très proche des accessoires de farces et attrapes, l’imitation en silicone est une contrefaçon saisissante de réalisme conçue pour favoriser des fantasmes un peu cruels. Sur l’image qui accompagne le lancement du produit, un jeune homme solitaire incline sa tête contre la main qu’il serre avec un air de ferveur parfaitement saugrenu. Une autre image le montre passant un anneau de fiançailles au doigt de la main postiche. Tout cela relève du gag, bien sûr. Les utilisateurs potentiels sont clairement invités à rire de leur situation, à la tourner en dérision, non sans un brin de masochisme. Mais les argumentaires de vente nimbent ce gag d’une aura de mystère, en usant et abusant de termes empruntés au lexique de l’amour. « Quand vous recevez un appel, prenez la main », invite le mode d’emploi. « Elle paraît si réelle que cela fait un coup au cœur. Elle réveille le souvenir de la chaleur d’une femme oubliée. » « Le moment où vous touchez le smartphone, c’est celui où les amoureux entrelacent leurs doigts. » La prothèse pour smartphone fonctionne donc autant comme instrument pour canular que comme forme fantôme : elle est censée ressusciter des souvenirs, ouvrir une brèche spatio-temporelle qui rend possible, en rêve, de rencontrer sa bien-aimée. « Quand la solitude vous envahit, vous la caressez. » [Fig. 8].

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[Figure 8] Nami no te, 2011 © Strappya

19Le dernier gadget en date parmi la prolifération de ces objets qui reproduisent pars pro toto la compagne à laquelle on aspire (celle qui nourrit le corps et le cœur) est un casque de réalité virtuelle lancé en seulement deux exemplaires : le 4 mars 2018 à l’occasion d’une campagne promotionnelle pour les bonbons de la marque Puccho la firme japonaise UHA Mikahuto, spécialisée dans les friandises, promet à toutes les personnes qui retwitteront une vidéo publicitaire qu’elles pourront gagner le gros lot : un tirage au sort désignera deux gagnants. Prix : des Lunettes en 4 Dimensions Puccho-aah (Puccho-aan 4D gôguru, ぷっちょあーん4Dゴーグル). Créées spécialement pour l’occasion, ces lunettes de réalité virtuelle sont couplées avec un bras articulé. Le bras est conçu pour tenir un bonbon Puccho. A l’intérieur des lunettes, la séquence de réalité virtuelle montre une collégienne souriante s’avancer vers le spectateur, puis tendre affectueusement vers lui un bonbon en disant « aah ». Au moment même où elle tend le bonbon, le bras articulé se synchronise avec l’image et place un Puccho contre la bouche du spectateur [Fig. 9]2.

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[Figure 9] https://twitter.com/pucchokun/status/970463909974085632 © UHA Mikahuto

20La vidéo publicitaire des Lunettes 4D Puccho-aah est vue par 6,88 millions de personnes. Un succès énorme, dû en grande partie au fait que le rôle de la petite copine virtuelle y est interprété par une idole très célèbre au Japon : Hashimoto Kanna (橋本環奈). Elle est appelée par ses fans « La plus angélique de toutes » (tenshin sugiru, 天使すぎる). Ils la surnomment aussi « La belle jeune fille qui n’apparaît qu’une fois tous les 1000 ans » (sen-nen ni hitori to iwareru bishôjo, 1000年に一人と言われる美少女). Il n’est pas anodin bien sûr que la firme UHA Mikahuto ait choisi cette idole comme actrice : beaucoup de garçons en rêvent parce qu’elle incarne quelque chose d’impossible. Impossible de croiser un ange. Encore plus impossible qu’une beauté tous les mille ans [fig. 10]3.

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[Figure 10] https://twitter.com/pucchokun/status/970463909974085632 © UHA Mikahuto

21La notion d’impossible structure l’imaginaire des prothèses affectives au Japon. Quel que soit le dispositif utilisé par les personnes solitaires – qu’il s’agisse de leur propre main en trompe l’œil, d’un gant en latex, d’une main en silicone, d’un bras synchronisé avec une séquence de réalité virtuelle ou d’une poupée grandeur nature – tous ces dispositifs visent à mettre en scène des gestes amoureux standardisés, sur un mode à la fois loufoque et mélancolique. Ce sont des outils pour performer le bonheur d’être à deux, des instruments au service d’une chorégraphie dont l’hyper-stylisation renforce le caractère artificiel. Il peut paraître, à cet égard, pour le moins paradoxal que ces systèmes prothétiques soient si peu efficaces. A quoi sert de mimer les couples heureux, lorsqu’on est seul-e ? A quoi bon reproduire les dons de nourriture, si c’est dans le vide ? Loin de combler le manque, ces prothèses « impossibles » confrontent leurs utilisateurs (hommes et femmes) à l’inanité de leurs tentatives. Pour approfondir l’analyse, il faut donc se demander quels sont les usages véritables de ces objets. A quoi servent-ils réellement ? On se doute bien de la réponse : à pas grand-chose, en réalité. En tout cas, pas ce à quoi on pourrait s’attendre d’une prothèse.

Les usages de la love doll

22Comme nous l’avons vu, au Japon, toutes sortes de dispositifs sont mis au point par et pour les personnes en mal d’attachement, afin de leur venir en aide, ne serait-ce que pour simuler la présence d’un-e partenaire. Il y a donc un continuum entre les fausses mains et les love dolls, qui sont conçues, suivant des principes similaires, pour créer un effet de présence : ces objets sont censés donner aux utilisateurs le sentiment que quelqu’un les nourrit et les choie. Quelqu’un les aime. Quelqu’un leur témoigne des marques d’affection. De ce point de vue, tous ces dispositifs relèvent de la prothèse puisqu’ils offrent le secours d’une illusion réconfortante. On pourrait en déduire que ces prothèses sont destinées à combler un vide, à remplacer un être de chair et d’os. Mais non. Ainsi qu’il ressort en filigrane de la démonstration jusqu’ici menée, ces prothèses présentent toutes – de façon plus ou moins voyante – la caractéristique d’être des objets pathétiques, absurdes, ludiques ou parodiques, dont l’aspect factice ne fait que souligner l’inefficacité.

23Pour le dire plus clairement : ces objets-là sont des trompe l’œil qui ne peuvent tromper personne. Au lieu de soulager la solitude dont souffre l’utilisateur, ils semblent au contraire la renforcer, comme à dessein… mais dans quel but ? Si elles ne servent pas à combler un manque, pourquoi ces prothèses sont-elles achetées et utilisées ? Pour répondre à cette question, j’aimerais me pencher plus précisément sur le cas des love dolls, parce qu’elles sont emblématiques du phénomène des prothèses affectives au Japon. Étant donné qu’elles coûtent très cher – plus de 6500 euros pour les modèles en silicone – et qu’elles sont très fortement stigmatisées au Japon, ces prothèses ne s’adressent qu’à une ultra-minorité de personnes, mais elles exercent dans l’imaginaire un impact bien plus grand que les lunettes Puccho-Aan ou les coques d’iPhone.

24Il s’avère que les love dolls sont conçues suivant la même logique conceptuelle que ces lunettes et ces coques : comme des objets impossibles à posséder et au contact duquel l’utilisateur ne peut que mesurer l’étendue de son impuissance. L’heureux gagnant des Lunettes 4D Puccho-aah ne pourra jamais rencontrer la beauté qui n’apparaît que tous les mille ans. De même, l’utilisateur de la coque pour smartphone ne sentira jamais palpiter cette main (Nami) dont le nom – comme par un fait exprès – évoque fortement le mot « larmes » (namida, 涙). De façon similaire, le propriétaire d’une poupée ne pourra jamais vraiment s’approprier sa love doll, même s’il l’aime de tout son cœur. Car la love doll, à ce qu’il apparaît, est volontairement fabriquée pour avoir l’air absente et vide. Elle a beau être la forme la plus sophistiquée des prothèses affectives, la love doll n’est rien d’autre qu’un artefact reproduisant non pas un humain, mais une créature indigente, à qui il manque toute forme d’autonomie [Fig. 11].

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[Figure 11] Love doll © 4Woods

25C’est en tout cas ainsi que les choses me sont expliquées. « Une love doll n’a rien à voir avec une femme de chair et d’os. » Ainsi que Sakai Mitsugi (酒井みつぎ), un des premiers grands collectionneurs de poupées, l’affirme :

Le charme des poupées est très différent de celui des femmes. Je ne confonds pas les deux. La poupée est mieux qu’une femme parce qu’elle n’a pas de personnalité, ni d’idées négatives et qu’elle reste tout le temps près de vous. La femme est mieux qu’une poupée parce qu’elle a une personnalité, des idées négatives et parce qu’elle bouge. (Giard, 2016, p. 214)

26Du côté des fabricants, le discours est le même : pour eux « la poupée n’est qu’un objet ». « Si les clients désirent que la poupée soit une personne, elle peut devenir une personne. Mais s’ils veulent seulement qu’elle soit un objet, elle reste un objet ». Tsuruhisa Nobuyuki (靍久暢行), ingénieur chargé de concevoir les têtes des love dolls à Orient Industry, le formule ainsi : « La love doll ne possède aucune autre présence que celle que le client veut bien y mettre », dit-il. Avant d’ajouter : « Ou pas. » Kodama Nobuyuki (児玉延之), ingénieur chargé de concevoir les corps, répète : son travail à lui c’est fabriquer de beaux corps. Si ces corps de silicone suscitent l’envie de leur parler ou de leur inventer des pensées : « tant mieux ».

27Au regard de ces témoignages, il apparaît que la love doll au Japon n’est pas un produit fini lorsqu’elle est mise en vente, mais l’équivalent d’une matière première, conçue pour être « modelée » par ceux qui l’achètent (Giard, 2016, p. 170). Or, il s’avère – toujours selon mes interlocuteurs – que, pour pouvoir être dotée d’une présence, la poupée doit s’offrir comme un pur produit. Il est donc, à cet égard, extrêmement important qu’elle ne ressemble surtout pas à un être humain et qu’elle offre au contraire les apparences d’un objet inerte, incomplet, dénué de toute personnalité, privé de toute faculté. Les fabricants invoquent d’ailleurs souvent la notion de miroir (kagami, 鏡) ou de réceptacle (uchi, 内) pour résumer leur idéal de poupée. Tsuruhisa, l’ingénieur des têtes de love doll, explique : le visage de la poupée doit refléter celui de son propriétaire. « La love doll, c’est un article de commerce et je dois laisser le plus de marge de manœuvre possible au client. Il faut le laisser libre de projeter ce qu’il veut dans sa poupée. Elle doit être un réceptacle disponible. »

28Comme par un fait exprès, lorsque la toute première des love dolls voit le jour en 1987, elle est baptisée Omokage (面影) qui signifie « souvenir », « apparition », « image » ou « vestige ». Le mot omokage évoque les traces laissées par le souvenir ou le rêve. Pour marquer son lancement, construisant autour d’elle une diégèse inspirée des récits de deuil, la firme Orient Industry répand l’information selon laquelle Omokage aurait été conçue à la demande d’un veuf. Interrogé en 2011 le patron de la firme, Tsuchiya Hideo (土屋日出夫), explique brièvement : « Le nom d’Omokage a été choisi en mémoire d’un être cher. » Dans la poésie ancienne, Omokage sert à désigner « l’image de l’absent(e), apparue en songe, ou suscitée, comme une fantasmagorie, par les rayons de la lune » (Pigeot, 1985). Elle est d’ailleurs lancée en août, qui est le mois de la fête des morts [Fig. 12].

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[Figure 12] Tsuchiya Hideo et Omokage, photo publiée dans la revue Shashin Jidai, mai 1984. © Hirose Kazumi

29Les frontières ne sont pas nettes entre la love doll et les fantômes. À l’instar des esprits invisibles, la poupée s’offre avant tout comme une forme d’absence. Loin de combler un manque, elle le matérialise. Faite à l’image d’une personne disparue, elle en rappelle le souvenir. Elle n’a pas pour fonction d’escamoter ce qui n’est plus (ou pas), mais au contraire de le rendre tangible, aussi tangible et lancinant peut-être que la douleur du membre fantôme. Volontairement élaborée sur le modèle des empreintes, la poupée n’est pas conçue pour remplacer un être mais au contraire pour en figurer la place, laissée vide.

30Son design même évoque l’image d’une coquille creuse. La love doll n’est pas tout à fait là… ou bien à la façon d’une réminiscence. Pour lui donner cette apparence onirique, quelque peu spectrale, de nombreux moyens sont techniquement mis en oeuvre. Le but des ingénieurs – ainsi qu’ils le répètent – c’est que la love doll n’ait pas l’air trop réaliste, au contraire. Nobuyuki Tsuruhisa raconte : 

La love doll, il faut qu’elle ait l’air un peu dans la lune : la bouche entr’ouverte, le regard myope, la tête ailleurs. Il ne faut pas qu’elle renvoie l’image d’une femme qui sait ce qu’elle veut. Il faut qu’elle ait l’air un peu bête [bakasô]. Mais bête au sens large du terme, c’est-à-dire dénuée de toute connaissance, vierge de toute expérience. (Giard, 2016, 2016, p. 121)

31S’il faut en croire Tsuruhisa, l’air bête n’est qu’une déclinaison de la carence. Il use d’ailleurs de nombreux subterfuges afin de lui donner cette expression vacante. La love doll a les yeux fortement écartés, assortis d’un léger strabisme, comme si elle était atteinte de déficience intellectuelle. La taille de ses pupilles, d’environ vingt-six millimètres, est la même que celle des chiens ou des chats, ce qui l’apparente à un animal. Ses yeux au regard fixe sont réglés sur une focale portant à une distance de trois à cinq mètres, « comme les sculptures de bouddha ». Impossible de croiser le regard d’une love doll : où qu’on se place face à elle, ses yeux ne font que vous traverser. La love doll est un mur aveugle. Elle se dérobe à la communication, oppose une fin de non-recevoir à toutes les tentatives de communication. À la fois ici et ailleurs, la love doll est parfois même plongée dans un sommeil qui la coupe définitivement du monde où évolue son utilisateur : face à cette poupée, les humains sont seuls face à eux-mêmes [Fig. 13].

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[Figure 13] Love doll © 4Woods

32Pour renforcer son apparence d’objet inefficace, les fabricants la conçoivent d’ailleurs avec la tête séparée du corps. Elle n’est qu’une créature puzzle aux têtes interchangeables. Pire encore : ses parties génitales sont elles-mêmes en pièce détachée. Fournie en plusieurs morceaux, la love doll est vendue avec un vagin optionnel, sans lequel il est impossible de l’« utiliser ». Entre ses cuisses, il n’y a qu’un espace béant. Pour pouvoir pénétrer la poupée, il faut ajuster un faux vagin dans ce tunnel. Ce faux vagin est d’ailleurs appelé hole (hôru, ホール), « trou », comme s'il n’était qu’un espace en creux. Ainsi que la plupart des utilisateurs le soulignent, la poupée laisse vraiment à désirer en tant qu’outil masturbatoire. Elle est lourde, peu maniable, fragile et elle prend facilement des postures incongrues : parfois sa perruque glisse et ses membres adoptent des postures anatomiquement incorrectes. Au plus fort de l’action, sa tête peut se déboîter et son vagin glisser hors du conduit ce qui n’est pas sans causer le trouble.

33L’usage sexuel de la love doll requiert de l’entraînement et, même, une part de renoncement. Il est en effet courant que les utilisateurs se définissent comme des « non-pratiquants » (hi-jissen sha, 非実践者), revendiquant avec orgueil leur statut d’amoureux platoniques. Il semble bien plus élégant – à leurs yeux – d’éprouver pour la poupée ce qu’ils appellent de l’« amour pur ». Loin d’être anecdotique, le choix de cette partenaire synthétique participe d’une véritable stratégie d’échec. Avec elle rien n’est possible. Ceux qui l’achètent ne font guère que se confronter, en sa compagnie, au sentiment de perte.

34Il peut sembler contradictoire que des personnes souffrant de solitude s’achètent des objets qui, loin de les aider à se sentir moins seuls, ne fassent qu’aggraver leur situation. Mais cette contradiction opère en miroir de la réalité sociale : au Japon, actuellement, un nombre croissant de femmes et d’hommes ne veulent ou ne peuvent plus se mettre en couple. L’idéal du bonheur conjugal repose sur un modèle que les nouvelles générations renoncent à reproduire : c’est le modèle de la femme mère au foyer et de la famille soutenue à bout de bras par un homme assurant la principale source de revenu. Ce modèle ne peut fonctionner que si l’homme gagne au minimum 4 millions de yens par an (environ 30 000 euros), or seuls 15 % des japonais ayant la vingtaine (37 % ayant la trentaine) atteignent ou dépassent cette somme. Depuis l’éclatement de la bulle économique dans les années 1990, les salaires ayant baissé, les emplois étant devenus précaires, de plus en plus d’hommes sont maintenant exclus du marché matrimonial. Par ailleurs, de plus en plus de femmes refusent d’abandonner leur métier pour devenir femme au foyer. Elles ne veulent pas perdre leur indépendance, ni se mettre au service du mari.

35Pour ces raisons et bien d’autres encore, la plupart des jeunes japonais – hommes et femmes – redoutent l’idée de faire couple, tout en souffrant de ne pas pouvoir vivre une histoire d’amour. Ils et elles sont déchirés par cette contradiction. Bien qu’ils aspirent au bonheur conjugal comme à une forme de rêve impossible, l’immense majorité d’entre eux refusent de s’engager, par peur d’avoir trop mal : à quoi bon s’investir dans une relation qui ne peut déboucher sur rien ? Ce refoulement affectif est tel qu’en juin 2015, selon une étude menée par le Cabinet du premier ministre, 37,6 % des célibataires ayant entre 20 et 39 ans disent n’éprouver aucun intérêt pour la romance : « Je ne veux pas d’un-e petite-e ami-e » (koibito ga hoshikunai). Il est, à leurs yeux, si risqué de tomber amoureux-se qu’ils et elles préfèrent dénigrer les relations dans la vraie vie : pour la majorité des personnes qui refusent de s’investir sentimentalement, l’amour relève du « tracas » (mendô). Ces propos volontairement choquants ne sont pas dénués d’ironie, bien sûr : « Lorsqu’on ne peut pas avoir quelque chose, on prétend ne pas en avoir envie, explique Kodama, mais bien sûr personne n’est dupe. » (Entretien février 2018, Tôkyô).

36Pour ces personnes en marge du rêve collectif romantique, la poupée constitue une ressource précieuse : elle permet tout d’abord de se mettre en scène comme personne inapte à créer du lien. Ce qui fait d’elle un instrument salvateur. Dans le contexte d’un système qui met hors-jeu un nombre croissant d’hommes et de femmes, condamnés à rester seul-es, le fait que des objets ressemblent eux-mêmes à des êtres en détresse, invalides, vulnérables, apporte certainement une forme de soulagement aux personnes qui se sentent exclues : quelqu’un, quelque chose est beaucoup plus défaillant qu’elles.

37Mais la poupée fonctionne aussi comme un élément de langage, un « idiome de détresse » (Nichter, 1981). Il s’agit, en l’achetant, de rendre son célibat très spectaculaire. Prenant la société à témoin, les propriétaires de love dolls mettent en ligne d’innombrables photos de leur vie avec la poupée sur des blogs fortement teintés d’ironie : « Regardez à quoi j’en suis réduit : me mettre en couple avec une poupée ». Soulignant l’aporie de cette « vie à deux » avec un objet inerte, les utilisateurs se servent finalement moins de la love doll pour se consoler d’être seuls que pour rendre cette solitude plus visible encore qu’elle ne l’est, pour la sursignifier, pour la rendre publique.

Conclusion

38Les love dolls n’aident pas l’humain à se faire passer pour normal. Elles l’aident à se démarquer des autres. Elles ne lui permettent pas de combler ses lacunes, elles ne font que les mettre en relief. Ce faisant, elles constituent un cas de prothèse original qui invite à se détacher des conceptions historiquement construites du handicap (Stiker, 1982 ; Winance, 2016). Le handicap est-il un état qu’il faut corriger ou éliminer ? Dès les années 1970, avec l’émergence des disability studies portées par des associations militantes (Albrecht, Ravaud et Stiker, 2001), l’idée se fait jour selon laquelle le handicap n’existe pas en dehors de structurations sociales et culturelles précises. Pour le dire plus clairement : c’est la priorité donnée par un groupe aux notions de performance et de productivité qui crée l’apparition des êtres considérés comme « non-opérationnels ». Dès lors, il ne faudrait plus parler de handicap mais de « modèles sociaux » du handicap (Shakespeare et Watson, 2002). Certains modèles, dominés par les sciences dites de la réadaptation, visent à l’autonomisation et à la réintégration de l’individu « handicapé » dans le système. Elles usent des prothèses comme d’outils palliatifs ou rééducateurs. D’autres modèles, en accord avec les approches critiques issues des disability studies, proposent de se réapproprier la différence ou la déficience et posent la question : quel rôle souhaitons-nous attribuer aux prothèses ? Faut-il en faire les instruments d’une normalisation, d’un formatage de l’humain suivant les critères contemporains de l’utilitarisme ?

39Il est courant de définir la prothèse comme un dispositif visant à faciliter l’intégration des handicapés dans la société soit en dissimulant leur handicap, soit en le corrigeant. La technique est, de ce point de vue, envisagée comme un moyen de combler le manque de l’humain, qui est lui-même envisagé comme diminué, ou malade. Dans le cas de la love doll, on a affaire à une prothèse qui non seulement ne permet pas de pallier une déficience, mais au contraire l’accentue. On a surtout affaire à une prothèse sciemment utilisée par les personnes « en manque » pour afficher leur différence et pour entrer en dissidence. À la lumière du cas japonais, il serait peut-être intéressant de repenser le rôle de la prothèse et d’en faire non plus l’outil d’un ordre social visant le rendement, mais d’un système capable d’intégrer la diversité des corps et des trajectoires de vie, avec tout ce qu’elles peuvent comporter d’accidents, de blessures, de carences ou d’irrégularités comme autant d’expériences porteuses en germe d’un pouvoir de métamorphose.

Bibliographie   

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Notes   

1 Cette recherche fait partie du projet EMTECH (Emotional Machines : The Technological Transformation of Intimacy in Japan) soutenu par le Conseil Européen de la Recherche (ERC) dans le programme cadre pour la recherche et l’innovation Horizon 2020 (convention n° 714666).

2 La légende de la [Figure 9] référence une capture d'écran réalisée sur Twitter par l'auteure durant sa recherche. Ce lien étant aujourd'hui obsolète, il est néanmoins possible d'accéder à la vidéo intégrale d'où l'image a été capturée ici: https://www.youtube.com/watch?v=c5bKRUan5pQ

3 La légende de la [Figure 10] référence une capture d'écran réalisée sur Twitter par l'auteure durant sa recherche. Ce lien étant aujourd'hui obsolète, il est néanmoins possible d'accéder à la vidéo intégrale d'où l'image a été capturée ici: https://www.youtube.com/watch?v=c5bKRUan5pQ

Citation   

Agnès Giard, «La love doll au Japon : une prothèse de couple pour célibataire ?», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 17/10/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1815.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Agnès Giard

Agnès Giard, anthropologue, est membre du projet de recherche européen EmTech (Emotional Technologies) à l’université libre de Berlin et chercheure rattachée à l’université de Paris Nanterre (Sophiapol). Ses recherches portent sur l’industrie des simulacres affectifs (low/middle/high-tech) dans le contexte du dépeuplement du Japon ; elles mettent en regard l’usage des produits de consommation émotionnels et le stigmate frappant les attachements artificiels. Elle a notamment publié en 2016, Un désir d’humain, les « love doll » au Japon (Paris, Les Belles Lettres).