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Dires et paroles subalternes / 13 minutes d’écoute. Agentivité et volonté de puissanceThe subaltern’s dires et paroles / 13 minutes of listening. Agency and will to power

Lenita Perrier
décembre 2018

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1764

Résumés   

Résumé

Lors de la 15° édition de la Fête Littéraire Internationale de Paraty (FLIP 2017) au Brésil, Diva Guimarães (77 ans, femme, noire, brésilienne, professeure d’éducation physique) esquisse sur son intervention de 13 minutes en tant qu’auditrice, un acte social événementiel. Cette intervention a touché profondément le public présent en devenant par la suite virale sur les réseaux sociaux. Le but de cet article est de restituer, puis de situer et de positionner cette intervention en soulignant les aspects [inter]subjectives de son discours ainsi que le choix de ses dires et paroles en tant qu’actes de résistance. Nous posons deux questions centrales : (a) les stratégies et les tactiques discursives mises en pratique par Diva constituent-elles des « pensées frontalières » indépendantes et capables de transformer et de nourrir une certaine « singularité épistémologique de la position autonome du sujet « subalternisé » ? ; (b) a-t-elle pu relever son défi réflectif à partir de son action de résistance au-delà des contraintes des relations raciales idéalisées de la société brésilienne ? En suivant la proposition du courant critique latino-américain de la décolonialité, ainsi que quelques apports des études subalternes, nous montrons comme les dires et paroles de Diva s’ouvrent sur des nouvelles rationalités capables de [dé]construire, de résister, de subvertir et/ou de constituer des nouveaux modes de savoir et d’être dans l’espace-temps présent.

Abstract

During the 15th International Literary Festival of Paraty (FLIP 2017) in Brazil, Diva Guimarães (77 years old, woman, black, Brazilian, physical education teacher) sketches upon an intervention of 13 minutes as an auditor, a factual social act. Her speech touched the public profoundly and went viral on the networks thereafter. The aim of this article is to restore and then locate and position the [inter]subjective aspects of her underlying discourse, her dires and paroles’ choices as acts of resistance. Two main questions are advanced: (a) Are Diva’s strategies and tactics constitutive of independent “borders thinking” capable of nourishing and transforming a certain “epistemological singularity for an autonomous position of the “subaltern subject”? (b) Was she able to raise her reflective challenge from her act of resistance beyond the “idyllic” Brazilian race relations constraints? Following the premises of the Latin American mainstream critique, the decoloniality, as well as some of the premises of the subaltern studies, we try to show how Diva’s dires and paroles can open a whole new range of rationalities based on [de]constructing, resisting, subverting, and/or constituting new ways of knowing and being in the present space and time.

Index   

Index de mots-clés : résistance, Brésil, racisme, Subalternité, décolonialité, afrodescendant.
Index by keyword : resistance, Brazil, racism, Subalternity, decoloniality, afrodescendant.

Texte intégral   

La lutte pour l’existence n’est qu’une exception, qu’une provisoire restriction de la volonté de vivre : la petite comme la grande lutte pour l’existence gravitent sous tous rapports autour de la prépondérance, de la croissance, de l’expansion, conformément à la volonté de puissance qui est justement volonté de vie.

Nietzsche

Introduction

1Diva Guimarães, 77 ans, femme, noire, brésilienne, professeure d’éducation physique au Brésil. Elle a participé à la 15e édition de la Fête Littéraire Internationale de Paraty (FLIP 2017)1 : rencontre littéraire entre écrivain.e.s et public lecteur.trice.s au travers d’un programme de conférences autour des publications les plus remarquées de l’année. Diva a participé en tant qu’auditrice et a surpris l’un des écrivains, Lázaro Ramos, lorsqu’elle intervint en prenant la parole pendant 13 minutes lors de la séance de présentation du livre de Ramos, intitulé Na minha pele (Dans ma peau).

2En m’appuyant sur le contexte de cette intervention devenue un acte social événementiel, je propose dans un premier temps, de restituer, puis de situer et de positionner son intervention en soulignant les aspects subjectifs et intersubjectifs de son discours ainsi que le choix de ses dires et paroles2. Il s’agira de dévoiler et d’analyser sa pratique discursive en observant ses représentations, ses mémoires, ses silences, ses modes de résistance et sa critique aigüe des mythes fondateurs de la société brésilienne, au sens des politics of articulation de Stuart Hall (2007). Cette grille de lecture réflexive a comme objectif de mettre en lumière la façon dont cette femme déterminée a réussi à « dire ce qu’elle avait à dire ». Lors des 13 minutes d’intervention, elle a touché profondément le public présent, mais aussi, au-delà, car son intervention inespérée et spontanée est devenue virale sur les réseaux sociaux. Avec plus ou moins d’émotion, de pouvoir et de capacité d’agir, Diva a mis sur l’agenda du jour le ton résolu de son« action de résistance »(bell hooks, 1989, p. 205) afin de situer et de positionner son propre hic et nunc tout en rattrapant la généalogie paradigmatique de l’histoire en partie inventée, créée et imposée non seulement aux afrodescendant.e.s brésilien.ne.s, mais à toute la société brésilienne. On doit ici souligner que Diva, en tant que femme brésilienne afrodescendante, porte l’expérience vécue du racisme et de la discrimination hérités des stigmates fondés sur l’assujettissement et la subalternité imposés par le régime esclavagiste, puis forgés au sein de la nation brésilienne moderne.

3Dans un second temps, il s’agira de faire le lien entre l’analyse sur les dires et paroles de Diva appariées et contrastées par d’autres discours et signes liés aux différents modes et expressions d’actions de résistance apparues lors de mon terrain de recherche à Paris. Des données recueillies à partir d’un corpus de 50 entretiens semi-directifs et approfondis avec des Afro-brésilien.ne.s sur leurs expériences vécues en tant qu’émigrés à Paris (Perrier, 2012)3. Le but ici sera d’explorer, d’une part, les points de similitudes, les dissonances, les déplacements et la création d’espaces renouvelées ; et, d’autre part, d’y mettre en lumière les transformations et les points critiques d’une parole en tant que language as a place of struggle (bell hooks, 1989, p. 204). Je chercherai à montrer les contours des pratiques discursives à la fois fragmentées, réitérées et/ou rattrapées par les interdits de la domination imposée aux agents agissant.e.s et constructeur.trice.s de leurs modes de vies, de leurs affects et de leurs multiples possibilités.

4J’essayerai également de répondre à quelques questions nourries de l’intervention spontanée de Diva et les conséquences immédiates sur le tissu social de la société brésilienne. Peut-on alors appréhender les stratégies et les tactiques mises en pratique par Diva comme des « pensées frontalières » (Mignolo, 2011) indépendantes et capables de transformer et de nourrir une certaine « singularité épistémologique » de la position autonome du sujet « subalternisé » ? A-t-elle pu relever son défi réflectif à partir de son action de résistance au-delà des contraintes des relations raciales idéalisées de la société brésilienne ? En suivant la proposition du courant critique latino-américain de la décolonialité (Mignolo 2011, Dussel, 1977, Quijano 2000 ; 2007), ainsi que quelques apports des études subalternes (Spivak, 1988, 2008 ; Bhabha, 1994), on se demandera si les dires et paroles de Diva ont pu effectivement renouveler et créer des nouvelles rationalités capables de [dé]construire, de résister, de subvertir et/ou de constituer des nouveaux modes de savoir et d’être dans l’espace-temps présent.

Transcription et traduction libre de l’intervention de Diva Guimarães à la FLIP 2017

Bonjour à tous. J’ai été très heureuse lorsque vous avez dit que nous sommes ici réunis autour d’un public majoritairement blanc. Car, je vais vous dire ceci ... J’ai été très heureuse lorsque vous avez parlé de l’éducation ... Excuse-moi ... [Diva est prise par l’émotion, elle se retient pour ne pas pleurer ; le public applaudit]. Je viens de la région du Sud, vous pouvez imaginer [région majoritairement blanche] ... Je viens de l’intérieur de l’Etat du Paraná ; je suis venue de la campagne profonde [do mato] pour étudier à Curitiba. Hier, pendant la conférence sur les mères, j’avais été profondément touchée parce que j’ai survécu et que je survis encore aujourd’hui, comme brésilienne, parce que j’ai eu une mère qui a tout fait ; elle a subi beaucoup d’humiliations pour que nous puissions étudier [applaudissements ; Diva a la voix serrée] ... Désolée de prendre du temps ... [conférencier Lázaro Ramos essuie ses larmes]. Parce que c’est la grande opportunité de ma vie que vous deux [les deux conférenciers], plus la conférence d’hier, m’avez donné afin que je puisse parler.

Lorsque j’avais cinq ans je suis allée faire des études dans un internat. Il y avait des nonnes qui passaient ; pour ceux qui sont de la campagne profonde, vous savez qu’il y avait un truc de religion qui s’appelait Missions. Ils passaient par les villes en recueillant les enfants ; c’était ainsi, en échange d’aller à l’école pour étudier, mais en vérité on allait pour travailler ... C’est-à-dire que j’ai travaillé très dur depuis que j’avais cinq ans. Je suis fille d’esclaves. C’est vrai, apparemment nous avons eu une libération qui en fait n’existe pas encore de nos jours ! [applaudissements et ovation du public] Puis ... je vais être bien rapide, je vais vous raconter une histoire qui a marqué ma vie [le public réagi avec déception] ... Non, je ne vais pas être aussi rapide ... Je vais raconter une histoire qui a marqué ma vie : c’est que lorsque j’avais 6 ans j’ai senti la différence, j’ai mûri lorsque j’avais 6 ans. Parce que les nonnes racontaient l’histoire suivante :

On racontait que Jésus ... Bon, j’ai pris beaucoup de temps à accepter ce type nommé Jésus parce que j’étais contre tout et aussi contre tous ceux qui croyaient en lui. Puis les nonnes disaient que Jésus, Dieu, avait créé un lac, une rivière ; puis, qu’il avait demandé à tous d’aller prendre un bain, d’aller se baigner dans l’eau bénie de cette rivière maudite, d’accord ? Donc, ceux qui étaient blancs, ils étaient travailleurs et intelligents ; ils sont arrivés dans la rivière, ils ont pris un bain et sont devenus blancs. Nous, les noirs, nous sommes paresseux, et ce n’est pas vrai car ce pays vit encore aujourd’hui parce que mes ancêtres ont donné des conditions pour tout le monde ! ... [Diva est émue, le public crie, se lève et applaudit]. Alors, nous, en tant que noirs paresseux, nous sommes arrivés à la fin, après que tous avaient pris leur bain et il ne restait que de la boue dans la rivière. Donc, comme nous étions paresseux nous avons la paume des mains et la plante des pieds clairs car nous avons réussi à toucher seulement les mains et les pieds. Tu t’en sors ainsi, et voilà pourquoi nous avons la paume des mains et la plante des pieds clairs.  

Elles [les nonnes] racontaient cette histoire avec l’intention d’avertir les blancs que nous étions paresseux, et ce n’était pas vrai, ce n’est pas vrai ! Car sinon nous n’aurions pu survivre. Et je suis une survivante grâce à l’éducation et à la lutte de ma mère ... J’étais rebelle, j’étais toujours rebelle ... J’avais même envie de tuer, mais ma mère disait ... Et moi, je disais que je n’allais plus à l’école ... Parce qu’il fallait qu’elle demande aux autres pour les cahiers, les crayons ; il fallait qu’elle lave le linge pour les autres en échange des fournitures scolaires, et parce je devais aussi l’aider en livrant le linge dans la maison des autres. Donc, je disais que je n’allais plus à l’école. Et elle me répondait, avec un geste qui hier m’est revenu en mémoire lors de la conférence quand on parlait de ce que nous avions gardé de nos mères. Elle disait ainsi, parce que normalement lorsqu’elle me demandait des choses j’étais souvent contre sa demande. Alors, elle disait : « regarde bien ta mère, as-tu regardé ? ». Et je disais : « oui, bien sûr que je suis en train de te regarder » ; parce que j’étais bien rebelle ... Puis elle disait : « alors, regarde bien, car, si tu veux être comme ta mère alors ne vas pas à l’école ! ». Je me retournais avec ma rébellion qui est aujourd’hui dans un autre plan, au-delà ; je parle beaucoup avec elle [spirituellement] en la remerciant pour tout ce qu’elle a fait pour moi. Et, je répondais : « Je ne serais jamais de ma vie comme toi ! » Et, elle disait : « Donc, la seule solution est d’aller à l’école ». Alors, je prenais mes petits cahiers et sortais en courant sur le chemin d’école, en la croyant ...  

Ainsi, je pense que nous, en tant que gens noirs, ce n’est pas que je sois une victime, je ne le suis pas, je suis reconnaissante à ma mère ; et aussi reconnaissante à quelques honorables exceptions. Parce que lorsqu’elle [la conférencière] était en train de parler du racisme, j’ai dit à la personne ici assise à mon côté : « Elle n’est pas en train de parler de Portugal [le colonisateur], elle est en train de parler du Brésil d’aujourd’hui, n’est-ce pas ? » [applaudissements]. Et aussi, pour que je puisse réussir et trouver un travail à Curitiba ; ville dont la plupart des gens pensent être une ville européenne d’intellectuels ... Ce n’est pas ainsi, il faut essayer d’y aller vivre à Curitiba en tant que noir et en tant qu’habitant de la périphérie, et là tu laisseras tomber cet enchantement pour Curitiba, pour ceci et cela, car ce n’est pas la réalité. Et, cette ville est supposée être une ville évoluée parce qu’elle serait européenne, parce qu’elle est une ville européenne ... Il y en a des choses bien à Curitiba, c’est vrai, mais les étudiants quotistes noirs, les Indios [les indigènes] subissent des préjugés à l’intérieur des universités. À Londrina, l’une des plus grandes villes du nord du Paraná, où il y a des grandes universités, les indigènes ont perdu leurs bourses de 400 reais [monnaie brésilienne ; environ 140 euros] d’aide financière parce que notre gouverneur, pas le mien, mais le gouverneur du Paraná, a coupé les bourses des étudiants.

Donc, je ne veux pas désister. J’ai été une professeure très défenseuse de mes élèves et je suis une personne qui a travaillé pendant la dictature [de 1964 à 1985]. Ainsi, je disais à mes élèves lorsqu’ils ne voulaient pas ceci et cela ; je racontais mon histoire, mais je ne la racontais pas comme misérable ou comme ayant été une souffrance. Je parlais de leurs capacités : « tu as deux yeux et deux bras, tu penses, tu veux être respecté, donc, soit meilleur qu’eux, tu dois étudier car ils vont avoir besoin de toi et ils vont te respecter ». J’ai été alors considérée subversive à l’école parce que je transmettais ça aux enfants [applaudissements]. C’est ça que je voulais vous dire, que mon histoire est longue mais malgré tous les préjugés, avec toutes ces choses, j’ai réussi et j’ai continué à étudier, ce que je fais encore aujourd’hui. Les gens me demandent pourquoi j’étudie encore et je dis que je veux cela pour ma tête, que je veux raisonner, que je veux savoir ce que je suis en train de lire, ce qui est en train de se passer avec mon pays, ce qui est en train de se passer avec moi. Merci4.

5De façon schématique le récit de Diva Guimarães est traversé par plusieurs rationalités construites autant en dedans qu’en dehors de l’ethos brésilien. Son discours est très direct, c’est un discours cité ; elle raconte son histoire, son expérience vécue, en même temps qu’elle se situe et se positionne dans l’espace-temps de sa longue vie face à la voix toujours présente de la petite fille de 6 [7] ans qui habite encore son être. Elle montre alors sa réussite et définit les contours de sa mémoire et du moment où elle a dû faire face aux ordres sociaux définissant « sa place » au sein de la société brésilienne de culture esclavagiste raciste. Sa mise en regard en tant que femme brésilienne noire souligne son action de résistance et son « savoir situé »comme« pratique de l’objectivité subalterne » (Haraway, 1988) face à l’adversité du racisme et de la discrimination subis par les afrodescendant.e.s brésilien.ne.s. Les dires et paroles de Diva prennent alors la forme de l’impératif performé (Butler, 2005) au travers de son regard marquant, de son index pointé et coordonné par ses mouvements de tête vers le public lorsqu’elle dessine sa pensée réfléchie prise par l’émotion qui ne trahit pas sa vérité. Le sens aiguisé d’être une femme noire, d’être brésilienne et d’être une citoyenne éprise de savoir et de volonté de puissance semble être « l’idée force » (Souza, 2015) de sa capacité d’agir. Cette première analyse nous rappelle que l’intervention de Diva doit être contextualisée à partir d’un bref rappel historique sur les enjeux les plus marquants de la formation de la société brésilienne au niveau idéologique et au niveau socio-politique.

Quelques points centraux sur la fabrique d’une histoire racontée et traversée par le mythe de la démocratie raciale

6À l’heure actuelle le Brésil se tourne vers son passé de colonie esclavagiste : un passé d’assujettissement aux manœuvres de l’impérialisme européen luso-portugais (puis nord-américain) qui, depuis le 16e siècle, a œuvré à exploiter les continents du Sud, le nouveau monde, par le biais d’un régime capitaliste d’esclavage, d’infériorisation et d’objectivation des hommes et des femmes africains et amérindiens. Depuis l’arrivée du colonisateur portugais en 1500, l’indépendance du Brésil en 1822, l’abolition de l’esclavage en 1888 et la Constitution de la République Fédérative du Brésil en 1889, la nation brésilienne a subi plusieurs coups d’états. Au cours du 20e siècle il y a eu la révolution de 1930, un coup d’état civil-militaire ; l’État-Nouveau de Gétulio Vargas en 1937 suivi de la destitution de Vargas en 1945 ; puis le coup d’état civil-militaire de 1964. Et, finalement, le dernier coup d’état parlementaro-juridico-médiatique, celui qui est en cours depuis 2016 postérieurement la destitution de Dilma Rousseff. Ces évènements, ici alignés de façon schématique, sont indéniablement fondateurs et formateurs de la généalogie historique de ce pays géant pris et bouleversé à l’heure actuelle par le mouvement conservateur du tournant néolibéral. C’est un mouvement qui se dessine par l’étranglement de plusieurs régimes démocratiques dans le monde et qui a pris de l’ampleur depuis la chute du mur de Berlin en 1989.

7De façon simplifiée, l’État-Nation brésilien et, par conséquent, l’identité nationale brésilienne, vit le jour à partir d’une construction pensée et formulée par une caste dominante d’oligarques composée d’hommes politiques, des propriétaires terriens et d’intellectuels majoritairement blancs. Vers les années 1920 et 1930 cette élite se pencha sur l’unification d’un pays qui n’était guère organisée et ordonnée pour répondre aux exigences et aux besoins du système capitaliste en vogue. Le contrôle des différents territoires, de la force de travail des différentes populations telles que les autochtones indigènes, les descendant.e.s d’esclaves et une masse hétérogène d’immigrant.e.s européen.ne.s, entre autres, exigea l’organisation sociale et politique tant au niveau régional que fédéral.

8Il faudrait d’ailleurs souligner que l’abolition de l’esclavage en 1888 n’avait pas signifié une libération réelle et une intégration citoyenne des esclaves affranchi.e.s dans la société brésilienne. Florestan Fernandes (1965) note avec précision et à partir du point de vue des dominés (les descendant.e.s des esclaves noir.e.s) que le mythe de la démocratie raciale brésilienne a finalement bénéficié au groupe dominant blanc sur trois importants niveaux. Premièrement, ce mythe a généré un sentiment « pharisaïque » selon lequel les taux d’inégalités si élevés relevaient de la seule responsabilité de la population noire et métisse, et cela tant au niveau socio-économique qu’au niveau politique. Celaétait alors considéré comme la conséquence directe de leur irresponsabilité et de leur manque d’aisance. Deuxièmement, la population blanche a été exemptée des obligations, des responsabilités ou de la solidarité morale, liées aux dégâts « socio-pathologiques » causés par l’exploitation post-esclavagiste et la détérioration progressive de la position socio-économique des noir.e.s et des métis.se.s. Troisièmement, ce mythe a revitalisé la technique qui évaluait et centrait la relation entre les « noir.e.s » et les « blanc.he.s » à partir d’une apparence extérieure d’ajustement racial, ce qui étaitune appréciation arbitraire de la conscience de la réalité raciale brésilienne (1965, p. 198). De fait, l’État brésilien n’avait prévu aucune mesure d’aide sur le plan juridique, socio-économique et politique, pour l’insertion des esclaves affranchi.e.s. Et c’est dans ce sens que Fernandes signale qu’en réalité cette population avait été exclue et abandonnée à son propre sort (ibid.).

9Ce manque de reconnaissance sociale-citoyenne (Honneth, 2002), ici mise en exergue par les dires et paroles de Diva, avalise sa critique en exposant la supercherie du récit construit par le haut sur l’évènement de l’abolition de l’esclavage. Ceci suit aussi les revendications du Mouvement Noir Brésilien qui, en 1995, allait répudier le 13 mai 1888, date officielle de l’abolition, pour instituer le 20 novembre 1695, date de la mort de Zumbi, comme Dia da Consciência Negra (Jour de la conscience noire). Cette correction de fond sur le fait historique détourné par la main du groupe dominant oligarque, marque l’une des victoires du Mouvement Noir Brésilien, devenu acteur politique influent depuis les années 1990. Zumbi était le leader des esclaves réfugié.e.s dans les quilombos (régions du marronnage). Il a été persécuté et finalement capturé et tué de façon atroce par les forces coloniales. Aujourd’hui il est célébré comme l’un des protagonistes les plus représentatifs de la défense des Afro-brésilien.ne.s de tous les temps au Brésil5.

10Le récit de Diva dévoile l’influence de l’ouvrage paradigmatique de Gilberto Freyre Casa Grande et Senzala (1933) qui est à la base de la rhétorique de l’idéologie de la démocratie raciale brésilienne6. Pour Freyre, l’enjeu était de proposer un récit national brésilien capable de déjouer l’idée dominante de l’époque : le « racisme scientifique » appuyé sur l’eugénisme scientifique de la dégénérescence de la population métisse brésilienne issue de la culture esclavagiste. Inspiré des travaux de Franz Boas, Freyre développa la thèse de « singularité culturelle brésilienne » (Souza, 2015, p. 31) en mettant l’accent sur l’aspect culturel issu du mélange des races et les vertus du métissage en tant que trait positif de la formation de la société brésilienne. Cet essai interprétatif et symbolique du Brésil moderne sera articulé avec le but précis de contrecarrer l’approche binaire des relations raciales en Amérique du Nord. La toile de fond étant à la fois l’insertion du Brésil (quoique dépendant et soumis) au rang de la modernité capitaliste-impérialiste-internationale de l’époque, et la construction des liens de solidarité sociale, territoriale et d’unité nationale.

11Cette théorie, appelée Luso-Tropicalisme, fonde et construit alors la spécificité du mythe national brésilien en posant l’hypothèse que la colonisation portugaise au Brésil serait un cas unique de colonisation. Freyre croyait qu’elle avait un « caractère spécial » qui marquait la colonisation brésilienne. Cela tenait au fait qu’il y avait au Brésil des traits culturels spécifiques aux différents groupes ethniques constituant la population du pays, e.g. les Portugais, les Africains et les natifs Amérindiens. Selon Freyre c’était une coïncidence heureuse que les caractéristiques psychoculturelles particulières de ces groupes aient été adaptés à la réalité brésilienne (Medeiros, 1984).

12Mais si les mythes nationaux sont importants (Schwarcz, 2003, 2009 ; Fry, 2005 ; Guimarães, 2006, 2008a ; Souza, 2015, 2011), on peut se demander comment la position consensuelle et acritique des sciences sociales brésiliennes sur cette idéologie mythique a pu être validée et exploitée au gré de la rigueur scientifique ? Cet aveuglement, signalé avec force par les recherches menées par Jessé Souza (2015)7 -sociologue et ancien directeur de l’IPEA (Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada)-interroge certains cadres idéologiques et épistémologiques qui ont façonné les symboles et les imaginaires constitutifs du récit national brésilien. Plus particulièrement, le but ici est de souligner la domination socio-raciale et culturelle imprégnée de l’arbitraire et de la violence symbolique (Bourdieu 1984) des conflits de classe, enveloppée par les intérêts politiques et économiques du régime oligarque brésilien. Car, l’idée même du métissage à la brésilienne repose de façon asymétrique sur l’idéal de la couleur de peau blanche -claire ou morena- et sur le rejet de la couleur de peau noire ou foncée (Perrier, 2016). Cet état de choses est mis en relief par les travaux de Florestan Fernandes dans la ville de São Paulo en 1951. Ces travaux ont réussi à démontrer que certains noirs et certains métis brésiliens estimaient que le métissage, loin de signifier plus d’intégration et de mobilité sociale, représentait un instrument d’extermination raciale à travers « l’idéologie du blanchiment »(1969, p. 64-65).

13Nous pouvons alors localiser le savoir situé de l’expérience vécue de Diva Guimarães, en tant que petite fille noire, dans le Brésil des années 1940 et 1950. Cette « pratique de l’objectivité subalterne » selon la proposition de Haraway (1988) rejoint ce que Walter Mignolo (2011) appelle la « géopolitique du savoir » : c’est-à-dire, ce double processus de « spatialisation du savoir » et de « politisation du lien ». Diva Guimarães découvre à l’école, entre l’âge de 6 et 7 ans, et à travers les enseignements des nonnes missionnaires, « la place » que la société brésilienne lui réserve au sein de la hiérarchie socio-raciale. Elle le dit en rapportant la narration imposée par les nonnes : « Tu es paresseuse, car, arrivée en retard pour le bain dans la rivière maudite tu n’as pas pu blanchir que la paume des mains et la plante des pieds ». Elle y ajoute : « c’est que lorsque j’avais 6 ans j’ai senti la différence, j’ai mûri lorsque j’avais 6 ans ». Cette expérience poignante à l’âge de raison marquera son regard, son corps et son esprit. La violence symbolique, dans le sens bourdieusien, nous remet alors sur l’imposture de l’idéologie de la démocratie raciale ici [ré]actualisé, internalisé et naturalisé de façon intersubjective par les différents agents sociaux.

La critique d’un mythe comme opérateur de la naturalisation de l’inégalité

14Tout au début de son intervention, Diva parle de ce moment tant attendu, où elle peut prendre sa parole ; une parole qui semble avoir été toujours très présente dans l’histoire de sa vie, mais qui, elle nous fait comprendre, n’a pas toujours été entendue. Elle est prise par l’émotion après ces deux petites phrases introductives : « J’ai été très heureuse lorsque vous avez dit que nous sommes ici réunis autour d’un public majoritairement blanc. Car, je vais vous dire ceci ... J’ai été très heureuse lorsque vous en avez parlé de l’éducation » ; et, elle terminera en galvanisant l’émotion et l’empathie du public jusqu’au moment où le conférencier, Lázaro Ramos, n’arrivera plus à retenir ses larmes.

15Ces paroles de résistance ici mobilisées agissent comme des signes puissants de la reconstruction d’une réalité qui se veut opaque et diffuse avec le but précis de dominer et de ne pas expliciter les conflits réels présents dans les rapports socio-raciaux de la vie quotidienne (qu’elle soit publique ou privé). Le caractère hétéronome propre aux pouvoirs disciplinaires (Foucault, 1975), fait que l’intervention inattendue de Diva permet de mettre en exergue l’assujettissement naturalisé d’une subalternité imposée de façon unilatérale et arbitraire. La force des affects ainsi exposés, et, en communion spontanée avec le public, a le pouvoir de fusionner ce moment fort en émotion avec autrui. Peut-être que certains dirons que les affects ancrés sur le ressenti ainsi exposés sont des ruses qui dépassent le cadre de l’analyse du discours. Nous pensons, à l’opposé de ce souci, que c’est exactement ces affects ainsi performés qui donnent la force et l’élan marquant à cette action de résistance discursive. Car, l’envie déclarée de prendre, non seulement sa/la parole, mais au-delà, d’y faire valoir sa propre vision de monde et de sujet autonome et subversif, semble être le leitmotiv de l’action de Diva. C’est-à-dire, ses actions de résistance et de contre-pouvoir sont alors articulées au profit de son auto-détermination à se raconter à partir de sa propre histoire et de sa propre perception critique au sujet des récits ambigus et/ou imposés par la classe dominante brésilienne blanche.

16Le mythe de la démocratie raciale brésilienne est alors dévoilé en tant que supercherie connue et reconnue par toutes et tous : ses prémisses sont simplement incapables de convaincre la petite fille noire de la campagne des années 1950. Ceci n’est pas anodin car c’est en habitant la marge depuis la petite enfance, et, en étant habituée aux récits dominants sur ceux et celles qui sont placés à la marge de la société, que Diva subvertit consciemment les ordres sociaux opaques et « naturalisés ». C’est en restituant les récits fallacieux des nonnes traversés par la logique des non-dits, que cette légende est exposée dans sa forme à la fois consensuelle et arbitraire.

17L’empathie que cette action de résistance provoque dans le public n’est pas non plus anodine ; cela est si poignant que même Diva semble être submergée par la force de ses actes, de ses dires et paroles. Elle se rend alors compte que son intervention prend un chemin qu’elle n’avait pas forcément prévu. L’émoi est palpable et plusieurs personnes sont émues voire en larmes. La vidéo, virale sur les réseaux sociaux, est commentée et saluée par de nombreux témoins décrivant leur émotion, leurs larmes, leur empathie. Les mots sont dits : « Jésus et Dieu représentés par la « rivière maudite » ; la « saleté » des noirs opposée à la « propreté » des blancs ; les noirs « paresseux » et en « retard » opposés à « l’intelligence » et « l’agilité » des blancs ». Ce récit, d’une abjection inouïe, inspirée des valeurs et des mœurs du régime esclavagiste, semble alors entrainer un choc de mémoire collective relevée par le vécu des rapports socio-raciaux inégaux et naturalisés.

Les « pensées frontalières » et les mots pour décrire et nommer les conflits et les non-dits

18Être en marge et agir sur et à partir de la marge soulève la question du langage comme lieu de lutte (bell hooks, 1989). L’acte de se situer et de se positionner dans un congrès littéraire thématisant les questions sensibles de société, tels le racisme et la discrimination, n’est pas une simple affaire personnelle. Les choix des mots et même la manière de parler devient en réalité un acte politique, une façon de décoloniser les pensées dominantes eurocentrées du monde « occidental » brésilien. Malgré cela, cette explication sociologique n’est qu’une lecture focalisée sur l’intersubjectivité de l’action de résistance spontanée de Diva. Nous savons tous qu’elle n’a pas préparé une intervention dans ce but précis ; elle a en réalité fait un saut dans l’inconnu : un saut à la fois réfléchi et irréfléchi, fondé clairement sur sa perception subjective.

19bell hooks nous rappelle que « understanding marginality as position and place of resistance is crucial for oppressed, exploited, colonized people » (1989, p. 207). On peut alors déceler au travers du discours de Diva que sa capacité à articuler sa généalogie personnelle avec aisance est un exercice décisif de sa propre construction en tant que sujet conscient « subalternisé » et agissant. Pour le dire autrement : afin d’embrasser et mobiliser sa vie telle quelle est/était, une certaine sensibilité qu’on pourrait nommer une intelligence autonome et active s’est ouverte à l’identification intersubjective et objective de la place qui luiest accordée en tant que « l’Autre de Quelqu’un d’Autre »8. On peut penser que cet « Autre de Quelqu’un d’Autre », peut être identifié à travers le jeu de miroir inhérent à l’altérité de chacun et chacune au sein des processus réflexifs des rapports de pouvoir et de domination. Cela nous ramène à l’analyse de Judith Butler sur le « pouvoir des mots »9 (2004) et les possibilités conflictuelles pour faire face à l’insulte afin de maximiser les espaces de lutte politique et de puissance d’agir des populations dominées ou subalternisées. Le but étant de réfléchir sur les enjeux du pouvoir/savoir afin de montrer comment le sujet subalterne intervient avec son langage as a place of struggle (bell hooks) pour agir sur les « jeux de vérités »(Foucault, 1994) en subvertissant les normes, les représentions et l’ordre apparemment établi et accepté par les différents agents sociaux et leurs institutions.

20L’exemple le plus instructif de ce mouvement subversif est lorsqu’elle souligne qu’elle était toujours rebelle et qu’elle sentait qu’elle pouvait même « tuer » ; et aussi lorsqu’elle qualifie : « la rivière maudite, d’accord ? ». Ces mots sont tranchants, le discours est puissant, et, pour certains, cela peut être choquant. On peut le sentir comme un rasoir sur une plaie ouverte depuis tellement longtemps que nul ne pourrait le contester. Cela semble être la réponse la plus cristalline face à l’oppression et à la violence qu’elle a subie après avoir été exposée aux récits « haineux » de la part des nonnes. Et, au-delà, cela semble avoir servi de socle réflexif pour la construction d’un contre-pouvoir qui naquit à l’âge de la raison. Puisque, à ce moment-là une mémoire s’est constituée à partir de nouveaux référents capables de façonner des nouveaux espaces et de nouvelles possibilités d’actions de résistance face aux rapports de pouvoir socio-raciaux inégaux et arbitraires. Le choix de ne pas vouloir répéter la trajectoire de vie de sa mère est aussi l’un des chemins [dé]construits pour que l’enfant de 6 [7] ans puisse consciemment mettre en place son propre mouvement de résistance. La voix de sa mère lui rappelant qu’elle devrait composer avec d’autres modes de vie revient avec force lors de cette intervention de 13 minutes pour lui rappeler qu’il a eu un tournant dans sa vie. Elle dessine alors sa propre logique bottom-up focalisée sur l’éducation (familiale et institutionnelle) comme capital culturel et symbolique décisif pour opérer le changement nécessaire du sujet et de sa conscience citoyenne. Ce savoir situé s’est transformé en vecteur de subversion de l’ordre établi et doit façonner la praxis de l’enseignante et de son empathie avec ses étudiants. En s’interdisant une position de victime de son expérience vécue, Diva souligne « qu’elle parlait à ses élèves de leurs capacités » et pas de sa souffrance : « Tu as deux yeux et deux bras, tu penses, tu veux être respecté, donc, soit meilleur qu’eux, tu dois étudier car ils vont avoir besoin de toi et ils vont te respecter. J’ai été alors considérée subversive à l’école parce que je transmettais ça aux enfants ».    

21Mais, on se demande si ses « pensées frontalières » disposeraient effectivement des moyens matériels et symboliques de créer ou de s’ouvrir sur de nouveaux modes de vie et de pensée à partir de la marge, tout en articulant le centre dans sa propre dimension frontalière ? Selon les prémisses de bell hooks il serait alors question de pouvoir créer un « espace de résistance radicale » (1989, 206). Ainsi, l’expérience vécue de Diva, tant au niveau matériel que symbolique, nous amène à être attentifs à la difficulté d’effectivement établir un contre-pouvoir-hégémonique aux contraintes des rapports de pouvoir et de domination fortement inégalitaires de la société brésilienne. Et, c’est alors que la pensée alternative de la décolonialité latino-américaine (Mignolo, 2011 ; Quijano, 2000), par rapport au projet eurocentré occidental, prend de l’ampleur. Autrement dit, c’est en mobilisant la notion de « pensée frontalière » qu’on peut voir comme son exercice personnel réflexif réussit à construire sa propre manière de se situer et de se positionner tout en récupérant le sens de son action de résistance. Ceci peut être rapporté au travers de la répercussion que son intervention a eue sur sa vie ainsi que sur la vie des différents acteurs sociaux. Diva a été invitée à l’un des programmes les plus prestigieux de la télévision brésilienne suite à la rapide visibilité de son intervention sur les réseaux sociaux ; cela l’a propulsée à vivre un certain moment de « célébrité instantanée » et a fini par mobiliser son envie de donner une suite à son intervention spontanée de 13 minutes. Elle a aussi enregistré une rencontre avec une écrivaine brésilienne noire qui avait été invitée à la Flic 2017. Ces manifestations de reconnaissance et de légitimation situées aux interstices des rapports de pouvoir et de domination, ainsi articulées et créées à partir de la marge, mettent en exergue la dynamique transversale entre le centre et la marge. Un processus dialectique d’emprunte mutuelle semble alors activer ces deux forces vers de nouveaux signifiants et de nouvelles synthèses capables d’opérer un certain bousculement des idées rigides et normatives imposées de façon top-down arbitraire.

Transformer et [re]produire à partir de la marge et/ou de la marginalité

22Au premier abord deux questions centrales doivent être traitées sur le déplacement opéré par le processus discursif de Diva lors de son intervention (déjà mentionnées précédemment). La première porte sur son positionnement par rapport à la question du religieux. En montrant son rapport conflictuel avec « Jésus et Dieu » elle déconstruit l’idée idyllique d’une société construite à partir de valeurs catholiques bienveillantes sur l’égalité et la solidarité. Elle montre l’hypocrisie d’une telle prémisse en soulignant le malaisequ’elle sentait et sa volonté de « tuer » lorsque les nonnes racontaient la légende de la rivière sur la couleur de peau. Elle montre alors qu’elle ne porte pas une « soi-disant subalternité » comme étant une donnée naturelle de son existence ou comme une valeur promue par un quelconque Dieu tout-puissant. Elle dit avoir eu du mal à accepter ces récits fallacieux lorsqu’elle était une enfant.

23La deuxième remarque, étroitement liée à la première, soulève sa volonté assumée de vouloir tuer. Cette envie, ainsi déclinée lors de son discours, semble signifier paradoxalement sa volonté de vivre (« volonté de puissance » dans le sens nietzschéen) ; de vivre malgré la violence qu’elle subissait en voyant que les nonnes (et pas elle) étaient en train de lui infliger l’infériorisation des rapports socio-raciaux à travers la mort de son être. Elle pouvait alors mesurer, d’une part, « l’exclusion de soi » choisie par l’Autre, et, d’autre part, son envie (à elle) d’être libérée d’un tel poids, d’un tel discours arbitraire qu’elle ne pouvait pas accepter. Son sens de « vérité » est très clair lorsqu’elle dit : « ce n’était pas vrai [ce qui racontaient les nonnes] ! Nous, les noirs, ‘nous sommes paresseux’, et ce n’est pas vrai car ce pays vit encore aujourd’hui parce que mes ancêtres ont donné des conditions pour tout le monde ! ».

24En suivant ces logiques il est peut-être possible de penser qu’être situé à la marge ne signifie pas pour autant être dans une position de marginalité. Pour le dire autrement :si on comprend la marge comme étant un point de référence situé par rapport au centre, la dépendance du centre-marge/marge-centre devient le point d’articulation et d’intersection pour la mise en place des pratiques de recodage (Hall, 1980) des représentions liées à une réalité conflictuelle, parfois opaque et diffuse. Ceci rejoint en partie la prise de position de Spivak pour qui il serait nécessaire de construire une infrastructure à partir du colloquial (populaire) afin que l’agentivité puisse émerger et être reconnue. Elle définit « agency as the institutional validation where a subject formation exceeds the borders of the intended subject » (cf. 2008, en ligne).

25Il est vrai que nous ne pouvons pas dire que l’action de résistance spontanée de Diva ait pu aboutir à un tel résultat révolutionnaire. Toutefois, malgré la difficulté d’avoir ses dires et paroles, validés et institutionnalisés de façon structurelle, il est possible de localiser des espaces renouvelés et des liens transformateurs qui semblent effectivement avoir dépassés le moment d’une intervention publique ordinaire pour devenir une « idée force » (Souza, 2015) politique. Une logique bottom-up légitime et reconnue semble avoir pu créer les conditions possibles pour nourrir l’abstrait10 au-delà de la raison. Ce qui rejoint le souci de Spivak (2008) pour qui le new subaltern (de nos jours) serait trop présent et perméable. D’ailleurs, on peut aussi pointer la reconnaissance du capital culturel de Diva à l’œuvre dans la construction d’une visibilité citoyenne. Car sa position, en partie privilégiée, ne semble pas pour autant empêcher son lien étroit avec ceux et celles qui se trouvent encore plus exposés à la domination et/ou à la subalternité. Il est fort connu que le déclassement, à la fois social et racial  ̶ fondé et constitué par l’héritage colonial-esclavagiste d’exploitation capitaliste et d’inégalité ̶ continue à marquer à feu et à fer les êtres les plus fragiles et les plus déshumanisés de la société brésilienne11.

Classe sociale et stigmate racial versus héritage esclavagiste, conflits et non-dits

26Jessé Souza soutient, à partir de longues études théoriques et empiriques menées sur le terrain brésilien, la thèse que l’élite brésilienne et une grande partie de la classe moyenne nourrissent une haine profonde envers les classes subalternes : la « ralé »12 (2009). Cet état des choses serait alors résolument ancré dans les rapports de pouvoir et de domination esclavagiste encore très présents et opérationnels dans la société brésilienne. On doit ici souligner que la dialectique « maître et esclaves » continue à discriminer, à stigmatiser et à tuer -de fait et symboliquement- surtout la population brésilienne pauvre qui est majoritairement non-blanche13. Selon Souza, la pauvreté au Brésil serait profondément stigmatisée et mal vue. Le pauvre est en général méprisé et fustigé par la classe moyenne conservatrice qui est à son tour manipulée et dominée par « l’élite de l’argent »(2015) ; les deux majoritairement blanches.

27C’est alors dans ce contexte de violence de fait et symbolique entretenue par les conflits de classe et des stigmates raciaux (Goffman, 1968), que le récit de l’une de nos interlocutrices interviewées, lors de notre recherche sur les émigré.e.s afro-brésilien.ne.s à Paris, nous semble instructif pour faire le lien avec le récit de Diva. Vivian, 31 ans, nous raconte les aléas de la discrimination raciale au Brésil en soulignant sa position de brésilienne métisse issue de la classe moyenne carioca14 :

La couleur de peau à l’école et le racisme au Brésil

Je pense que j’ai eu moins d’histoires de racisme parce que j’ai étudié dans un collège français. Je sais que j’étais moins opprimée et moins victime du racisme qu’un enfant ou un adolescent mulato dans une école brésilienne de classe moyenne. C’est dans ce sens que je pense avoir un regard distancié et le fait d’être de classe moyenne ou non n’est pas la question, car c’est le regard de l’autre, la manière que les autres te traitent, c’est à partir de ce type de chose. Je pense que dans un collège brésilien la pression du blanchiment est plus forte que dans un collège français où il n’y a pas trop de noirs, ni même de Français noirs, et qui en fin de compte semblait être plus neutre.

[…] Je pense que le racisme au Brésil est profondément pervers parce qu’il ne se nomme pas et la discrimination est subtile. Personne ne dit directement qu’ils ne t’aiment pas à cause de ta couleur de peau, c’est toujours caché dans les représentations, c’est très pernicieux. C’est vraiment fatiguant parce que si tu veux discuter sur le racisme il faut savoir si ton interlocuteur comprend bien ce que tu dis. Il faut toujours délimiter, expliquer, et c’est pour ça que les gens se sentent gênés et n’aiment pas en parler. Je suis arrivée à une conclusion après avoir suivi un peu le débat actuel au Brésil. Les Brésiliens veulent représenter la société brésilienne comme blanche et de ce fait ils essayent d’éviter le sujet. Personnellement j’ai vécu le racisme au Brésil à partir des représentations de la société : il n’y avait pas une femme noire dans une grande revue de mode ou une femme politique qui pouvait me servir de modèle.

[…] Pour moi le plus difficile a été d’évoluer dans un monde social blanc et ainsi être toujours l’exception. La discrimination que j’ai sentie c’était de la part de mes amis blancs qui disaient que je n’étais pas noire, que j’étais « presque blanche » et aussi le fait de n’avoir pas un modèle à suivre. Encore aujourd’hui je sens ce type de chose. La dernière fois que je suis allée me balader dans un shopping center à Rio, je suis entrée dans un magasin un peu branché. Une fois dedans je vois au moins cinq vendeuses, toutes blondes à la peau vraiment claire ! Je comptais bien dépenser mon argent, mais je suis immédiatement sortie car je me suis sentie agressée. On n’a pas forcément envie de dépenser dans un magasin où la « cliente modèle » ressemble à ces filles, et pire, cela montre qu’ils pensent que la classe moyenne doit forcément être ainsi représentée … Je sais que c’est un peu irrationnel de ma part mais j’ai réagi de façon instinctive. C’est comme ça que je sens le racisme au Brésil.

28Ce récit s’appuie sur un discours réfléchi et fondé sur une thématique précise : le racisme et la couleur de peau au Brésil. A l’opposé du récit de Diva qui a eu lieu lors d’une intervention publique, Vivian parle dans un contexte institutionnel, dans le cadre d’un entretien semi-directif en anthropologie sociale. Cette différence est importante mais elle n’est pas le centre de notre analyse. Le but ici est de mettre en lumière les dires et paroles de Vivian afin de pouvoir les croiser avec ceux de Diva.

29D’une façon générale, Vivian met en exergue sa vision très particulière de la classe moyenne brésilienne (métisse et transnationale) à laquelle elle appartient. Mais, elle le fait surtout pour contextualiser et montrer comment les rapports socio-raciaux au Brésil sont le plus souvent rattrapés de façon stigmatisante par les non-dits. L’école française au Brésil semble avoir servi de bouclier face à la discrimination raciale plus frontale, nous dit-elle. Cependant, elle regrette une forte pression pour l’adhésion à l’idéologie du blanchiment. Son expérience vécue est très marquée par le critère de la couleur de peau dans ses rapports sociaux. Elle développe alors une critique réfléchie sur la discrimination raciale au Brésil, elle parle « d’une société scindée par des rapports socio-raciaux conflictuels ».

30Nous avons vu comme Jessé Souza (2011, 2015) a priorisé dans sa thèse les conflits de classe tout en dessinant une dimension renouvelée que nous estimons fort pertinente. Il repère qu’il existe un lien étroit et très pernicieux entre classe sociale et race qui doit être souligné avec persistance. Cette dimension intersectionnelle des questions liées à la race, à la classe, ainsi qu’au genre et à la sexualité (parmi d’autres variables), signalent la pluralité des discriminations (Crenshaw, 1991) toujours opérantes dans les rapports de domination. Vivian le dit : être de classe moyenne ne signifie pas pour autant une protection face aux stigmates et aux préjugés raciaux. Ce point est important car on observe une tendance, aussi bien au Brésil qu’en France, à minimiser la discrimination raciale en la renvoyant en général aux discriminations socio-économiques.

31Vivian décide alors de façon très instinctive, dit-elle, de ne pas dépenser son argent dans un magasin où les vendeuses blondes représenteraient « l’idéalisation naturalisée » de la couleur de peau blanche des classes moyennes. Vivian n’a pas été exposée au récit de la rivière maudite, mais elle dit avoir senti cette discrimination naturalisée comme une véritable agression. Elle est alors capable de décrire et de localiser les « frontières interstitielles »(Bhabha, 1994), au sein de la « différence culturelle » : raciale (couleur de peau) ; de classe (pouvoir économique et culturel). En amont, les privilèges considérés « légitimes » et intrinsèques aux capitaux culturel, social et symbolique auxquels les non-blancs et la « ralé » (Souza, 2015) sont, de façon plus marquée, dépourvues.

32 Mais, c’est en identifiant la même « volonté de puissance » chez Vivian et chez Diva, qu’on peut trouver les points de similitude et de convergence sur leurs perceptions critiques de la société brésilienne. Tout d’abord leurs expériences vécues se ressemblent tant au niveau du ressenti que de la capacité à lire les contours chimériques du mythe de la démocratie raciale. Les processus de naturalisation de la « place réservée aux noirs et métis » sont aussi décrits de façon précise (nous l’avons déjà souligné). Pour Vivian : il serait question de « se sentir blanche, de se transformer en blanche » : selon le discours de ses amis pour qui elle serait « presque blanche ». Elle évoque le vide qui l’a marquée ; le vide de ne pas pouvoir compter sur une représentation positive liée à sa couleur de peau : « Il n’y avait pas une femme noire dans une grande revue de mode ou une femme politique qui pouvait me servir de modèle ».

33Ces énoncés sont puissants. La dimension politique de l’action de résistance identifiée dans les récits de Diva et de Vivian montre comme l’agentivité activée à partir de la condition subalterne peut dépasser les processus cognitifs intersubjectifs pour nourrir une réalité sociale individuelle et collective multidimensionnelle. En ouvrant les champs des possibles, une capacité à créer de nouvelles rationalités semble être opérationnelle pour la déconstruction des normes et des rapports inégaux nourris par les mythes fondateurs brésiliens. Au travers de l’action réfléchie de résistance et du langage as a place of struggle on peut relever l’inscription et le dessin de leurs voix, leurs affects, leurs expériences objectives et subjectives, leurs raisonnements et critiques, leurs volontés de puissance et de dignité au sein des contraintes et des conflits de la vie présente. Diva le dit : « Parce que lorsqu’elle [la conférencière] était en train de parler du racisme, j’ai dit à la personne ici assise à mon côté : Elle n’est pas en train de parler du Portugal [le colonisateur], elle est en train de parler du Brésil d’aujourd’hui, n’est-ce pas ? »

Conclusion

34Nous avons essayé, dans cet article, de mettre en lumière les actions de résistance discursive̶ les dires et paroles ̶ articulées à partir du savoir situé et de l’agentivité des acteurs sociaux pris dans les mailles des rapports socio-raciaux de domination et de subalternité. Les récits de Diva Guimarães et de Vivian sont ici exposés comme défis réflexifs pour l’analyse des espaces discursifs renouvelés d’empowerment et de subversion de l’ordre établit. Tout au long de cette écriture nous étions attentifs aux interrogations des différents champs d’études qui peuvent être rapprochées par l’observation d’Homi Bhabha :

The challenge to modernity comes in redefining the signifying relation to disjunctive ‘present’ ; staging the past as symbol, myth, memory, history, the ancestral – but a past whose iterative value as sign re-inscribes the ‘lesson of the past’ into the very textuality of the present that determines both identification with, and the interrogation of modernity : what is the ‘we that defines the prerogative of my present ? (1994, 354).

35Cette mise au point de Bhabha nous semble idoine et nous interroge sur la possibilité réelle de constituer des nouveaux modes de savoir et d’être dans l’espace-temps présent, au sein d’une « modernité blessée » ( ?). La chimère de l’idéologie de « la démocratie raciale brésilienne » continue à nous montrer ses dents mais n’arrive plus à convaincre. Diva nous amène sur le chemin de l’articulation du politique : elle nous fait un clin d’œil et nous rappelle que la rivière maudite vient d’être [re]découverte : elle est nue, elle n’arrive plus à être la seule définition, la seule explication« pseudo-scientifique ». Elle a été engloutie par les dires et paroles de Diva que nous rapporte la réalité cachée et performée mille fois au travers de la domination abjecte. Ses remarques lucides et généreuses nous invitent alors à l’écouter et à réfléchir … Du haut de ses 77 ans elle nous informe sur les prérogatives de sa vie présente : « Les gens me demandent pourquoi j’étudie encore et je dis que je veux cela pour ma tête, que je veux raisonner, que je veux savoir ce que je suis en train de lire, ce qui est en train de se passer avec mon pays, ce qui est en train de se passer avec moi ».

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Notes   

1 La FLIP 2017 a eu lieu à Paraty (Rio de Janeiro/Brésil) du 26 au 30 juillet. Elle a rendu hommage à l’écrivain Lima Barreto (1881-1922) : journaliste et écrivain qui était métis et issu d’une famille pauvre. Dans ses livres il portait un regard très critique sur les injustices sociales, le préjugé de couleur et le racisme dont il a été victime.

2 J’ai défini l’expression dires et paroles dans cet article comme la pratique discursive réfléchie des individus au sein des processus relationnels de l’expérience vécue ; des affects, de la capacité d’agir et de la volonté de puissance dans l’espace-temps présent appuyé et relié à la généalogie des actes de résistance et de subversion pour faire bouger le cadre normatif des rapports de force, de pouvoir et de domination socio-raciale et politique.

3 Cf. Thèse de doctorat/EHESS/Paris (2012) publié en 2016 : Couleur de peau et reconnaissance sociale. Les afro-brésiliens émigrés à Paris, l’Harmattan / Collection : Logiques Sociales,  

4 Voir le lien de l’intervention de Diva Guimarães en portugais : https://www.youtube.com/watch ?v =tYgEjiev-DU (consulté le 15/8/17).

5  La République de Palmares était l’un des plus nombreux « Quilombos » (lieu du marronnage) dans l’histoire de rébellion esclavagiste au Brésil, avec une population d’environ vingt et trente mille esclaves. C’était aussi le résultat d’une longue période de résistance, de 1630 à 1695 lorsque cette rébellion a été finalement vaincue par les forces coloniales.

6  L’idéologie de la démocratie raciale soutient l’idée que les relations raciales brésiliennes seraient plus harmonieuses qu’ailleurs en insistant sur le fait que les différences de « race » et de couleur de peau ne seraient quasiment pas prises en compte au Brésil (Skidmore, 1985).

7  D’autres auteurs, parmi ceux qui ont élaborés des thèses axées sur les travaux de Freyre, tels Sérgio Buarque de Holanda (1936) et Roberto Da Matta (1987), sont également critiqués par Jessé Sousa comme étant de créateurs d’une réalité mythique de la société brésilienne basée sur ce qu’il appelle de « culturalisme conservateur brésilien » (Sousa 2015, p. 31, 52, 53 et 118) ; ou encore « le culturalisme raciste conservateur » (Souza 2017, p. 26). Voir les ouvrages A tolice da inteligencia brasileira, [La sottise de l’intelligence brésilienne], SP : Leya, 2015 ; « A Elite do Atraso – Da escravidão à Lava Jato. Um Livro Que Analisa o Pacto dos Donos do Poder Para Perpetuar Uma Sociedade Cruel e Forjada na Escravidão, SP : Leya, 2017.

8  Afin de déjouer la notion binaire et hiérarchisée du « Nous et les Autres », je soutiens dans cette analyse que les acteurs sociaux sont situés inter-subjectivement comme « l’Autre de Quelqu’un d’Autre ». L’identification des regards dominant/dominé n’est que le reflet de la même face. C’est-à-dire, l’Autre est toujours celui ou celle qui face à la présence d’autrui se transforme en point de référence de [re]production subjective de l’altérité. Il y a dans ce sens la reconnaissance mutuelle du rapport de pouvoir transversal fondé sur la pluralité des regards ainsi positionnés, [re]situés et/ou localisés.

9  « Quand le terme injurieux blesse, il opère par le biais de l’accumulation et de la dissimulation de sa force. Celui qui prononce une insulte raciste cite cette insulte, et rejoint par-là la communauté linguistique de tous ceux qui l’ont prononcée avant lui. Ainsi, c’est peut-être précisément l’itérabilité par laquelle le performatif réalise son injure qui voue à l’échec tout effort pour localiser la responsabilité dernière de cette injure dans un sujet et un acte singulier » (Butler, 2004, p. 93)

10 Spivak s’interroge : « How must we nurture the abstract rather than making a ‘liberation theology’ of reason (the Marxian/Hegelian public use of reason from below) ?

11 Walter Mignolo écrit à son tour : « In order to be decolonized, sociology and the social sciences must be submitted to the double movement of appropriation and radical criticism from the perspective of the indigenous to the point of revealing the colonial difference in the social sciences » (2002, 73).

12 D’après Jessé Souza, les classes sociales brésiliennes sont grosso modo composés par une minorité de 10 % qu’il appelle « l’élite de l’argent » qui détiendrait le capital économique ; puis, une classe moyenne hétérogène traditionnelle de 20 % qui détiendrait le capital culturel (privilège et distinction de classe) : et, 70 % divisée entre batalhadores (travailleurs/bosseurs) et la ralé. Cette dernière catégorie, la ralé, serait composée de 30 % d’une population très démunie au niveau économique, éducationnel et culturel (cf. A Ralé Brasileira – Quem é e Como Vive, Editora UFMG, 2009)  

13  Sur 100 personnes tuées au Brésil, 71 sont noires (cf. « Atlas da Violência 2017 - Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada (Ipea)) : http://ipea.gov.br/portal/index.php?option=com_content&view=article&id=30253

14 Vivian est née et a grandi au Brésil ; de père français blanc et mère brésilienne noire. Elle est venue habiter en France lorsqu’elle avait 19 ans (en 1995). Elle a passé son Bac au Brésil et une maitrise en philosophie en France (entretien mars 2007). Afin de garder l’anonymat de notre interlocutrice son prénom ici est fictif.

Citation   

Lenita Perrier, «Dires et paroles subalternes / 13 minutes d’écoute. Agentivité et volonté de puissance», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 11/12/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1764.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Lenita Perrier

Lenita Perrier est docteure en anthropologie sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle est membre fondateur et responsable du groupe de recherche FIRA – Frontières identitaires et Représentations de l’altérité. Sa recherche porte sur les représentations et l’expérience vécue des Afro-brésiliens émigrés à Paris et les processus d’identification sociale et ethno-raciale de cette population dans le contexte migratoire transnational européen.