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La dette symbolique, entre Lacan et Lévi-Strauss. Une lecture du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour

Carina BASUALDO
septembre 2015

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1114

Résumés   

Résumé

L’article propose une lecture critique du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse. Il avance que l’auteur reste en de nombreux points plus proche de la conception lévi-straussienne de l’échange que de sa relecture critique, opérée par Lacan.

Abstract

This text proposes a critical lecture of Charles-Henry Pradelles de Latour’s The symbolic debt : Traditional therapies and psychoanalysis (La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse). It stands that the author remains closer to Lévi-Strauss’s conception of the exchange, than of its critical review by Lacan.

Index   

Index de mots-clés : psychanalyse, anthropologie, dette symbolique, Lacan, Lévi-Strauss.
Index by keyword : psychoanalysis, anthropology, symbolic debt, Lacan, Lévi-Strauss.

Texte intégral   

1Je voudrais commencer par remercier Charles-Henry Pradelles de Latour de m’avoir invitée à discuter aujourd’hui son dernier ouvrage, que nous pouvons définir comme son opous magnoum1. Le remerciement est double, puisque cette invitation m’a donné l’occasion d’étudier ce livre qui restera inscrit, sans aucun doute, comme l’un de plus importants dans l’histoire des relations entre l’anthropologie et la psychanalyse ; mais aussi parce qu’elle m’a permis de faire le point avec mon propre parcours intellectuel qui est parti de l’anthropologie lévi-straussienne pour arriver à la psychanalyse lacanienne. Or, une différence doit être ici mentionnée : alors que Pradelles de Latour a soutenu les deux pratiques, celle d’anthropologue et celle de psychanalyse, mon positionnement a été de quitter la pratique de l’anthropologie avant même de commencer à pratiquer la psychanalyse. C’est un point à prendre en compte pour entendre la suite de mon exposé.

2Etant donné que nous sommes devant un ouvrage énorme (dans tous les sens du terme), je m’attarderai ici sur seulement deux points théoriques de la position de Pradelles de Latour à propos des rapports entre l’anthropologie et la psychanalyse, deux points dont je me détache. Dans l’étude de la frontière qui sépare ces deux disciplines, il nous faut continuer à avancer et cela ne peut se faire qu’avec la confrontation dialogique.

Fondements épistémologiques

3Toute la structure de l’ouvrage repose sur un ensemble de prémisses théoriques qui soulèvent tout un ensemble de questions. D’entrée de jeux, Charles-Henry Pradelles de Latour soutient une conception de l’inconscient en effet existante chez Freud, mais cohabitant avec d’autres, ce qui rend la théorie freudienne moins simple que ce que l’on peut prétendre. Pour Pradelles de Latour, au regard du paradoxe relevé par « l’oxymoron » freudien d’Unheimlich pour qualifier, selon lui, les manifestations de l’inconscient, « l’inconscient est pour le moins une singularité extérieure au social, c’est-à-dire à ce qui est partagé entre les humains pour vivre en commun : la communication, la culture, l’économie et la politique » (Pradelles de Latour, 2014, p. 6). J’attire l’attention sur l’absence du langage et des langues dans cette liste qui, nous le savons, constituent précisément le pivot de la réinvention de la psychanalyse freudienne réalisée par Jacques Lacan. Ce n’est que cette étrange absence qui permettra à l’auteur d’affirmer que « l’inconscient et le social sont donc deux domaines distincts dans toutes les aires culturelles ».

4Ensuite, l’auteur passe rapidement en revue les versions antérieures de la dite anthropologie psychanalytique, dans la dernière mouture de Bernard Juillerat (1991) à la suite du sillon ouvert par Géza Róheim, définie comme « une « oedipodicée », une justification chargée de valider le complexe d’Œdipe, le point de rencontre qui, via l’imago du père, fait lien entre l’inconscient et les différentes cultures » (Pradelles de Latour, 2014, p. 7). Et il affirme que pour éviter cet écueil, « il existe une solution simple : considérer que l’inconscient, Œdipe compris, est non partageable ». Tout le problème se trouve ici, étant donné que Pradelles de Latour soutient que telle serait la position prise par Lacan. Et c’est là où je ne peux pas le suivre. En effet, les conséquences sont majeures, parce que c’est de là que le livre se soutiendra. Dans les termes de l’auteur :

Mais alors, dans cette hypothèse, que Jacques Lacan a implicitement soutenue en n’ayant jamais recours à l’analogie, et en ne donnant jamais son aval à une psychanalyse appliquée, comment l’inconscient et la vie sociale sont-ils mis en rapport ? Telle est la question centrale qui sous-tend cet essai (p. 7-8).

5Observons que Pradelles de Latour maintient ainsi implicitement l’opposition sociologique, fortement durkheimienne, individu/société, qui précisément sera interrogée par la psychanalyse. Alors que Durkheim (1963) a posé un principe sociologique qui continue à structurer la discipline : « l’individu est social »2, depuis Freud, et encore plus avec Lacan, l’inconscient est social. L’inconscient et la vie sociale ne sont pas mis en rapport, parce qu’ils ne sont pas séparés. C’est la raison pour laquelle Lacan refusera en effet tout recours à l’analogie et à la psychanalyse appliquée.

6Cette interprétation contestable de la position de Lacan, amène Pradelles de Latour à lui attribuer une erreur au moment de lire la théorie lacanienne des quatre discours. Il entend celle-ci comme constituée de « partenariats duels, le maître et l’esclave, le capitaliste et le prolétaire, le psychanalyste et l’analysant, l’hystérique et son maître », présentation qu’il trouve « problématique » :

parce que les partenariats choisis ne sont pas homogènes. Deux d’entre eux relèvent du social tandis que les deux autres ressortissent à la psychanalyse. Par conséquent, le parallélisme entre ces deux ordres, que Lacan définit dans sa thèse de médecine et qu’il reconduit tout au long de son parcours, se trouve invalidé. Aucune structure de ces discours n’est interprétée à la fois subjectivement et socialement (p. 103-104).

7Cette lecture lui permettra de justifier la suite de son livre, « pour rétablir correctement (le) parallélisme », selon lui cassé par Lacan. Dans les mots de l’auteur : « L’exploitation des quatre discours sur le double versant subjectif et social exige donc une nouvelle investigation » (p. 104).

8Tout se passe par la suite comme si l’auteur n’avait pas tiré les conséquences de la théorie lacanienne du signifiant, dont, en effet, il ne parle pas. Quelques lignes sont consacrées à la place du langage dans l’enseignement de Lacan, pour tout de suite réaliser un saut qui lui permettra dorénavant de concentrer son attention sur la notion lacanienne du grand Autre, qu’il argumente de cette manière : « L’altérité du langage et l’altérité de l’inconscient se recouvrant, Lacan les réunit sous la vocable de l’Autre » (p. 8)3.

9Cependant, en faisant fi de la théorie de Lacan sur le stade du miroir, Pradelles de Latour affirme que « le social commence, non pas avec la relation à autrui, mais avec les idées, les valeurs et les biens partagés par les membres d’un groupe », pour souligner   un peu plus tard :

La question portant sur les rapports de l’inconscient au social devient : comment le sujet de l’énonciation et ses rapports singuliers au grand Autre peuvent-ils s’inscrire dans une vie commune ? Ou encore : comment passe-t-on d’un rapport non partageable à une forme de discours partageable ? (p. 9).

10Je lis ici une supposition implicite d’antériorité du sujet. C’est parce que Pradelles de Latour suppose qu’il y a d’abord un individu qui a un rapport singulier au grand Autre, qu’il se pose la question de savoir comment, ensuite, dans un deuxième temps, il pourrait s’inscrire dans une vie commune faite des idées, valeurs et biens partagés. Or, le 9 janvier 1963 Lacan a situé les choses dans le sens contraire :

Comment se passe cette transformation de l’objet qui, d’un objet situable, d’un objet repérable, d’un objet échangeable, fait cette sorte d’objet privé, incommunicable et pourtant dominant qui est notre corrélatif dans le fantasme ? (Lacan, 1962-1963, p. 103).

11Quant à la question précédente : « comment le sujet de l’énonciation et ses rapports singuliers au grand Autre peuvent-ils s’inscrire dans une vie commune ? », on est tenté de suggérer que la question n’est pas de savoir s’ils peuvent s’inscrire… dans la mesure où ils sont déjà inscrits ! Comment pourrait-il exister un rapport singulier au grand Autre sinon ? Le rapport singulier au grand Autre, dans la mesure où ce grand Autre est, entre autres, le trésor des signifiants, renvoie, forcement, aux signifiants d’une langue en particulier, socialement et culturellement partagée. Ce qui avait été parfaitement démontré par Freud avec ses analyses des wits.

12Ces prises de position de Pradelles de Latour sur le fondement même de la psychanalyse le mènent à faire une lecture des quatre discours de Lacan qui l’habilite à les appliquer aux sociétés traditionnelles. Ici, il m’est difficile de suivre l’auteur. En effet, même si interpréter des données anthropologiques avec une grille de notions lacaniennes – comme celle de l’Autre, manque symbolique, etc. – rend l’analyse plus fine, moins grotesque, que si elle était faite, par exemple, selon les étapes orale, anale et phallique à la manière de la psychanalyse appliquée freudienne, cela n’est pas moins une psychanalyse appliquée (voir par exemple p. 87).

13Sur cette manière de pratiquer le rapprochement entre psychanalyse et anthropologie, un problème épistémologique majeur se pose : pourquoi remplacer l’interprétation du natif par une interprétation dite « psychanalytique » mais   qui est en vérité composée de mots de la psychanalyse, si, ce n’est pas seulement qu’elle complexifie l’analyse mais que, en plus, elle ne sera pas reconnue par les acteurs sociaux ? Quid de la restitution du travail de l’anthropologue aux acteurs de son terrain d’étude ?4

14La psychanalyse appliquée devient forcément anti analytique, dans la mesure où les mots de la psychanalyse sont traités comme des choses existantes en elles-mêmes, en dehors du discours, et donc de la pratique, qui les pose. Ne risque-t-on pas de tomber ainsi dans une exercice du discours analytique qui le transforme, finalement, en une idéologie prête à être appliquée5. Grand paradoxe de cet ouvrage qui cherche à montrer les dons de la théorie lacanienne des quatre discours, mais qui conduit à   les pratiquer comme une sorte de métalangage6.

Le point aveugle : l’alliance matrimoniale

15Lisons le chapitre II : « La filiation et l’alliance matrimoniale : rites et mythes », qui commence par une affirmation selon laquelle il y aurait deux types de prohibitions de l’inceste : « l’une qui, en interdisant l’union d’un enfant et d’un parent, maintient de l’intérieur le corps familial uni : l’autre qui, en prohibant l’union entre consanguins de sexes opposés, amorce les alliances matrimoniales avec l’extérieur » (p. 43). Une telle affirmation ne ferme-t-elle pas la porte à d’autres perspectives ? Je pense en premier lieu à la théorie de l’inceste du deuxième type de Françoise Héritier (1994), jamais mentionnée, pas même par une note en bas de page. Cette omission ne peut qu’attirer mon attention. J’y reviendrai.

16L’auteur prend le temps d’expliquer la différence entre une théorie de la parenté qui repose sur la filiation (développée par l’école anglaise, notamment par Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard), et la théorie lévi-straussienne qui déplace l’axe analytique sur le principe structurel de l’alliance. Pour Pradelles de Latour :

[ … ] la théorie de l’alliance matrimoniale de Lévi-Strauss est incomplète, non pas en raison des exceptions qu’elle écarte, mais parce qu’elle laisse dans l’ombre les dettes que les preneurs de femmes contractent à l’égard de leurs donneurs, dans les sociétés où les échanges matrimoniaux –femme contre femme ou femmes contre biens - sont la règle (p. 46-47).

17Oui, parce que Lévi-Strauss avait au fond une conception marchande de l’échange (Basualdo, 2008 et 2011a), position dont se détache ici Pradelles de Latour. Cependant, l’auteur reste attaché à la vision lévi-straussienne à propos de la structure sociale fondée sur la notion d’« échange des femmes », questionnée par Françoise Héritier comme étant le point aveugle de la théorie de Lévi-Strauss, et située par moi-même (Basualdo, 2011b), comme étant l’un des points de séparation majeurs de Lacan vis-à-vis du structuralisme lévi-straussien.

18Mais continuons à lire ici Pradelles de Latour pour comprendre pourquoi il fait appel à la notion d’« échange des femmes » :

Les femmes échangées traditionnellement ne correspondent donc ni à une valeur d’usage, ni à un besoin, sinon à être réifiées et considérées comme esclaves corporellement aliénées à leur conjoint. En tant que femmes désirées et désirantes, elles représentent une valeur de jouissance mais ne sont pas la jouissance. En représentant précisément ce qui manque à la valeur de jouissance, elles renvoient leur mari à la dette symbolique (p. 48).

19Néanmoins, Lacan n’a pas soutenu que les femmes représentent une valeur de jouissance, mais que dans la mesure où l’échange des femmes n’est que l’échange des phallus « en tant que symboles d’une jouissance soustraite comme telle », la femme devient la métaphore de la jouissance7. Ce qui ne revient pas au même. Or, les propos de Pradelles de Latour sur les femmes, nous permettent de dire que tout son argument repose sur la notion de « dette symbolique » conçue uniquement du point de vue masculin. En outre, quelques pages plus loin, nous apprenons que la dette symbolique repose sur « l’ordre de l’alliance matrimoniale » (p.54). C’est la raison pour laquelle il me semble que « l’ordre de l’alliance matrimoniale » constitue le point aveugle de l’ouvrage de Pradelles de Latour, qui le conduit à écarter toute considération de la théorie de l’inceste du deuxième type de Françoise Héritier (1994), laquelle a le mérite de décentrer l’analyse structurelle du point de vue de l’Ego-homme, sur lequel ont été construites les analyses anthropologiques sur la parenté tout au long de l’histoire de la discipline.

20Dans le chapitre suivant, une telle perspective conduit Pradelles de Latour à présenter Lacan comme souscrivant à la théorie lévi-straussienne de l’alliance. Selon les mots de l’auteur : « En accréditant la thèse de Lévi-Strauss, la conception de l’interdit de l’inceste de Lacan bascule de l’ordre de la filiation dans l’ordre de l’alliance matrimoniale » (p. 79), par laquelle s’opère l’échange des femmes. Or, j’avais pumontrer comment toute la structure des Structures élémentaires de la parenté se soutient de cette notion, impossible à interroger pour Lévi-Strauss, et comment, bien que Lacan s’y laissa tenter pendant un temps, il s’en détacha finalement explicitement. Revenons-y très brièvement.

21Il est important de rappeler que malgré le statut de forme vide que Lévi-Strauss donnera à l’alliance, au fond, il lui donne un contenu à partir du moment où l’intervention de la Règle (dans l’indétermination et le hasard de la nature) consiste à établir « le régime du produit raréfié » (Lévi-Strauss, 1967, p. 38). Il sentira la nécessité d’argumenter cette définition par rapport à ce type de biens que sont les femmes, et il le fera à partir de l’affirmation de « tendances polygames » chez l’homme :

 L’observation sociale et biologique concourt pour suggérer que ces tendances sont naturelles et universelles chez l’homme, et que des limitations nées du milieu et de la culture sont seules responsables de leur refoulement  (Lévi-Strauss, 1967, p. 44).

22Remarquons ici que l’évocation de « tendances » chez les hommes afin de démontrer que les femmes sont des produits raréfiés, conduit toutefois à quitter le terrain de l’explication culturelle. Si, en outre, cette tendance n’est pas trouvée partout chez les hommes, c’est parce que la culture provoque son « refoulement ». Un préjugé se laisse lire dans le paragraphe suivant :

la tendance polygame profonde, dont on peut admettre l’existence chez tous les hommes, fait toujours apparaître comme insuffisant le nombre de femmes disponibles. Ajoutons que, même si les femmes sont, en nombre, équivalentes aux hommes, elles ne sont pas toutes également désirables – en donnant à ce terme un sens plus large que son habituelle connotation érotique – et que par définition (comme l’a judicieusement remarqué Hume dans un célèbre essai)8 les femmes les plus désirables forment une minorité. La demande de femmes est donc toujours, actuellement ou virtuellement, en état de déséquilibre et de tension (Lévi-Strauss, 1967, p. 45).

23Notons bien qu’au fondement de l’appareil conceptuel lévi-straussien apparaît donc cette idée des femmes comme produits raréfiés, du fait de la tendance polygame des hommes.

24Si Lacan interprétait l’échange des femmes à partir de l’introduction de la notion du phallus, c’était en établissant une équivalence entre la structure élémentaire de la parenté et le complexe d’Œdipe, se distinguant ainsi des fondements lévi-straussiens de l’échange des femmes. Cette notion, point aveugle de la théorie lévi-straussienne sur la parenté, sera explicitement écartée par Lacan (2000) dans le séminaire Problèmes cruciaux de la psychanalyse. Si la femme prend la valeur d’objet de jouissance, la formule, pour l’homme, n’est plus « il jouit », mais « il jouit de ». La jouissance est passée du subjectif à l’objectif, jusqu’à signifier la possession… La « fiction mâle » – qui se soutient de la logique révélée ici par Lacan, - s’exprime par l’énoncé « on est ce qui a », là où le « Ce qui est » est « l’objet de désir : c’est la femme » (Lacan, 2000, p. 57). Or, cette « fiction mâle », n’est-elle pas l’affirmation première qui soutient Les structures élémentaires de la parenté ? Si les hommes échangent les femmes, pour cela, encore faut-il les avoir… « On a ce qui est » : la formule institue ici la femme comme objet de désir.

25Mais Lacan s’est aussi interrogé sur la question de savoir pourquoi les femmes rentrent dans ces circuits de l’alliance. Sa réponse viendra de sa conceptualisation de l’objet en tant que manque, qui est à la base de la symbolique du don, de laquelle curieusement, alors qu’il mettra l’accent sur les relations entre donneurs et preneurs, Pradelles de Latour ne parle pas. Pour Lacan, puisqu’il existe une équivalence entre le phallus et le don, sans celle-ci le sujet féminin ne pourrait pas entrer dans la dialectique de l’ordre symbolique. Et c’est précisément cette équivalence entre le phallus et le don qui permet à Lacan d’interroger et de se séparer du principe de l’échange des Structures élémentaires de la parenté (Basualdo, 2011b, p. 90).

26Il y aurait beaucoup plus à dire sur la séparation –pour des raisons épistémologiques – de Lacan vis-à-vis de Lévi-Strauss, en particulier à propos de la théorie lévi-straussienne de la parenté. Mais je préfère signaler que du côté de l’anthropologie, ce point aveugle des Structures élémentaires de la parenté avait déjà été repéré par Françoise Héritier qui déclare en 2002, à propos de Lévi-Strauss :

[il] ne s’interroge jamais sur la possession/dépossession des femmes et son bien-fondé. On lui a reproché d’avoir élaboré un système où les hommes échangent les femmes. À ceux-là, il a répondu à juste titre avoir rendu compte de la réalité observable. Cependant, il reste que le fait qu’il fallait que les sœurs fussent appropriables dans l’esprit de leurs frères, qu’ils estimassent être en droit d’en disposer pour les échanger contre des épouses afin d’avoir des fils, n’a pas semblé à Lévi-Strauss mériter une explication : il s’agit dans son schéma d’un fait naturel (Héritier, 2002, p. 134)9.

27Pour lui faire honneur aujourd’hui dans cette institution qu’elle a dirigée à la suite de Lévi-Strauss, mais aussi pour « entendre » quelqu’un qui – au dire de Lacan - ne se châtie pas « au nom de la dette symbolique » et ainsi cesse de ne pas cesser « de payer toujours d’avantage dans sa névrose » ( Lacan, 1981), et pour terminer, je donnerai encore la parole à Françoise Héritier dans un entretien réalisé par trois ex-étudiantes de Nanterre, que j’ai publié récemment dans la rubrique « Psychanalyse » du Journal du MAUSS10 :

En fait, Lévi-Strauss était plutôt misogyne. Mais sa misogynie était un aspect de sa misanthropie générale. Lévi-Strauss n’aimait pas les gens, il aimait les individus particuliers. Il était misogyne d’une façon très traditionnelle, il pensait que le rôle des femmes était d’être épouse dans leur foyer et mère. Si je pouvais en sortir, si j’en avais la capacité, c’était normal que l’on me demande plus qu’à un homme, parce que mon rôle naturel était d’être dans mon foyer et de m’occuper des enfants. Cependant, il pensait que j’étais la seule capable de le succéder. Oui, c’était un grand compliment. Il pouvait savoir que j’étais intellectuellement tout à fait capable de le faire, et en même temps, trouver que je rejetais ce qui lui paraissait être une règle naturelle : la femme qui s’occupe de son foyer et ses enfants. Lévi-Strauss pensait comme ça. Donc, ce que j’ai pu penser de la valence différentielle des sexes, c’était quelque chose d’inouï pour lui. Ça mettait à mal un certain nombre de ses constructions. Il voyait bien qu’il y avait une différence dans le rapport frères et sœurs, et que deux frères et deux sœurs ne sont pas dans le même rapport qu’un frère et une sœur, mais il n’arrivait pas à tirer la conséquence et il ne voyait pas ce fait comme un universel de la création de la société humaine au même titre que la prohibition de l’inceste. La valence différentielle des sexes pour lui cela relève de la nature, et non pas de la culture. C’est une chose étonnante notre différence fondamentale. Je suis effectivement une élève de Lévi-Strauss. Je suis universaliste et je suis effectivement structuraliste mais ce structuralisme n’est pas le même que celui de Lévi-Strauss.

28Bibliographie

29BASUALDO, Carina, « Pour une psychanalyse du don », La Revue de M.A.U.S.S. n° 32 : L’amour des autres. Care, compassion et humanitarisme, Paris : La Découverte, second semestre 2008, disponible en ligne : http://www.revuedumauss.com.fr/media/P32.pdf.

30BASUALDO, Carina, « Lacan maussien », La Revue de M.A.U.S.S. n° 37 : Psychanalyse, philosophie et science sociale. Vers une anthropologie partagée ?, Paris : La Découverte, premier semestre 2011a, disponible en ligne : http://www.revuedumauss.com.fr/media/P37.pdf.

31BASUALDO, Carina, Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée, Paris : Bord de l’eau, 2011b.

32CARATINI, Sophie, Les non-dits de l’anthropologie suivie de Dialogue avec Maurice Godelier, Paris : Editions Thierry Marchaisse, 2012.

33DURKHEIM, Emile, « Représentations individuelles et représentations collectives » (1898), in Sociologie et Philosophie, Paris : PUF, 1963.

34GEFFRAY, Christian, Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, Paris :Arcanes, 2001.

35HÉRITIER, Françoise, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris : Odile Jacob, 1994.

36HÉRITIER, Françoise, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris : Odile Jacob, 2002.

37HERITIER, Françoise, entretien réalisé par Tomoko Hihara, Vitalia Kholkina et Laura Rocío Melo Alarcón, à propos du texte « Les fondements de la violence », disponible en ligne sur le site du Journal du MAUSS : http://www.journaldumauss.net/?Entretien-avec-Francoise-Heritier

38JUILLERAT, Bernard, Œdipe chasseur. Une mythologie du sujet en Nouvelle Guinée, Paris : PUF, 1991.

39LACAN, Jacques, L’Angoisse. Séminaire 1962-1963, Version AFI. Publication hors commerce, disponible en ligne.

40LACAN, Jacques, Séminaire livre III. Les Psychoses, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris : Seuil, 1981.

41Lacan, Jacques, Séminaire XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Version dactylographiée Michel ROUSSAN, Paris : 2000. Disponible en ligne : http://www.ecole-lacanienne.net/fr/p/accueil.

42LÉVI-STRAUSS, Claude, Les structures élémentaires de la parenté, Paris : La Haye, Mouton & Co, 1967.

43PRADELLES DE LA TOUR, Charles-Henry, La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse, Paris : Epel, 2014.

Notes   

1  Le présent texte a été prononcé lors de la « Journée autour de l’ouvrage de Charles-Henry PRADELLES DE LA TOUR : La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse », organisée par l’École Lacanienne de psychanalyse (elp). Salle Claude Lévi-Strauss – Collège de France, 21 mars 2015.

2  D’ailleurs, également à Durkheim qui cherche la légitimité de l’individu dans des assises morales : autonomie, liberté, sont les valeurs que Pradelles de Latour soutiendra en donnant un certain contenu moral à la notion de castration (voir : p. 317).

3  Pradelles de Latour cite ici le Séminaire de Lacan Les Psychoses (1975, p. 22), en précisant qu’il s’agit de la première apparition du terme.

4  Voir par exemple Caratini (2012) : « Le savant ne doit-il pas vérifier auprès des membres de la société qu’il a étudiée – ou de certains d’entre eux – l’adéquation de son discours à leur réalité, ou tout au moins la conformité de ses représentations aux leurs ? (…) Il est remarquable que la plupart des débats internes à l’anthropologie portent sur la construction des modèles et des grilles d’analyse, et non sur la pertinence des données ».

5  Par exemple, lorsque l’auteur parle de « l’analyse psychanalytique du mythe » (p. 62-63), où il fait des mots de la psychanalyse un ensemble cohérent, une idéologie donc, qu’il applique pour interpréter les sociétés traditionnelles.

6  C’est pour cela que je ne peux que regretter l’absence de discussion avec l’ouvrage de Geffray (2001), qui établit le lien psychanalyse et anthropologie au bon niveau : au niveau du discours, à partir de la théorie lacanienne des quatre discours, mais non pas considérée comme un métalangage.

7  Dans le Séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (publication hors commerce), cité in Basualdo, 2011b, p. 160.

8  Lévi-Strauss cite en bas de page David Hume : « La dignité de la nature humaine », in Essais moraux et politiques, trad. Fr. Amsterdam, 1764, p. 189.

9  Un fait naturel interprété par Lacan à partir de la dite « fiction mâle » selon une logique conceptuelle centrée sur la notion de phallus.

10  Entretien avec Françoise Héritier réalisé par Tomoko Hihara, Vitalia Kholkina et Laura Rocío Melo Alarcón, à propos du texte « Les fondements de la violence », disponible en ligne : Journal du MAUSS : http://www.journaldumauss.net/ ?Entretien-avec-Francoise-Heritier

Citation   

Carina BASUALDO, «La dette symbolique, entre Lacan et Lévi-Strauss. Une lecture du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 19/09/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1114.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Carina BASUALDO

Carina Basualdo est anthropologue et psychanalyste à Paris. Maître de conférences à l’Université de Paris X Nanterre, elle est l’auteure de nombreux articles en français, espagnol et portugais et du livre Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée (2011). Elle est membre de l’École Lacanienne de Psychanalyse (ELP) et du Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales (MAUSS).