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Violence et lien social : l’impossible du don

Emmanuel MARTIN
septembre 2015

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1080

Résumés   

Résumé

La proposition de Lacan faite aux ethnologues, en guise de garde fou, d’être psychanalyste, est particulièrement provocante. Pour autant, elle invite à considérer d’une part, la découverte de l’inconscient, une violence inhérente au lien social et à l’échange, mais d’autre part et surtout, une prise en compte de ce qui cherche et risque toujours de les recouvrir. Cette pente à l’annulation ou à la dénégation chez Lévi-Strauss repose sur l’idée d’une innocence et d’une non violence originaire chez les Nambikwara. Cette recherche d’un fondement ontologique voire métaphysique dépourvu de toute contamination originaire, qualifiée par Derrida d’ethnocentrisme occidental, voile ce que la psychanalyse a mis en avant comme non rapport, impossible qui à la fois empêche toute assomption subjective, tout échange indemne d’aporie, et qui fait retour dans le corps, au travers du prisme de la pulsion et de la jouissance. Ce que la psychanalyse peut apporter à l’anthropologie, c’est l’idée que la culture est malaise, à la fois violence et sa domestication. Inversement, ce que l’anthropologie peut apporter à la psychanalyse, se sont les diverses formes que peut prendre cette domestication.

Abstract

The proposal of Lacan exhorting the ethnologists to be psychoanalysts, as safeguard, is particularly provocative. However, it invites to consider on the one hand, the discovery of the unconscious, an inherent violence within the social bond and the exchange, but on the other hand and especially, to consider what seems and always risks to cover them. This tendency to cancellation or denial in Lévi-Strauss is based on the idea of originary innocence and non violence among the Nambikwara. This research for an ontological and a metaphysical foundation devoid of any original contamination, termed by Derrida a western ethnocentrism, veils what the psychoanalysis put forward as non report, an impossible that prevents from, at the same time, any subjective assumption, any exchange destitute of aporia, and which returns back in the body through the prism of drive and pleasure. What psychoanalysis can bring to anthropology is the idea that culture is malaise, at the same time violence and its domestication. Conversely, anthropology can bring to psychoanalysis the diverse forms that this domestication can take.

Index   

Index de mots-clés : violence, lien social, non rapport, ethnocentrisme, fantasme.
Index by keyword : violence, social bond, non rapport, ethnocentrism, phantasm.

Texte intégral   

1Dans cette étude, pour peut-être rompre un « non-rapport épistémologique » (Basualdo, 2011, p. 217), ouvrir au dialogue et aux enjeux de la prise en considération des découvertes de la psychanalyse par la recherche anthropologique, nous nous attarderons sur les mots quelque peu provocants de Jacques Lacan :

Ce n’est pas la psychanalyse qui peut servir à procéder à une enquête ethnographique. Cela dit, ladite enquête n’a aucune chance de coïncider avec le savoir autochtone, sinon par référence au discours de la science. Et malheureusement, ladite enquête n’a aucune espèce d’idée de cette référence, parce qu’il lui faudrait la relativer. Quand je dis que ce n’est pas par la psychanalyse qu’on peut entrer dans une enquête ethnographique, j’ai sûrement l’accord de tous les ethnographes. Je l’aurai peut-être moins en leur disant que, pour avoir peut-être une petite idée de la relativisation du discours de la science, c’est-à-dire pour avoir peut être une petite chance de faire une juste enquête ethnographique, il faut, je le répète, non pas procéder par la psychanalyse, mais peut-être, si cela existe, être un psychanalyste (Lacan, 1991, p. 104-105).

2Le discours de la science se veut objectif (l’ethnologie comme science), dans une volonté précisément de coïncidence, d’être au plus près de l’objet d’étude. L’objectivité est ce qui permettrait de laisser de côté ses propres affabulations, ses propres (re-)constructions. Nonobstant, pour Lacan, la particularité du discours de la science et de la posture dite objective est de forclore la division subjective, d’annuler un élément de structure qui de fait est là et en jeu. L’objectivité scientifique tente d’exclure la hantise de la division subjective. Sa thèse est tranchée : c’est précisément lorsqu’on se croit objectif que l’ethnocentrisme s’installe, du fait de la forclusion du sujet divisé. La posture psychanalytique implique de ne pas chercher à annuler cette division subjective, contre la forclusion du sujet barré coutumière du discours de la science, ainsi que de ne pas projeter son propre fantasme (la fameuse neutralité du psychanalyste), ce qui implique, en ethnologie, de se garder d’une attitude ethnocentrique (qu’elle soit projective ou introjective – mais n’est-ce pas finalement la même chose ? – elle est réduction de l’autre au même). Nous partirons de la déconstruction derridienne, – Derrida étant un fin connaisseur de la psychanalyse freudienne et lacanienne1 –, sa mise en question de l’écriture chez Lévi-Strauss, pour mettre en évidence les implications de cette annulation et de cette projection. Cette critique nous permettra de saisir les enjeux, pour l’ethnologie, de la proposition paradoxale de Lacan, « être un psychanalyste », notamment en ce qui concerne la violence inhérente au lien social, à l’échange et au don.

Lévi-Strauss et le mythe du mythe

3Dans De la grammatologie (1967), Derrida s’attarde sur un chapitre de Tristes tropiques de Lévi-Strauss, « La leçon d’écriture », pour y montrer une certaine forme d’ethnocentrisme. Lévi-Strauss y avance que le peuple Nambikwara est sans écriture, et de ce fait sans violence et dans l’innocence. La pénétration de l’écriture implique selon l’ethnologue domination et asservissement, perte d’un supposé état d’innocence et de non-violence originaire. Pour Lacan (1973a, p. 161), faisant retour à Freud, c’est par la sexualité – qu’il faut entendre notamment comme l’(in)-condition d’être parlant, une absence de fondement quel qu’il soit du fait d’être inscrit dans un discours, du fait d’être parlant et parlé – que se rate cet état d’innocence toujours déjà perdu : « Dès les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud a pu poser la sexualité comme essentiellement polymorphe, aberrante. Le charme d’une prétendue innocence infantile a été rompu ». Le point commun entre écriture derridienne et sexualité freudo-lacanienne est précisément une modalité du non rapport, de la rencontre manquée. On peut considérer comme logiquement équivalente à la supposée innocence infantile, la supposée innocence des Nambikwara décrétée par Lévi-Strauss. Pour Derrida, ces hypothèses lévi-straussiennes reposent sur un fantasme métaphysique de présence pleine :

Les peuples non-européens ne sont pas seulement étudiés comme l’index d’une bonne nature enfouie, d’un sol natif recouvert, d’un "degré zéro" par rapport auquel on pourrait dessiner la structure, le devenir et surtout la dégradation de notre société et de notre culture. Comme toujours, cette archéologie est aussi une téléologie et une eschatologie ; rêve d’une présence pleine et immédiate fermant l’histoire, transparence et indivision d’une parousie, suppression de la contradiction et de la différance (Derrida, 1967, p. 168).

4L’ethnologue installe une prémisse, un fondement ontologique : la bonté ou l’innocence des Nambikwara (la bonne et originelle nature enfouie, le sol natif recouvert), pour démontrer l’intrusion de l’écriture dans un temps second comme violence, asservissement et comme perte de cet état d’innocence. La dimension eschatologique (troisième temps) transparaît dans les lignes suivantes, précisément dans le thème de l’inversion : « S’il est vrai que la nature a expulsé l’homme et que la société persiste à l’opprimer, l’homme peut au moins inverser à son avantage les pôles du dilemme, et rechercher la société de la nature pour y méditer sur la nature de la société » (Lévi-Strauss, 1955, p. 245). Pour Lévi-Strauss, l’étude des Nambikwara donnerait accès à ce qui a été perdu en occident : un état innocent et indemne de violence. L’étude de cette société permettrait aux occidentaux de retrouver ce fondement perdu (idée à rebours d’autres travaux d’anthropologues comme ceux de Pierre Clastres (1974) qui ont démontré la présence de violence au sein de sociétés dites primitives).

5L’ethnologie lévi-straussienne apparaît alors aux yeux de Derrida comme phonologisme, implique une proximité absolue de la voix et de l’être, de la voix et du sens de l’être, de la voix et de l’idéalité du sens, soit une défense proprement occidentale contre l’écriture comme différance (Derrida, 1967, p. 206), autorité accordée au phonologique comme science :

Le phonologisme, c’est sans doute, à l’intérieur de la linguistique comme de la métaphysique, l’exclusion ou l’abaissement de l’écriture. Mais c’est aussi l’autorité accordée à une science (la phonologie) qu’on veut considérer comme le modèle de toutes les sciences dites humaines. En ces deux sens le structuralisme de Lévi-Strauss est un phonologisme. (Derrida, 1967, p. 151).

6Ce phonologisme perpétue le fantasme de présence à soi (forclusion de la division subjective) et de rapport à l’autre indemnes de toute violence. La différance en revanche implique une rature de l’origine (Derrida parle d’archi-écriture, précisément pour marquer une origine aporétique), une remise en question de toute prémisse ontologique. Le phonologisme est une mythologie de la parole et de la présence pleines.

7Dans un geste déconstructeur, Derrida montre au contraire, à partir du constat de l’interdit de l’usage du nom propre chez les Nambikwara, qu’ils ne sont pas indemnes d’écriture. Cet interdit implique précisément pour le philosophe la structure universelle de l’écriture et sa conséquence, l’impossible complétude innocente (Derrida, 1967, p. 159) : « Il y a écriture dès que le nom propre est raturé dans un système. Il y a "sujet" dès que cette oblitération du propre se produit, c’est-à-dire dès l’apparaître du propre et dès le premier matin du langage ». Il ajoute :

Si l’on cesse d’entendre l’écriture en son sens étroit de notation linéaire et phonétique, on doit pouvoir dire que toute société capable […] d’oblitérer ses nom propres et de jouer de la différence classificatoire, pratique l’écriture en générale. A l’expression de "société sans écriture" ne répondrait donc aucune réalité ni aucun concept. Cette expression relève de l’onirisme ethnocentrique de l’écriture. Le mépris de l’écriture, […], s’accommode fort bien de cet ethnocentrisme. (Derrida, 1967, p. 161).

8Le mépris de l’écriture, l’annulation de la différance, la projection d’un fantasme de plénitude, marquent l’ethnocentrisme occidental dont Lévi-Strauss ne s’extrait pas.

9L’ethnologue ne considère pas ce qu’il appelle des zigzags et des pointillés comme de l’écriture (cette limitation est désormais largement fragilisée par de nombreux travaux de linguistique qui rendent incertaines les frontières entre les écritures dites pictographiques, idéographiques, phonétiques). Dans sa thèse de 1948, La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, il précise pour autant que les Nambikwara donnent un nom à l’acte d’écrire : iekariukedjutu, ce qu’il a traduit par « faire des raies ». Cette traduction littérale réduit ce mot à une signification gestuelle assez pauvre. Pour Derrida :

C’est un peu comme si l’on disait que telle langue n’a aucun mot pour désigner l’écriture – et que par conséquent ceux qui la pratiquent ne savent pas écrire – sous prétexte qu’ils se servent de ce mot qui veut dire "gratter", "graver", "griffer", "écorcher", "inciser", "tracer", "imprimer", etc. Comme si écrire, en son noyau métaphorique, voulait dire autre chose. L’ethnocentrisme n’est-il pas toujours trahi par la précipitation avec laquelle il se satisfait de certaines traductions ou de certains équivalents domestiques ? Dire qu’un peuple ne sait pas écrire parce qu’on peut traduire par "faire des raies" le mot dont il se sert pour désigner l’acte d’inscrire, n’est ce pas comme si on lui refusait la "parole" en traduisant le mot équivalent par "crier", "chanter", ou "souffler" ?(Derrida, 1967, p. 189).

10Lévi-Strauss pense assister à la scène d’origine de l’écriture lorsque les indiens, au contact de l’ethnologue, commencent à tracer des lignes horizontales ondulées, phénomène auquel le chef de la bande semble tout particulièrement attentif, bien qu’il ne connaisse ni le fonctionnement ni le contenu signifié. Il en déduit deux significations : la première est l’apparition instantanée de l’écriture, non préparée, ce qui prouverait que l’écriture n’habite pas la parole, la seconde est la fonction primaire d’asservissement de la communication écrite. Derrida commente : « ce caractère de soudaineté appartient à tous les phénomènes de diffusion ou de transmission de l’écriture. […]. Et la rapidité de l’emprunt, quand il a lieu, suppose la présence préalable de structures qui le rendent possible » (1967, p. 185). Cette scène de l’écriture n’est pas celle de son origine, mais seulement celle de son imitation. Quant à la fonction politique de l’écriture, elle est indéniable, pour autant, elle n’est pas réductible à un instrument d’oppression et d’aliénation. Lévi-Strauss ne fait aucune distinction entre hiérarchisation et domination, entre autorité politique et exploitation, confond loi et oppression :

le pouvoir politique ne peut être que le détenteur d’une puissance injuste. Thèse classique et cohérente, mais avancée ici comme allant de soi, sans que le moindre dialogue critique soit amorcé avec les tenants de l’autre thèse, selon laquelle la généralité de la loi est au contraire la condition de la liberté dans la cité. (Derrida, 1967, p. 191).

11Derrida est en accord avec l’idée de violence propre à l’écriture. Nonobstant, elle n’est pas réductible à une possibilité d’asservissement. Il réfute le mythe d’une parole à la fois antérieure et extérieure à l’écriture, qui plus est originairement non violente :

En rappelant dans cette introduction que la violence n’a pas attendu l’apparition de l’écriture au sens étroit, que l’écriture a toujours déjà commencé dans le langage, nous conclurons comme Lévi-Strauss que la violence est l’écriture. Mais pour être issue d’un autre chemin, cette proposition a un sens radicalement différent. Elle cesse d’être appuyée au mythe du mythe, au mythe d’une parole originellement bonne et d’une violence qui viendrait fondre sur elle comme un fatal accident. (Derrida, 1967, p. 195).

12La description de cette société de la nature et l’éthique de la parole vive qui l’accompagne sont à la fois utopiques et atopiques, c’est-à-dire préservée de l’espacement et de l’ajournement propre à la différance comme écriture, reposent sur le leurre d’une origine pleine et d’une présence maîtrisée. Penser le leurre consiste à traverser tout fantasme de présence pleine et transparente des individus les uns aux autres par la parole, à penser l’impossibilité de maîtrise de cette présence et la violence qui en découle :

Reconnaître l’écriture dans la parole, c’est-à-dire la différance et l’absence de la parole, c’est commencer à penser le leurre. Il n’y a pas d’éthique sans présence de l’autre mais aussi et par conséquent sans absence, dissimulation, détour, différance, écriture. L’archi-écriture est à l’origine de la moralité comme de l’immoralité. Ouverture non éthique de l’éthique. Ouverture violente. (Derrida, 1967, p. 202).

13Ainsi s’aperçoit-on que l’ethnologie de Lévi-Strauss est un ethnocentrisme qui se joue contre un autre ethnocentrisme. C’est par son mépris occidental de l’écriture et son fantasme de présence pleine que Lévi-Strauss pose la prémisse d’un peuple sans écriture dans l’innocence qui débouche sur un effacement des différences, voire des antagonismes ethnologiques, en faisant apparaître leur mêmeté et leur appartenance à l’humanité. Lévi-Strauss prend certes le contre pied d’autres ethnologues (jésuites, missionnaires, protestants, ethnologues américains) qui, en projetant leur propre méchanceté, ont cru percevoir de la haine chez les Indiens Nambikwara. Pour autant, son attitude reste ethnocentrique, il se défend d’un ethnocentrisme (la méchanceté des Nambikwara) par un autre ethnocentrisme (la bonté des Nambikwara).

14La question est alors la suivante : l’ethnologie peut elle s’affranchir de l’ethnocentrisme ? C’est sur ce point que porte la proposition de Lacan – être psychanalyste – qui implique à la fois de ne pas forclore la division subjective, et de ne pas se laisser duper par son propre fantasme. Cette proposition nécessite de se départir d’une science dite objective qui ferait l’économie de la division subjective. Examinons, en résonnance à la déconstruction derridienne des prémisses lévi-straussiennes, ce que Lacan conçoit par division subjective.

Articulation signifiante hétérogène et indécidabilité

15En faisant des Nambikwara un peuple sans écriture, Lévi-Strauss réalise son fantasme d’un état de nature originaire non soumis à la perte et à la violence, un possible acquittement de la dette. Pour Derrida comme pour Lacan, cet état est mythique, la violence est constitutive de l’être humain, du fait de l’absence de fondement originaire (ou indécidabilité) et d’une dette non-résorbable.

16Pour Derrida, toute parole est avant tout texte et écriture, c’est à dire sans destinataire unique – « il y a un point où pas plus qu’à quiconque publie ou quiconque parle, la destination ne m’est assurée. Même si on essayait de régler ce qu’on dit sur un ou des destinataires possibles, avec des silhouettes typiques, même si on voulait le faire, ce ne serait pas possible » (Derrida, 1992, p. 213) – et ré-itération de la trace. L’enjeu d’une telle proposition est de saisir, qu’au sein du lien social, se re-joue la différance, la rencontre manquée, la fragmentation et la stratification du message. Ce pluriel vient contrebalancer tout fantasme de présence à soi, de subjectivité transparente à elle-même, de lien social sans perte et d’échange sans violence (Derrida, 1992, p. 369) : « Singulier pluriel qu’aucune origine singulière n’aura jamais précédé. Germination, dissémination. Il n’y a pas de première insémination. La semence est d’abord essaimée. L’insémination "première" est dissémination. Trace, greffe dont on perd la trace ». L’enjeu est ce qui reste, « qui fait tout sauf rester au sens de la subsistance permanente d’une présence (Derrida, 1996a, p. 67), toujours à-venir, à-écrire, à-traduire, dans un re-marquage de l’impossibilité de la présence pleine. La différance est le fait de différer, relève d’une temporalité de l’ajournement et d’une impossibilité de la répétition du même. Derrida ne revendique pas l’originalité absolue de cette notion de différance, rappelant que cette idée se trouve déjà chez Nietzsche, Freud, ou encore Levinas2, dans leur critique de la présence à soi de la conscience et de l’ontologie classique de la présence (1972, p. 22). Derrida, imaginant quelqu’un s’avançant et s’annonçant, écrit (1993, p. 14-15) : « je voudrais apprendre à vivre. Enfin. [...] Apprendre à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage, dans le commerce sans commerce des fantômes ». Ainsi, non pas appartenir à (logique ensembliste et métaphysique de la sphère), mais entretenir, tenir entre dans le site de l’entre.« Pas d’être-avec l’autre, ajoute-il, pas de socius sans cet avec-là qui nous rend l’être-avec en général plus énigmatique que jamais » (1993, p. 15). Cette hantologie (ontologie de ce qui hante, c’est-à-dire les spectres, les fantômes, soit ce qui existe sans exister, toujours revenant mais jamais premier) démasque tout fantasme d’innocence, là où précisément la psychanalyse montre que mort, culpabilité et perte vont de concert.

17L’écriture est itération de la trace, rature de l’origine (indécidabilité), barre faite sur le nom dès lors entamé à jamais et marqué d’altérité, qui voue à l’échec toute tentative de rassemblement, de retour tel Ulysse dans son Ithaque natal. Non pas un vestige, mais un blanc, une déhiscence. Sans début, et par conséquent sans fin ni subsistance, différance suspendant l’identité, le nom, marquant l’aporie. La présence à soi ne peut être sans fissure, l’ajournement lui est constitutive. C’est un trouble, un vacillement, un perpétuel questionnement, la répétition d’un écart. Elle ne peut pas reposer simplement sur une distinction entre intérieur et extérieur ; l’un est traversé par l’autre, telle la figure du marrane qui « porte un secret plus grand que lui et auquel il n’a pas lui même accès » (Derrida, Safaa, 2000, p. 19), dans le site même de l’entre (non lieu). Le secret ici est à entendre comme l’inconnaissable, non pas celui qu’il s’agirait de dévoiler (logique de l’arrière monde), mais celui qui est à même le signifiant. Il est impossible au marrane de vivre simplement ou naturellement son appartenance à un contexte donné, mais à la fois dedans et dehors.

18L’identité pour Derrida est de ne pas être identique à elle-même, toujours en dette. Elle n’a lieu que dans la différance avec soi (Derrida, 1991, p. 16). Tout chez soi ne se constitue que dans l’écart ouvert par la différence et l’ajournement. L’identité doit prendre la voie de l’autre cap, ou cap de l’autre. Ainsi, « Je n’ai qu’une langue, et ce n’est pas la mienne » (Derrida, 1996b, p. 13) : la façon dont le locuteur habite la langue est du registre de la non-coïncidence, de l’hétéro-recognition. Faire sa langue sienne implique une déviation idiomatique singulière, la langue n’est donc pas une organisation close ou autarcique : impossible habitation identitaire de la langue et assomption de son ouverture. Derrida utilise la notion de cendre pour expliciter davantage ce qu’il entend par trace (1992, p. 222) : « cendre dit mieux ce que je voulais dire sous le nom de trace, à savoir quelque chose qui reste sans rester. Qui n’est ni présent, ni absent ; qui se détruit lui-même, soi même, qui se consume totalement, qui est un reste sans reste. C’est-à-dire quelque chose qui n’est pas ». La trace est effacement de la trace.

19Ce concept de différance repose en partie sur la notion saussurienne de différence, propriété qui a permis à Lacan de définir le sujet de la psychanalyse. Un signifiant n’a pas de valeur par lui-même, mais seulement par différenciation des autres signifiants. L’identité du signifiant n’est que relative et différentielle. Cette propriété implique l’absence de positivité du signifiant, un signifiant en soi ne signifie rien, il ne peut signifier quelque chose qu’articulé à un autre signifiant différent. Le signifié n’est pas attaché au signifiant, il glisse. Ainsi en est-il du sujet, et par extension, du désir. On remarque ici une affinité (ce qui ne veut pas dire homogénéité, mais mise en relation de domaines hétérogènes sans qu’aucun ne se subordonne à l’autre) entre la trace et le sujet chez Lacan, ainsi qu’entre la différance et l’articulation signifiante.

20Pour Lacan, le sujet ($) est représenté par un signifiant (S1) auprès d’un autre signifiant (S2) :

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21L’articulation entre S1-S2 (représentée par la flèche) est hétérogène et diachronique (impossible synchronie), et relève d’une logique de l’exception/exclusion (Lacan, 1965), tout comme la logique de l’énonciation/énoncé (Lacan, 1973a, p. 128). Comme le désir tel que Lacan le définit, S1-S2 sont articulés, mais inarticulables – autre nom de la différance – (le désir est certes articulé, mais inarticulable ; ainsi, le désir, c’est son interprétation à entendre comme effet de glissement de signifié, d’ouverture et de prolifération du sens). Le signifiant qui représente le sujet comme énoncé ne peut le représenter comme source de l’énoncé, c’est à dire comme lieu de l’énonciation. Autrement dit, dans le savoir S2 où il vient prendre place, le S1 s’inscrit comme ce qui rate à représenter son énonciation. Par l’entremise du phallus (le phallus symbolique est le signifiant du manque de signifiant, inscription symbolique de l’incomplétude de l’Autre), le S2 est intégré dans l’Autre du signifiant second, mais au prix de l’élision du S1 (car les deux ne peuvent pas coexister ensemble – rapport d’exclusion). Le S1, toujours intrus par rapport à champ du langage (Autre), fonctionne sur la logique de l’exception, le S2 se fonde sur l’exclusion de S1 (paradoxe russellien de l’ensemble des ensembles – le catalogue des catalogues – qui ne se contiennent pas eux-mêmes et renvoie à la logique d’exclusion S1//S2). Ainsi, S1 et S2 sont articulés de façon hétérogène : S1 ne peut pas faire partie de l’ensemble dans lequel se situe S2, il pourrait faire partie de cet ensemble au prix de l’exclusion de ce signifiant second. Le sujet se réduit alors à la trace d’un effacement (trace, cendre), à la trace d’une coupure, résultat, ou conséquence de ce (non)-rapport d’exception//exclusion.

22Cette articulation hétérogène est au principe même de l’inscription du sujet au champ de l’Autre (genèse du sujet), là où le sujet est parlé (puisque l’Autre lui préexiste) : le signifiant parlé (S1) n’est pas le signifiant entendu (S2, même s’il s’agit du même mot). Ainsi, le sujet, « s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant, de l’autre il apparaît comme aphanisis» (Lacan, 1973a, p. 191). Cette aphanisis (effacement, évanouissement, coupure) est un effet de réel au sens où elle est la traduction de l’impossible rapport entre S1 et S2 (l’impossible chez Lacan, c’est le réel, dans le sens de ce qui à la fois revient toujours à la même place et ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire). Le sujet ne se constitue que dans l’Autre, comme lieu du signifiant, au prix de son élision même. Cet Autre, comme le sujet, Lacan le dit barré, c’est-à-dire inconsistant et incomplet. La béance est ce qui le caractérise au mieux, à rebours de toute idée de plénitude, de consistance, de garantie, de référence dernière, première, ou absolue (indécidabilité). L’effacement est le propre du signifiant premier (S1) – « le signifiant est une trace effacée » (Lacan, 2004, p. 76) –, le sujet lacanien se situe, en son cœur même, au niveau de l’acte d’énonciation et du nom élidé, ce qui résonne avec l’interdit porté sur le nom chez les Nambikwara. Pour Lacan, si le nom propre est interdit, c’est qu’il ne recouvre en rien l’être du sujet qui reste pour le coup inter-dit, entre les dit, sans les dits, site de l’entre (ou non-lieu). Ainsi, l’interdit porte davantage sur la croyance, ou encore, sur la certitude, en une possible assomption de l’être du sujet sous un nom. Les Nambikwara témoigneraient ainsi, à leur manière et par l’interdit, de l’aporie du nom et de l’impossible épinglage de l’être du sujet par la nomination. Le nom élidé est le lieu même de l’impossible surgissement du signifiant initial, impossible à représenter comme tel, trait comptable portant le un, caractère élémentaire du signifiant, représentant la fonction de différence – « la différence comme telle dans le réel » (Lacan, 1961) – et de répétition de cette différence (des autres signifiants ) dans une temporalité de l’ajournement (d’où la répétition – toujours manquée –, l’insistance, dynamique propre de l’inconscient, différance).

23Là où un certain idéal communicationnel - hors violence et hors dette – et une métaphysique de la présence impliqueraient une coexistence du dire et du dit ainsi qu’un sujet saturé ou plein, Lacan défend l’idée d’un sujet comme simple coupure et une impossible coexistence : l’énonciation ne peut passer que par l’énoncé, mais de ce fait se retire ou s’efface. L’énonciation, loin de se coordonner à l’énoncé, est précisément ce qui le troue, le décomplète. L’énoncé rate l’énonciation, le dire est dans un rapport d’exclusion au dit (on retrouve ici l’impossible comme non-rapport). Le sujet n’est pas saisissable, bien au contraire, il est ce qui échappe à toute tentative de saisie et de compréhension. La présence à soi est aporétique, les effets s’en ressentent dans le corps affecté (Lacan utilise le néologisme de parlêtre) – que se soit par la honte, l’angoisse, etc.… L’articulation signifiante hétérogène empêche toute saturation référentielle, sémantique et subjective. Le sujet est divisé, le sujet du discours ne se confond ni avec le sujet grammatical, ni avec le locuteur, ni avec le sujet psychologique. Tout énoncé (dit) laisse le sujet comme indécidable (Lacan, 2001a), qui n’est alors ni substantiel, ni identique à lui-même, mais évanouissant, se dérobant à tout épinglage par un signifiant dernier ou transcendantal qui permettrait de dire : le sujet, c’est celui là – dans le sens précis où il n’a pas de là. Le simple fait de parler lance une certaine forme d’appropriation qu’il empêche lui-même d’aboutir par son rapport d’hétérogénéité. Tout comme la différance, l’articulation signifiante est au principe même d’une ex-appropriation (Derrida, 1996c, p. 123) qui empêche toute forme de souveraineté (Derrida, 1992, p. 283 et 285), une résistance et une restance (Derrida, 1990) – ce qui reste comme insaisissable incessance. Elle implique le deuil de la boucle sous toutes ses formes (que se soit la présence à soi, le rapport à l’autre, la boucle du dire et du dit, la boucle économique du don et du contre don).

24Pour autant, la division subjective ne reste pas à nue. La fonction phallique permet de rendre cette division fonctionnelle (mise en place du désir), mais ne la suture pas, elle la redouble (Lacan, 2001a, p. 451). Différentes constructions vont venir la suturer, au rang desquelles on trouve le fantasme, les idéaux, les identifications symboliques et imaginaires. Par son mathème $ ◊ a (qui se lie S barré poinçon petit a), Lacan montre comment le fantasme fondamental soude ensemble deux éléments hétérogènes, le sujet divisé et l’objet cause du désir. L’objet a, à la fois, relève de l’imaginaire qui viendrait colmater la division subjective, et du réel en tant que son envers relève de l’impossible puisque cet objet est toujours déjà perdu. Ainsi, le fantasme a une structure double : il permet de voiler la faille signifiante irréductible, et en même temps en révèle l’impossibilité. La fonction du fantasme chez l’être parlant (dont le corps est marqué par l’articulation signifiante), en tant qu’il est barré, est de faire disparaître la division du sujet d’avec l’objet, et témoigne du refus de se représenter comme une poupée manœuvrée par le signifiant, en prétendant maîtriser son désir. Il en découle une mythologie du fondement ontologique, un sujet plein indemne de violence et non endetté, ce que Lévi-Strauss présente d’une certaine façon avec la leçon d’écriture à propos du peuple Nambikwara.

25La réponse courte et brutale de Lévi-Strauss à Derrida (Lévi-Strauss, 1967) laisse transparaître à quel point les remarques de Derrida étaient irrecevables voir inconcevables pour l’anthropologue. Ces critiques lui ont fait violence, elles ont touché un point de réel (autre nom de l’impossible) dans le simple fait de ne pas être compris, ne pas être reçu comme on peut s’attendre à l’être (précisément pour Derrida, une lettre n’arrive jamais à destination). Remarquons que cette violence là raisonne avec cette autre violence que Lévi-Strauss souhaitait faire taire en cherchant un peuple innocent, société où le malentendu n’aurait pas encore contaminé l’homme. La critique derridienne, dans sa performativité, traverse le fantasme lévi-straussien d’un possible lien à l’autre indemne de violence. Pour s’en défendre, Lévi-Strauss reproche à Derrida de ne pas l’avoir lu comme anthropologue (« sur le terrain »), c’est-à-dire de ne pas avoir les mêmes lunettes que lui (on peut s’imaginer à quel point il réfuterait l’ingérence de la psychanalyse dans le champ de l’ethnologie) – mais est ce que Lévi-Strauss considérait porter des lunettes ? Ainsi son travail d’ethnologue ne mériterait pas les égards d’un philosophe qui devrait se cantonner aux textes de Spinoza, Descartes ou Kant. Plus précisément, il reproche à Derrida d’avoir réalisé une mauvaise critique (« une farce ») philosophique d’un matériaux ethnographique et d’avoir recherché une cohérence élevée au rang de système. Or, ce que Lévi-Strauss ne perçoit pas, c’est que le geste de Derrida n’est pas philosophique tel que ce terme est entendu dans la tradition, mais déconstructeur. Il ne recherche pas la cohérence du système mais ce qui échappe à la totalité systématique, ce qui la remet en question, au travail (en différance), ce qui met à mal toute prémisse ou fondement ontologique. Lévi-Strauss ayant quitté le monde philosophique, on peut s’imaginer à quel point le repérage derridien de restes et de relents métaphysiques – à rebours donc de tout usage qualifié par Lévi-Strauss lui-même de « désinvolte » – dans son œuvre a pu lui être difficilement acceptable. L’indigence derridienne soulignée par Lévi-Strauss ne relève pas, comme il cherche à s’en convaincre, d’une réduction du matériaux ethnologiques au discours philosophique, mais bien plus de la révélation de ce que le fantasme lévi-straussien cherche à recouvrir, le réel du non-rapport (que Lévi-Strauss recouvre à nouveau frais en qualifiant de sournois le désir même de Derrida). L’opération derridienne ne vise pas à réduire l’Autre ethnologique au Même philosophique, mais à témoigner de l’Autre au sein du Même ethnocentrique.

Don et impossible, la violence du lien

26Lacan, en développant ses prémisses sur le sujet divisé, formalise le lien social par le biais de son mathème des discours (1991), avec quatre places, et quatre modalités de relations (Lacan, 2001, p. 558-559) :

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27Lacan reprend (détourne !) à Aristote (dans ses Premiers analytiques - I, 3 et 13 ; I, 8-22 - et dans De l’interprétation – paragraphes 12-13) les catégories de nécessaire, de contingent, de possible et d’impossible. Le contingent est ce qui cesse de ne pas s’écrire, le nécessaire est ce qui ne cesse pas de s’écrire, l’impossible est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, ce que recoupe la formule lacanienne de l’absence de rapport sexuel, et le possible (en lien avec l’impuissance dans les discours) est ce qui cesse de s’écrire. L’impuissance relève de la modalité du possible, dans le sens où un discours peut tout à fait voiler efficacement cette impuissance, dans une antériorité logique à la modalité de ce qui cesse de s’écrire.

28Pour lire ce mathème, il faut partir de la vérité, qui est ce qui anime l’agent du discours, ce qui le pousse à parler, à s’adresser, la cause du mouvement intersubjectif, du lien social et de l’échange. C’est en soi la cause du désir, ce qui crée le mouvement désirant. Cette cause échappe totalement à l’agent, elle est déterminante, mais indéterminable. L’agent s’adresse à un autre, avec pour résultat la formation d’un produit.

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29L’articulation entre l’agent et l’autre est marqué du sceau de l’impossible : il n’y a pas de rapport entre les deux interlocuteurs, seulement un semblant de rapport (le lien social a cette double propriété : à la fois, il confronte le sujet a sa propre perte, et en même temps offre une modalité de la recouvrir). L’agent du discours se soutient, nécessairement, d’une vérité qui le détermine, à son insu (marquée par une barre horizontale entre le semblant et la vérité), pour s’adresser à l’autre – logique de la causalité inconsciente. Cette vérité ne peut être que mi-dite, et son adresse témoigne de ce mi-dire (rapport d’exception/exclusion entre énoncé et énonciation). Le produit de cette opération ne peut être que contingent et ne peut en aucun cas rejoindre la vérité (impuissance). Chaque discours engendre un produit impuissant à rejoindre la vérité de l’agent, d’où une déception fondamentale, un être-en-dette, une impuissance et une impossibilité qui marque le lien (restance). Cette impossibilité expose au malentendu, à une déception et une certaine forme de violence. Cette violence réside dans l’impossibilité de se voir assigné – à même l’échange discursif – un lieu, une assise subjective, un fondement ontologique, une garantie, une innocence… La moindre parole implique un endettement, à la fois en soi et envers l’autre, entache tout échange d’incommensurabilité.

30Lacan use d’un même mathème pour le discours du maître et le discours de l’inconscient, il y réinscrit le sujet divisé ($) par l’articulation signifiante (S1-S2) – et sort ainsi de la simple dichotomie individu société :

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31Cette même formalisation doublement attribuée à l’inconscient et au discours du maître a l’avantage de montrer en quelque sorte comment, au sein même de ce qui pourrait paraître une relation d’asservissement ou de soumission, l’impuissance et l’impossible travaillent. L’asservissement est impossible dans le sens où le produit de l’opération ne rejoint pas la vérité du maître, la boucle est rompue. Le discours du maître ne satisfait personne, pas même le maître. L’asservissement est toujours un semblant puisque la vérité du maître (a), qui soumet l’autre (S2), lui échappe (le produit de ce lien social, $, ne rejoint pas la vérité du maître (S1)).

32Lacan montre ainsi à sa façon, parallèlement à Derrida et contre Lévi-Strauss, que la politique n’est pas qu’asservissement (qui n’est que le semblant du discours qui recouvre une foncière impossibilité). On s’aperçoit en conséquence que Lévi-Strauss, en soutenant la thèse de l’asservissement par l’écriture, maintient paradoxalement le semblant, la puissance du maître en place et voile l’impossible comme l’impuissance de ce discours. Lévi-Strauss ne cherche pas à montrer comment le discours du maître repose sur une impossibilité, sur un non rapport entre maître et esclave pour reprendre la terminologie hégélienne. Tout au contraire, il postule ce rapport d’asservissement comme opérant, refuse la possibilité de l’impuissance, du cesse de s’écrire, ce qui lui permet, comme bénéfice secondaire pourrait-on dire, de masquer l’envers de ce discours, c’est-à-dire son incomplétude, l’hétérogénéité du lien. On s’aperçoit donc que le fantasme lévi-straussien est double, et que cette bivalence n’est que paradoxalement contradictoire. D’une part, en maintenant la puissance de l’asservissement (qui est une forme de violence, celle de la tentative de réduction de l’Autre au Même), il masque la violence de l’impossibilité de l’asservissement, son impuissance, qui renvoie à l’échec du rapport (ici entre maître et esclave, mais on pourrait également considérer son rapport à la philosophie dans une même logique puisqu’il ne s’aperçoit pas du travail déconstructeur de Derrida). D’autre part, la réduction de la violence au champ de l’asservissement (violence de la réduction de l’Autre au Même) masque la violence du non rapport (violence de l’impossibilité de la réduction de l’Autre au Même) par le mythe d’un possible état de nature. Dans les deux cas, Lévi-Strauss voile le non-rapport : soit en maintenant l’idée d’une possible réduction de l’Autre au Même, soit en postulant un état indemne de contamination. Pour la psychanalyse, tout lien, tout discours est aporétique et repose sur une foncière absence de rapport. De cette aporie, le discours analytique ne s’en exclut pas ou doit veiller à ne pas s’en exclure.

33On retrouve dans le mathème du discours de l’inconscient le sujet divisé résultant de l’articulation signifiante S1//S2, et le fantasme ($ ◊ a). L’enjeu de la psychanalyse est de dévoiler l’impuissance du comblement de la division subjective par l’objet (structure du fantasme), et de révéler l’impossibilité de l’articulation S1//S2, c’est-à-dire réduire le sujet à sa coupure, à sa trace. Cette impossibilité se dévoile notamment dans l’évènement du dire : le dire est ce qui excède le dit, ce qui excède la pensée, ce qui excède l’intentionnalité. Cette rupture fait évènement (temporalité discontinue, et non pas temporalité linéaire ou continue, ce que Derrida qualifie, à la suite de Levinas, de messianisme sans messianicité), et avènement (Lacan, 1973b, p. 16) là où « il n’y a de sujet que d’un dire » (Lacan, 1973c), traverse toute fantasmatique de présence pleine, d’innocence et de fermeture de l’histoire (Derrida, 1967, p. 168).

34La particularité du discours analytique est de démontrer l’impuissance de chaque discours qui se développe, de structure, depuis une impossibilité, voilée par le fantasme et le semblant :

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35Le discours psychanalytique, qui se réduit à cette situation où un psychanalyste répond à un patient qui lui adresse son dire, vise à mettre en jeu l’irréductibilité de l’impuissance et de l’impossible, recouverte par des modalités identificatoires, fantasmatiques… Pour se faire, le psychanalyste, en place d’agent, se fait semblant d’objet a, incarne ce qui serait l’objet qui comblerait la division subjective, pour mieux en montrer le semblant et son envers, c’est-à-dire l’absence de rapport entre l’objet du don et le sujet (ce qui rejoint l’aphorisme lacanien « il n’y a pas de rapport sexuel »). Dénuder le semblant entraîne le dévoilement d’une foncière insatisfaction quant à l’échange et au don, puisque l’objet ne peut jamais combler la division subjective. Le don est précisément le don de ce qu’on n’a pas, soit cet objet qui n’en est pas un dans le sens que rien ne peut venir saturer et satisfaire l’échange.

36L’échange ne peut pas recouvrir la pulsion qui précisément se nourrit de l’insatisfaction, de l’incomplétude, de la non-coïncidence, de l’impossible (Lacan, 1973, p. 160) : « la pulsion est précisément ce montage par quoi la sexualité participe à la vie psychique, d’une façon qui doit se conformer à la structure de béance qui est celle de l’inconscient ». Lacan démontre que s’il y a bien une prohibition, un interdit qui concerne l’inceste, il faut bien entendre que cet inceste est avant tout celui de l’énonciation et de l’énoncé, soit une forclusion de la division subjective (ainsi, l’interdit de l’inceste et l’interdit du nom propre ont la même fonction). L’absence de rapport sexuel, dans la sémantique lacanienne, est l’absence de rapport entre énoncé et énonciation, rapport qui donnerait accès à une présence pleine, à un échange sans violence… Lacan reformule la problématique du don en ces termes : « je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça » (Lacan, 2011, p. 82). Le don, l’échange, confronte précisément à l’impossibilité du don, à l’impossibilité de l’échange, violence fondamentale, puisque l’objet du don ne peut pas venir suturer la demande : « l’objet petit a n’est pas l’origine de la pulsion orale. Il n’est pas introduit au titre de la primitive nourriture, il est introduit de ce fait qu’aucune nourriture ne satisfera jamais la pulsion orale, si ce n’est à contourner l’objet éternellement manquant » (Lacan, 1973, p. 164). Le reste de cette opération, qui surgit sur la modalité de l’excès, confronte le sujet au pulsionnel qui fait retour dans le corps (n’oublions pas que le corps est marqué par l’articulation signifiante hétérogène et ainsi pris dans la logique aporétique du lien social – Lacan, 1991, p. 2063). Le pulsionnel fait retour, dans l’échange, sur l’agent du discours et son corps qui lui échappe, contrairement à ce que la mentalité pourrait faire croire :

Le parlêtre adore son corps car il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. Il est déjà assez miraculeux qu’il subsiste durant le temps de sa consumation, qui est de fait, du fait de le dire, inexorable. Rien n’y fait, elle n’est pas résorptive. Certes, le corps ne s’évapore pas, et, en ce sens, il est consistant, le fait est constaté même chez les animaux. C’est bien ce qui est antipathique à la mentalité, parce qu’elle y croit, d’avoir un corps à adorer. C’est la racine de l’imaginaire. (Lacan, 2005, p. 66).

37Cet en-trop au logis du corps provoque un embarras et rompt une éventuelle réassurance imaginaire, une homéostasie toujours précaire, celle que pourrait nous donner notre image. Le corps n’est pas le sujet, mais pour autant il échappe, se dérobe à la fois à l’avoir et à l’être, ce qui constitue la complexité de la jouissance chez Lacan, autre nom de ce qui pour le sujet le confronte à un rapport dérangé à son propre corps (Lacan, 2011, p. 43), à cette question de l’être en défaut dans l’opération de nomination. Le corps est ce avec quoi je peux me confondre mais ce dont la possession échappe à la saisie. Chaque sujet pourra témoigner singulièrement de cet en-trop du corps qui résiste à la fois à la chaîne symbolique et à la tenue imaginaire, par exemples (et hors exhaustivité), – dans un registre agit ou subit (Lacan, ,1966, p. 393) –, par une plainte ou un symptôme somatiques (ce dont témoigne la clinique de l’hystérie est les diverses somatisations), par une exacerbation de cet excès (nous pensons notamment à certains phénomènes de corps énigmatiques dans la psychose), ou à l’inverse par un désir de le réduire au silence (nous pensons à des pratiques qui visent à la mise à mort du corps (Abelhauser, 2013) telles observées dans des pathologies comme Lasthénie de Ferjol, l’anorexie mentale, pathomimies…), ou encore par la sublimation... Certaines pratiques sociétales peuvent également s’inscrire dans des modalités de traitement de cet en-trop.

38Le retour pulsionnel ne fait pas boucle, mais au contraire, s’inscrit dans l’impossibilité du bouclage. C’est l’impossible – et sa violence – qui fait retour sur le sujet, le réduit à un être-en-dette inexorable dont le corps est le siège. Ainsi le lien social ne peut pas se penser uniquement, – pour reprendre la terminologie heideggérienne utilisée par Derrida –, dans le registre de l’être-avec, mais nécessite une pensée de l’être-avec-sans, c’est-à-dire une pensée du social comme impossibilité (énigme derridienne) et comme masque de cette même impossibilité. Ce sans implique une aporie, un paradoxe quant au don et à l’échange, non pas dans le sens d’une négation ou d’un manque, mais davantage dans le sens d’un excès qui fait toujours retour, d’une excédance (nous nous autorisons ce néologisme qui permet de nouer l’idée de différance et de pulsion, c’est-à-dire le nouage à la fois de la différence signifiante et ses implications/complications dans le corps).

39Derrida a également tenté de son côté de cerner ce que serait ce don en rapport à une logique de la trace et de la différance. La trace s’inscrit dans une performativité du don comme ce qui donne le lieu hors le lieu :

le don, la donation du don, le cadeau pur ne se laisse pas penser par la dialectique à laquelle pourtant il donne lieu. La donation du don s’entend ici avant le pour-soi, avant toute subjectivité et toute objectivité. (Derrida, 1974, p. 269).

40Le don est une affirmation qui existe dans le retrait, il se devance dans le oui qui le rend possible. Le don, dans la langue, dans le lien social, est ce qui fait condition de son inconditionnalité (rapport éthique à une altérité radicale – c’est à dire non-rapport), dans un avant lieu du lieu, avant toute présence, perforant le langage, l’excédant en lui dans une incessante immanence. Ce oui, cette affirmation :

ne décrit ni ne constate rien mais engage dans une sorte d’archi-engagement, d’alliance, de consentement ou de promesse qui se confond avec l’acquiescement donné à l’énonciation qu’il accompagne toujours, fût-ce silencieusement et même si celle ci devait être radicalement négative. (Derrida, 1987, p. 647).

41Non pas une promesse de comblement, mais d’ouverture. Ce oui « fait dans la langue un trou » (Derrida, 1986, p. 23), implique une présence et une topologie en différance, ce don empêche l’installation dans une logique du tiers exclu, inscrit une naissance à laquelle paradoxalement il est impossible d’être présent (logique de l’inclusion paradoxale ou aporétique de l’exclu). Ce que présente le discours et le lien social relève ainsi d’une anéconomie dans le sens où le don pour Derrida « n’est pas un présent, [mais] le don de quelque chose qui reste inaccessible, donc non présentable » (Derrida, 1999, p. 50).

42Pour conclure provisoirement, et comme Lacan a pu le préciser, le psychanalyste n’a aucune compétence ni légitimité, ni méthodologie pour s’affronter à la recherche anthropologique. Pour autant, les découvertes de la psychanalyse peuvent aider à prévenir de certains à-priori et glissement, protéger l’ethnologie d’une pente ethnocentrique toujours en jeu qui se joue à l’insu même du chercheur. Le fantasme lévi-straussien d’un état d’innocence l’a conduit à minimiser la question de la dette et de la violence inhérente à l’échange. Le lien social, comme mise en jeu de la division subjective et du fantasme, à la fois confronte le sujet à son incomplétude, et donne un moyen de la recouvrir (fonction du semblant). La culture est malaise, à la fois violence et sa domestication. Toute étude anthropologique devrait prendre en compte cette double modalité, pour éviter de tomber dans une projection ethnocentrique, un fantasme de pureté originaire indemne de toute contamination par l’indécidabilité. Le psychanalyste, loin de se faire le berger de l’être, veille à cet indécidabilité, re-marque l’impossibilité de la présence pleine et de la boucle de l’échange. Cette aporie contamine jusqu’à la proposition de Lacan d’être un psychanalyste qu’il relativise d’un « si cela existe ». Ainsi, la position de Lacan ne consiste pas en l’institution d’un nouveau fondement à la place d’un autre ou d’un métalangage, psychanalytique en l’occurrence, mais à la veille d’une absence de fondement quel qu’il soit.

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Notes   

1  Derrida, à partir de son étude du séminaire de Lacan sur La lettre volée d’Edgar Poe, a largement critiqué et révélé les relents métaphysiques de ce qu’il est convenu d’appeler le premier enseignement de Lacan (notamment le trajet réappropriateur de la lettre et son indivision, la vérité comme adéquation, la parole pleine qui se définit par son identité à ce dont elle parle, la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à un futur, etc.). Pour autant, la suite de l’enseignement de Lacan s’est clairement décalé de cette pente métaphysique, comme le constate Derrida lui-même : « Le discours de Lacan, toujours très sensible – et qui le lui reprocherait ? – à tous les mouvements de la scène théorique, n’a cessé depuis de réajuster, refondre même, parfois contredire les axiomes dont je viens de parler » (1996a). C’est à ce titre que nous nous autorisons ce rapprochement entre Derrida et Lacan.

2  Sur cette affinité entre Levinas, la psychanalyse et cette question de la différance, nous renvoyons à notre thèse (Martin, 2014).

3  « […] c’est bel et bien en tant que liée à l’origine même de l’entrée en jeu du signifiant, qu’on peut parler de jouissance. […] La jouissance est très exactement corrélative de la forme première de l’entrée en jeu de ce que j’appelle la marque, le trait unaire, qui est marque pour la mort, si vous voulez lui donner son sens. Observez bien que rien ne prend de sens que quand entre en jeu la mort. C’est à partir du clivage, de la séparation de la jouissance et du corps désormais mortifié, c’est à partir du moment où il y a jeu d’inscriptions, marque du trait unaire, que la question se pose ».

Citation   

Emmanuel MARTIN, «Violence et lien social : l’impossible du don», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 07/09/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1080.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Emmanuel MARTIN

Emmanuel Martin est Psychologue clinicien à l'Établissement Public de Santé Mentale de l’Aube. Il est Docteur en psychologie, avec une thèse intitulée « Clinique de l’Un, transmission et invention face à l’exil de la langue », soutenue en juillet 2014 à l’Université Rennes II Haute Bretagne. Ses domaines de recherches sont : la psychopathologie, la psychanalyse, la philosophie, l'éthique, le lien social.