Disparues


Numéro 3

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1993


Résumé
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  Résumé

Le lecteur trouvera une fois encore dans ce numéro un menu varié puisant à diverses sources susceptibles d'alimenter une compréhension multidisciplinaire des phénomènes liés à la diffusion et à l'utilisation des technologies de l'information et de la communication dans nos sociétés contemporaines. Trois articles proposent tour à tour un essai de nature philosophique sur les rapports technologies-société, une enquête sociologique sur les représentations individuelles associées à l'utilisation du micro-ordinateur et trois études de cas sur l'impact de l'informatisation sur le travail de gestion des cadres intermédiaires.

Dans son texte, intitulé « Société et nouvelles technologies de l'information et de la communication : pour une indétermination socio-technique », Jean-Marc Massie, après avoir critiqué les lacunes et les limites des théories inspirées tant par le déterminisme technologique que par le déterminisme anthropocentrique, plaide pour une approche paradoxalement qualifiée de codétermination indéterminée : « il n'y a ni déterminisme technique, ni déterminisme anthropocentrique, mais plutôt une codétermination des termes en présence, codétermination qui, paradoxalement, demeure ouverte à l'aléatoire, au hasard, à tout ce qui défie la pensée calculante. Tantôt la technique s'impose à l'être humain, tantôt c'est l'inverse. Mais, quoi qu'il en advienne, entre machine et être humain perdure une relation en constante évolution. Qu'il y ait alliance pour le pire entre NTI et société, cela est probable mais non fatal. Une « alliance momentanée » peut être observée. Toutefois, sa configuration pourra éclater sous la pression du « commentaire infini et circulaire » auquel aucune technique, fût-elle érigée en idéologie, ne peut résister indéfiniment ».

L'analyse critique de Jean-Marc Massie s'appuie sur la présentation et la discussion d'une vaste documentation bibliographique. Le lecteur y trouvera tout à la fois une bonne synthèse des textes sur le sujet et le développement d'un point de vue personnel sur la question.

Dans le deuxième article de ce numéro, Jean Brunet nous présente les résultats d'une recherche empirique, effectuée auprès d'un échantillon de 200 personnes, sur les représentations que se font les usagers de leur micro-ordinateur comme objet technique, ainsi que de son impact sur l'individu et la société. Le constat principal est celui d'une grande homogénéité des représentations, indépendamment du sexe (à quelques nuances près), du type d'appareil utilisé ou de l'occupation des répondants. Dans l'ensemble, le micro-ordinateur est perçu essentiellement comme un outil de travail performant, dont on valorise beaucoup les caractéristiques positives et minimise les aspects potentiellement négatifs. Le processus d'informatisation sociale lui-même ne suscite guère d'inquiétude : « en conclusion, l'informatisation est un processus révolutionnaire, un atout qui ne représente que des gains, qui ne conduit pas notre civilisation à sa perte. Elle est vue de manière très positive. Les risques y étant associés sont jugés faibles et un débat existe à savoir si oui ou non il est opportun de limiter le processus de développement dans un contexte où l'on estime que l'informatisation est sans limite. Finalement, l'analyse des perceptions tend à démontrer que l'informatisation ne changera pas l'ordre établi ; que ce soit pour l'élite, les citoyens en général ou les femmes, les inégalités demeureront. Cependant, les utilisateurs de micro-informatique adoptent une attitude favorable face à cette technologie ». Pour les personnes interrogées, finalement « ...l'informatisation serait neutre alors que l'éducation ne le serait pas ».

En plus de résultats intéressants sur un thème relativement peu exploré, le lecteur trouvera dans le texte de Jean Brunet l'application d'une méthode quantitative rigoureuse présentée d'une manière fort lisible, sans les lourdeurs habituelles des séries de chiffres.

Dans la troisième contribution à ce numéro, Alain Pinsonneault, André Bourret et Suzanne Rivard décrivent et analysent les résultats d'une étude exploratoire qu'ils ont conduite dans trois entreprises pour évaluer l'impact de l'utilisation directe des technologies de l'information par des cadres intermédiaires sur le processus de gestion.

Deux facteurs de contingence sont particulièrement pris en considération : le secteur d'activité de l'entreprise et le stade d'évolution de l'informatique-utilisateur à l'intérieur des entreprises observées. Leurs conclusions sont nuancées et les amènent à souligner l'importance des facteurs de contingence : « l'étude fait ressortir que les impacts et bénéfices des TI dépendent en grande partie des efforts d'orientation et des changements qui accompagnent l'implantation et l'utilisation des TI. Les bénéfices plus substantiels de l'utilisation des TI, que nous nommons les impacts de deuxième niveau, sont survenus dans les deux entreprises du stade « intégration manuelle » (entreprises B et C) alors que dans l'entreprise du stade « isolement » (A), les impacts n'ont été que de premier niveau. La présente étude indique également que les bénéfices sont relatifs au contexte organisationnel. Par exemple, le réinvestissement du surplus de temps dans les rôles informationnels n'est pas la meilleure utilisation du surplus de temps que pourrait faire une entreprise dont la survie est intimement liée à la capacité de gestion de crise ». Doit-on déduire d'une telle conclusion que les technologies de l'information et de la communication sont indéterminées et que leurs effets ne dépendent que des stratégies d'implantation et des contextes d'utilisation ?

La recherche de Pinsonneault, Bourret et Rivard, bien située par rapport à l'ensemble des travaux dans le domaine de l'informatique de gestion, alliant la minuterie d'une étude de cas à des efforts théoriques de modélisation, apporte une autre contribution significative à la compréhension détaillée du processus d'informatisation dans les entreprises.

Adopter une approche de « codétermination indéterminée », n'est-ce pas avouer, après avoir constaté l'insuffisance des théories jusqu'à présent proposées, que nous ne savons pas grand chose sur les rapports technologies-société, que nous ne possédons tout au plus que des connaissances fragmentaires sur le sujet ? N'est-ce pas conclure à la prématurité des théories globalisantes et opter pour une modeste approche méthodologique fondée sur le « bon vieux » doute systématique ?

Cette discussion sur l'influence réciproque de la technologie et de la société ne va pas sans rappeler un autre débat tout aussi ancien - qui a agité les sciences humaines et sociales il y a quelques décennies - sur les rapports nature-culture. Serait-ce tomber dans la confusion du sujet et de l'objet que de rappeler que l'un des termes ne peut se concevoir sans l'autre ? Faut-il par ailleurs se contenter d'une telle généralité et abandonner toute tentative de caractérisation de leurs interrelations ? Il faudrait peut-être prendre exemple sur l'Ecole des Annales et tenter de concilier « approche holistique » et « analyse documentée ». Mais il est sans doute encore trop tôt pour qu'une telle entreprise ait des chances de succès. L'informatisation est un processus multiforme encore fort récent. Est-ce d'ailleurs un phénomène purement technologique ?

On ne peut pourtant reporter à plus tard le débat social sur le développement des NTI et l'évaluation de ses impacts. Comme l'enquête de Jean Brunet le fait bien ressortir, l'informatisation est un phénomène déjà en voie de banalisation dans les représentations de ses usagers. Le discours dominant sur la révolution informatique, sur l'amélioration de la qualité du travail, sur la neutralité de l'objet et sur la positivité de ses effets est largement répandu et ne suscite guère de questionnement chez les utilisateurs. Les essais critiques et les tentatives de conceptualisation globale s'imposent, malgré les risques d'erreur. Comme il a déjà été dit dans un autre contexte, l'abstention serait une erreur encore plus grande. L'exercice même du commentaire, cent fois repris, est salutaire.

Parallèlement, des études sectorielles centrées sur l'analyse de quelques facteurs de contingence sont également nécessaires. Les recherches de ce type, dont Pinsonneault, Bourret et Rivard nous livrent ici une bonne illustration, n'autorisent encore que des conclusions partielles, parfois contradictoires. Mais elles permettent de préciser pas à pas le jeu des différents facteurs et ne peuvent qu'enrichir la réflexion de nature plus globalisante.

Les NTI sont-elles neutres comme le pensent les utilisateurs interrogés par Jean Brunet et comme le laisse entendre la conclusion de Pinsonneault, Bourret et Rivard sur l'importance du contexte organisationnel ? Alors que certains usages des NTI commencent à se fixer de manière relativement stable (importance du traitement de textes, des logiciels d'aide à la décision, etc.), on constate de plus en plus que l'outil est polymorphe et que ses effets sont variables selon les stratégies, les contraintes sociales et les contextes organisationnels. Si détermination technique il y a, il faudra la chercher à un niveau de généralité plus élevé que ses multiples applications, ce qui nous ramène nécessairement au type de réflexion que nous livre Jean-Marc Massie et celui des auteurs qu'il commente et critique.

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