Disparues


Numéro 4 - Evaluation des choix technologiques (Technology Assessment)

Claire Lobet-Maris

Editorial -1992


Résumé
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  Résumé

L'évaluation des choix technologiques, mieux connue sous le nom de Technology Assessment (TA), est un concept aujourd'hui en vogue : des institutions se créent, des pratiques se mettent en œuvre, des congrès et séminaires s'organisent... Cet engouement récent du monde tant politique, scientifique qu'industriel doit sans doute s'apprécier à la mesure des incertitudes et de la complexité de nos évaluations technologiques. Cependant, au-delà de ce constat, le TA - tant dans son concept, ses pratiques que ses institutions - demeure pour beaucoup d'entre nous quelque chose de relativement opaque dont on ne perçoit pas toujours très clairement les finalités, les enjeux et les méthodes.

Dans ce numéro spécial de TIS, nous avons voulu lever le voile sur le concept de TA, le déconstruire à travers une analyse des institutions et surtout des pratiques qui se disent ou ne se disent pas de TA mais qui, toutes, ont comme objet l'évaluation du couple technologie et société. Les discours et les pratiques se conjuguent au pluriel. Cependant, par-delà la pluralité des regards, le lecteur découvrira des interrogations qui traversent l'ensemble des articles. Le statut de la technologie dans les études d'évaluation, en tant que variable endogène ou exogène de nos modèles, occupe sans doute les premiers rangs de la transversalité, entraînant dans son sillage un ensemble de questionnements sur la marge de manœuvre des pratiques de TA dans l'inflexion des choix technologiques, sur le rôle et la représentation des usagers dans le processus d'évaluation, etc. Autant de questions que la richesse des regards rassemblés dans le présent numéro permettra d'éclairer.

Le numéro s'ouvre par une préface de Riccardo Petrella, membre du comité scientifique de TIS et directeur du programme FAST (Forecasting and Assessment in Science and Technology) Communautés européennes et qui, à ce titre, fut sans doute parmi les chevilles ouvrières les plus actives dans la propagation des idées de TA et dans leur institutionalisation progressive.

Désormais, nous dit Riccardo Petrella dans la préface de ce numéro, « tout le monde reconnaît ce fait banal : la technologie est un processus et un produit social. En ce sens, le TA est l'ensemble des procédures et des moyens qu'une société se donne pour comprendre la nature et la portée des mutations scientifiques, du développement et des usages des technologies, ainsi que pour évaluer leur utilité et leur faisabilité économiques, leur valeur et leur pertinence sociales ».

Ainsi posé, le TA apparaît comme une pratique sociale tendant à redonner à la société la maîtrise de sa construction scientifique et technologique. Cette pratique, comme toute autre, a une histoire ; une histoire bien récente à vrai dire. Le concept de TA apparaît pour la première fois sur la scène publique au début des années 70 lorsque le Congrès des Etats-Unis décide de se doter d'un Office of Technology Assessment (OTA) chargé de renforcer l'assise démocratique sur des décisions scientifiques et techniques de plus en plus complexes et empreintes de nombreuses incertitudes.

Riccardo Petrella nous invite à relire cette histoire à travers ses quatre principales forces de développement :

  • la recherche d'une démocratisation plus efficace des choix technologiques,

  • le passage d'un TA réactif à un TA pro-actif d'orientation et de façonnage des développements scientifiques et technologiques,

  • la naissance d'une culture et d'une pratique du TA intégrée,

  • l'émergence d'un TA transnational.

Ce regard sur l'histoire est également présent dans l'article de Benoît Kusters et Claire Lobet-Maris. Et sans doute faut-il voir dans une telle interrogation sur le passé le signe d'une pratique d'évaluation qui se cherche encore tant sur le plan institutionnel que méthodologique. Pour ces auteurs, le concept de TA apparaît comme une appellation non contrôlée recouvrant un large spectre de pratiques progressivement sédimentées par les acteurs et les enjeux du développement technologique. Toutefois dans cette mouvance des pratiques et des institutions, une évolution semble se dessiner d'une conception du TA marquée par le paradigme scientifique de la rationalité décisionnelle vers une conception plus ouverte, moins technocratique aussi, axée sur le paradigme politique de la concertation et de la négociation des choix technologiques. Ce mouvement, selon les auteurs, ne fait que traduire une évolution profonde de nos modes de penser la technologie ; une évolution dans laquelle les technologies de l'information semblent avoir joué un rôle pédagogique important et ce, à deux niveaux : tout d'abord, en tant qu'innovation « paradigmatique », les technologies de l'information font prendre conscience du caractère endogène de tout développement technologique ; ensuite, en tant que technologies « programmées », elles révèlent de manière quasi tangible le caractère socialement construit de tout développement technologique et, par là même, les marges de liberté dont nous disposons dans ces constructions technologiques.

Au plan du TA, cette prise de conscience du caractère endogène et socialement construit du développement technologique aura pour effet de favoriser le passage, tant sur le plan méthodologique que politique, de pratiques de TA réactives, où les technologies font figure de « boîtes noires » dont on tend à évaluer les outputs sociaux, économiques ou politiques, vers des pratiques plus politiques et constructives visant à révéler les stratégies à l'œuvre derrière tout développement technologique et à tenter de les infléchir. Deux cas d'évaluation technologique (Electronic Data Interchange et Carte-Santé) servent de base à l'illustration méthodologique de ce nouveau concept de TA.

Se situant aussi sur le terrain d'un TA constructif et politique, Gérard Valenduc et Patricia Vendramin nous introduisent à une démarche de « prospective sociale » destinée à améliorer la capacité d'anticipation de l'acteur syndical dans un contexte où les relations collectives de travail permettent de considérer l'innovation comme un enjeu négociable. A travers cette présentation méthodologique, c'est aussi l'attitude syndicale face aux développements scientifiques et technologiques qui se voit mise en perspective ; une attitude qui tend aujourd'hui à valoriser l'idée de « modernisation négociée ». Cette approche requiert des outils d'anticipation qui, comme le soulignent les auteurs, ne portent pas tant sur la prévision technologique que sur les changements structurels qui y sont liés. Là réside l'originalité première d'une démarche qui porte moins sur l'innovation technologique elle-même que sur ses conditions de diffusion. La seconde originalité réside dans le fait que la démarche privilégie le niveau méso-économique - c'est-à-dire le secteur ou la branche d'activité - comme terrain d'étude de la diffusion des nouvelles technologies. Ce privilège accordé aux études sectorielles repose sur le constat que la plupart des déterminants de l'innovation se situent non pas au niveau de l'entreprise, mais à celui de la branche d'activité, à travers les effets d'entraînement et d'alignement sectoriels.

L'article de Vincent Mangematin se situe sur un terrain plus résolument conceptuel que méthodologique. La question centrale posée par l'auteur concerne le statut de la technologie dans les modèles d'analyse économique des processus de changement technique. Plus précisément, l'auteur s'interroge sur les modèles économiques d'adoption d'une technologie. Ces modèles sont basés sur la notion de rendements croissants d'adoption qui, dans le cas d'une technologie, entraînent une augmentation de son utilité et créent les conditions de son succès. Or, selon l'auteur, si de tels modèles parviennent à expliquer le processus de diffusion d'une technologie, ils laissent largement ouverte la question du mécanisme initial d'adoption ou encore du choix des premiers utilisateurs. Pour répondre à cette question, il faut, selon lui, remettre en cause l'hypothèse d'exogénéité de la technologie. Il considère en effet que la technologie, dans sa conception, ses transformations et ses adaptations progressives, repose fondamentalement sur des choix stratégiques opérés par les industriels à partir d'un modèle de représentation du comportement des futurs utilisateurs. En ce sens - et on le verra très clairement dans l'exemple, repris par l'auteur, de deux technologies concurrentes en matière de guidage routier - la détermination de l'identité des premiers usagers est d'une importance stratégique capitale pour les offreurs de technologie.

A travers cet apport théorique, c'est aussi la marge de manœuvre et d'influence des usagers sur les développements technologiques qui se voit magistralement confirmée, consolidant par là même les bases d'un TA de négociation et de concertation tel que proposé dans les méthodologies des deux articles précités.

Cécile Méadel clôture le numéro avec une étude de cas de TA portant sur la télévision haute définition (TVHD). Elle montre de manière très tangible comment le processus d'évaluation de la TVHD, mené par les autorités publiques de tutelle, a contribué, par l'enrôlement progressif des différentes parties, à redéfinir assez fondamentalement le projet technologique initial. Cet article nous donne aussi l'occasion d'analyser le rôle des pouvoirs publics en matière d'évaluation technologique, un rôle que l'auteur définit en termes de coordination et d'organisation de la concertation économique et politique d'un projet dont ils sont partie prenante. L'article se termine par une question qui, en tant que telle, vient limiter politiquement l'endogénéité de la variable technologique : « et l'usager ? » Quelle est sa place, quel est son rôle dans la dynamique de l'évaluation et de la transformation progressive d'une technologie ? Concernant le cas de la TVHD, la réponse de l'auteur se fait très pessimiste : l'évaluation n'a pas fait de l'usager une pièce centrale du débat technologique.

Voilà qui relativise quelque peu un discours par trop programmatique sur la démocratisation des choix technologiques. Voilà sans doute aussi une occasion pour repenser le TA, selon la terminologie d'Hirschman (1970), dans le sens d'une meilleure organisation du « voice », par une information plus large aux usagers afin que « l'exit technologique » ne prenne pas le pas sur un développement technologique négocié. Des choix existent, des ouvertures sont possibles... encore faut-il les comprendre et s'en saisir. Tel est sans doute le message clé de ce numéro.

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