Disparues


Numéro 2 - Modèles nationaux et contextes organisationnels

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1992


Résumé
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  Résumé

S'il est un maître-mot qui traverse l'ensemble de ce numéro, c'est bien celui de contexte. L'ensemble des auteurs qui y ont contribué insistent, chacun à leur manière, sur la nécessité de prendre en compte les spécificités du contexte dans l'évaluation des processus de développement technologique.

Le contexte renvoie évidemment à une multitude de variables : encore faut-il se montrer capable de distinguer celles qui ont le plus d'impact sur la réalité observée. Le parti adopté par les auteurs du présent numéro est de se situer essentiellement sur un plan macro-social. Dans le développement de technologies telles que le vidéotex, les liaisons téléphoniques interurbaines ou l'informatique en général, ils entendent déceler l'influence des cadres de référence nationaux et construire en conséquence un certain nombre de « modèles » - français, nord-américain ou allemand - à partir du type de doctrine économique, du mode d'intervention des opérateurs publics ou des valeurs culturelles et philosophiques qui sous-tendent le développement des technologies de l'information.

Dans le domaine de la gestion, les théoriciens de la contingence structurelle ont montré combien les cultures nationales pouvaient avoir un impact significatif sur le fonctionnement des organisations (Bollinger et Hofstede, 1988) ; un raisonnement similaire ne pourrait-il pas, en fin de compte, s'appliquer à la technologie et à son mode de management ? Si un tel point de vue s'avérait pertinent, il serait difficile d'effectuer des transferts de modèle d'un pays à l'autre - ou d'un continent à l'autre - tant sont grandes les divergences de culture, de politique économique et industrielle, de développement technologique, etc. Pareil constat porte sérieusement atteinte aux illusions universalistes suggérées par certains idéologues des technologies nouvelles et nous amène à une vision beaucoup plus modeste et relativiste du développement technologique, qui apparaît désormais dans toutes ses nuances et dans toute sa complexité.

En particulier, les notions de réussite et d'échec de projets technologiques deviennent purement contingentes et sont avant tout à relier aux intérêts et objectifs des différents protagonistes en présence : la prouesse technique mise en avant par les uns peut très bien aller de pair avec la profonde démotivation ou l'indifférence ressentie par les autres. En outre, de telles notions doivent être rapportées à l'influence de multiples facteurs relatifs au système technologique lui-même, à son environnement, à son mode de développement et au contexte dans lequel ce développement a lieu (Lyytinen et Hirschheim, 1987).

Il n'en reste pas moins que le plan micro-social ne peut être ignoré dans une réflexion menée sur le rôle du contexte1 : c'est ce que nous rappelle judicieusement un des textes qui traite de la notion de convivialité, habituellement considérée dans le cadre d'une relation dyadique entre l'utilisateur et la machine et élargie ici au contexte organisationnel dans lequel elle se déroule.

Parmi les multiples facteurs qui peuvent être envisagés lors de l'examen du contexte, quels sont ceux qui ont particulièrement retenu l'attention des auteurs de ce numéro ?

Dans son analyse du développement du vidéotex en Allemagne, Françoise Séguy met surtout l'accent sur les stratégies technico-industrielles de la Deutsche Bundespost (notamment son alliance avec IBM et le détournement qu'elle a réussi à opérer du dispositif expérimental initial). En particulier, l'auteur souligne la façon dont l'opérateur public de télécommunications a su exploiter les imprécisions de la répartition officielle des compétences entre Etat central et Länder dans le domaine des télécommunications. La comparaison avec la France, habituellement menée en termes quantitatifs, n'a donc aucun sens dans la mesure où les contextes concernés sont totalement différents. Il ne s'agit pas de juger les résultats du Bildschirmtext à l'aune du Minitel mais plutôt de montrer la manière dont le vidéotex s'inscrit, de manière tout à fait cohérente, dans certaines orientations stratégiques propres à la Deutsche Bundespost. Dans une telle perspective, on peut donc bien parler d'un « modèle » allemand de développement du vidéotex.

La thèse que défend Richard Kramer va fondamentalement dans le même sens, même si son argumentation est différente. Le problème est ici celui de la possibilité de transférer, dans un contexte nord-américain, ce qu'il est convenu d'appeler le modèle français du Minitel. Mais à force de mettre en évidence les spécificités du marché nord-américain (large diffusion préalable des équipements micro-informatiques, existence d'une offre abondante de bases de données, obstacles réglementaires à une intervention publique massive, forte fragmentation de la demande, réticences morales face au développement des messageries, etc.), c'est le scepticisme, voire l'ironie, qui l'emportent sur l'enthousiasme que pourrait susciter la reproduction du « succès » français. Modèles français et américain sont donc opposés l'un à l'autre, amenant l'auteur à se montrer très critique à l'égard de toute tentative de transfert, qui répondrait pourtant aux vœux de nombreux acteurs politiques et industriels dans un contexte de morosité économique générale.

Le texte de Rob Kling concerne les fondements paradigmatiques des diverses études relatives à l'informatisation. Partant de l'idée qu'il n'y a guère de frontière entre les influences susceptibles de s'exercer sur les genres purement littéraires (romance, tragédie) et les genres plus académiques (études empiriques, modèles théoriques), l'auteur démonte les conditions sociales de production et de recevabilité des discours relatifs aux nouvelles technologies de l'information. Selon lui, la pensée utopique serait typiquement nord-américaine tandis que son pendant anti-utopique serait plutôt d'origine européenne. Par ailleurs, les conditions d'acceptation sociale de ce qu'il dénomme « réalisme social » (études de cas), « théorie sociale » (test de modèles) et « réduction analytique » (corrélations de variables-clés) sont très variées : si le premier courant est plus proche des préoccupations de type journalistique, les deux derniers sont plutôt l'apanage de spécialistes. Il y a donc bel et bien référence à des « modèles », à des systèmes de valeurs culturelles et philosophiques différents.

Vincent Mosco s'attaque quant à lui, dans une première note de recherche, aux répercussions que pourrait entraîner, dans le cadre canadien, une libéralisation des tarifs « à l'américaine » sur les communications téléphoniques interurbaines. Son propos est de débusquer les contradictions du modèle américain - notamment la nécessité de mettre en place des programmes sociaux coûteux et compliqués pour lutter contre les effets négatifs de la politique tarifaire - et d'insister sur les risques que représenterait sa généralisation dans le contexte canadien. Son texte semble prendre le contrepied de celui de Kramer. Pour ce dernier, le modèle français souffre d'un excès de centralisme et les Etats-Unis auraient tort de s'en inspirer. Pour Mosco, au contraire, les politiques tarifaires mises en œuvre aux Etats-Unis n'ont pas abouti à doter ce pays d'un avantage décisif en matière de télécommunications face aux nations où la tradition d'interventionnisme public est davantage prononcée. Le jugement des deux auteurs est sans doute contrasté mais chacun n'en souligne pas moins les particularités de deux modèles nationaux, dont ils apprécient les forces et faiblesses respectives.

Enfin, François Lapointe nous ramène, dans une seconde note de recherche, au contexte organisationnel proprement dit pour tenter d'évaluer le degré de convivialité d'une application informatique (le poste de travail pour la traduction). Pour lui, ce n'est ni l'étude générale des « facteurs humains » liés à un outil particulier, ni l'approche sociotechnique - où les technologies sont à la fois envisagées comme constitutrices et constituées de rapports sociaux - mais bien l'analyse détaillée des attentes et des représentations des différents acteurs en présence qui importe dans une telle démarche. Cette fois, on ne se réfère plus à des modèles nationaux ou à d'autres caractéristiques macro-sociales : c'est l'organisation elle-même et ses acteurs qui rendent l'appréciation de la convivialité éminemment contingente. Celle-ci ne peut pas être définie une fois pour toutes, dans le cadre d'une relation utilisateur-machine qui serait, en quelque sorte « décontextualisée » mais e11e doit au contraire être rapportée à un contexte social spécifique qui lui donnera, dans chaque cas, toute sa signification.

Le rôle du contexte - qu'il soit national ou organisationnel - apparaît donc, chez les auteurs de ce numéro, de toute première importance, aussi bien dans l'analyse du développement de larges projets technologiques que dans la réflexion susceptible d'être menée sur ceux-ci ou dans l'évaluation d'aspects très particuliers d'applications informatiques. A la lecture des contributions ici rassemblées, une conclusion semble s'imposer : la référence au contexte devrait en quelque sorte devenir le « réflexe » de toute analyse qui refuse, d'une part, de donner dans les errements maintes fois dénoncés du déterminisme technologique et, d'autre part, de réduire l'appréhension des facteurs humains au seul face à face entre un opérateur et « sa » machine.

Notes

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