Le contexte politique et linguistique
« Celui qui a pris une décision et fait un choix quand il n’avait pas d’alternative, elle le hantera tous ses jours passés sur terre, sans aucune possibilité de repentir et sans expiation. » (Amos Kenan1)
La guerre de 1948-1949 a redéfini les frontières israélo-palestiniennes, les territoires ainsi que les groupes qui les occupent. En Israël, la Nakba a donné naissance à une nouvelle communauté palestinienne, qui est restée sur ses terres, au prix d’un isolement et d’une répression militaire qui rendait son existence difficile au sein d’une société majoritairement juive2. L’institution de cette communauté en tant que minorité en Israël a coïncidé avec la destruction de la Palestine historique, entraînant l’expulsion et l’exil de plus de 800 000 Palestiniens3. Ceux qui sont restés formaient un petit groupe d’un peu plus 150 000 personnes au sortir de la guerre4. Certains de ces Palestiniens ont été exclus de leurs droits de propriété historiques sur la terre de l’ancienne Palestine par leur nouveau statut d’« Absents » instauré par la loi israélienne5. Ainsi, cette communauté palestinienne minoritaire est marquée dès le départ par un isolement qui dure presque deux décennies, du fait d’un régime militaire qui s’est maintenu de 1948 à 1966, les confinant dans un espace réduit et segmenté. La Nakba porte également en elle une catastrophe culturelle, avec la destruction ou la déstructuration des grands centres culturels urbains (Jaffa, Jérusalem, Haïfa, al-Lyd ou ʿAkkā - Saint-Jean d’Acre) et le départ d’une grande partie de l’élite intellectuelle, réfugiée à l’étranger. Aussi, le défi auquel font face ces Palestiniens est à la fois crucial et paradoxal : maintenir un espace culturel arabe homogène, malgré une forte fragmentation religieuse et géographique6. À l’instar de Mahmoud Darwich (1941-2008), d’Émile Habibi (1922-1996) et Hanna Abu Hanna (1928-), Rashed Hussein appartient à la petite fraction d’intellectuels qui prennent en main, par le prisme politique et culturel, la cause de ces Arabes en Israël7.
Seulement, la langue et la culture arabes en Israël ne sont pas exclusivement une expérience palestinienne, mais également juive8. À la même période en effet, au début des années 1950, arrivent en Israël dans le cadre des migrations juives encouragées par la loi israélienne, ceux qui sont communément appelés Mizrahim ou Juifs-Arabes. Il s’agit de Juifs issus des pays arabes, rejetés ou exclus de leurs espaces ancestraux et qui trouvent refuge dans le jeune État. Ces Juifs-Arabes ont plus de parenté culturelle et linguistique avec les Palestiniens qu’avec les Juifs européens (Ashkénazim) fondateurs de l’État. Or, cette arabité partagée est aussi la cause de leur ségrégation dans la société israélienne des années 1950, majoritairement dirigée par une élite politique occidentale. Leur marginalisation est principalement liée à la composante arabe de leur identité dont ils doivent en partie se dépouiller pour faciliter leur processus d’intégration dans la société israélienne9.
L’arrivée des Juifs-Arabes et leur intégration difficile ont pu conduire un certain nombre d’entre eux à tenter de nouer un dialogue avec les Palestiniens. Sasson Somekh, l’un des protagonistes majeurs de cette histoire, fait partie de l’immigration juive originaire d’Irak. Dès son arrivée, il conçoit les natifs Palestiniens comme des Israéliens, comme il l’indique dans son autobiographie Life after Bagdad : « en fait, le premier Israélien que j’ai rencontré n’était autre que l’écrivain Émile Habibi, un arabe chrétien10 ». Quant à Émile Habibi, il est ce grand écrivain palestinien, parfaitement bilingue arabe-hébreu et plusieurs fois membre du parlement israélien sous l’étiquette communiste. Il est l’auteur des Aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste (1974). Sa carrière littéraire a été couronnée à la fois par le prix palestinien Al-Qods en 1990 et par le prix Israël de littérature en 1992. Ainsi, hormis le partage de la langue et de la culture arabe, l’appartenance au Parti communiste se révèle décisive pour un certain nombre de ces intellectuels, puisque, constitué de membres aussi bien Juifs que Palestiniens, il est l’unique organisation politique en Israël prétendant à un bi-nationalisme11.
Pour les Palestiniens résidant en Israël, la pratique du bilinguisme arabe-hébreu est une stratégie destinée à se maintenir en tant que minorité : ils sont contraints de pratiquer l’hébreu pour s’intégrer à la société dominante, tout en œuvrant pour faire revivre leur culture arabe propre12. C’est la raison pour laquelle Émile Habibi, Samih al-Qassem, Jabra Nicola, Rashed Hussein, et tant d’autres, maîtrisent si bien l’hébreu. À la différence de ces derniers, l’apprentissage de l’hébreu et de la culture hébraïque moderne n’est pas une contrainte pour les Mizrahim, mais plutôt un test par rapport à la société d’accueil, comme le précise explicitement Somekh :
Les Juifs d’Irak ne sont pas arrivés en connaissant l’hébreu, certainement pas le genre d’hébreu qui s’était développé en Israël. (...) En fin de compte, non seulement l’hébreu de certains des immigrants irakiens amenés avec eux en Israël n’était pas utile pour la communication, mais il s’est avéré être un fardeau13.
Les intellectuels juifs-arabes apprennent donc l’hébreu israélien dès leur arrivée, mais ils restent encore très attachés à la langue et à la culture arabes. C’est précisément dans ce moment de partage linguistique et culturel que se situe le dialogue culturel initial entre Juifs et Palestiniens en Israël au cœur des années 1950, dialogue qui se répercute sur l’activité de chacun pour la reconstruction de la culture arabe sur le territoire israélien14.
Ainsi, les Juifs-Arabes s’impliquent dans un travail en commun exécuté avec les Palestiniens, à la fois dans la traduction, la littérature et la presse. Comme le souligne Maḥmūd Ghanāyim, cette dynamique intellectuelle palestinienne et arabo-juive est décisive pour la reconstruction de la culture de la minorité arabe en Israël :
Les intellectuels ont contribué à relancer l’activité de la littérature arabe dans le pays. Certains, dont Sasson Somekh, David Semah et Samir Mārid, ont écrit pour les journaux de la presse communiste, tandis que d’autres, comme Meir Haddad et Murād Michael, qui ont travaillé comme rédacteurs pour le journal al-Yawm, ont publié leurs écrits dans les journaux de l’organisation syndicale Histadrut et dans d’autres journaux semi-officiels15.
Maḥmūd Ghanāyim recense ces nouveaux acteurs de la vie culturelle arabe en Israël, mentionnant, entre autres, les noms de Meir Haddad (1914-1983), Shalom Darwich (1913-1997), Sasson Somekh, Salim Sha‘shuwwa‘, Nīr Shohat (1928-), Samir Mārid – ou Sami Michael – (1926-), David Semah (1933-1996), Shmuel Moreh (1932-2017), Murād Michael (1906-1986), Shimon Ballas (1930-2019), dont les sympathies politiques variaient entre le Maki (le Parti communiste israélien) ou le Mapam (Parti des travailleurs unis). Tous ces noms, issus du judaïsme irakien, se sont illustrés dans le domaine de la traduction entre l’arabe et l’hébreu et non dans l’écriture littéraire en arabe, exception faite de Samir Naqqash (1934-2004) qui publie toute son œuvre en arabe16. Somekh, traducteur infatigable, explique, en ce sens, sa relation singulière à une activité située à la lisière de plusieurs langues :
Le sujet de la traduction mutuelle m’a possédé comme un esprit pendant de nombreuses années ; c’est une des choses qui m’a poussé à me consacrer à la traduction littéraire et en particulier à la traduction de la poésie arabe moderne en hébreu17.
Le contexte dans lequel se rencontrent ces Juifs-Arabes et ces Palestiniens est par ailleurs rendu d’autant plus complexe qu’il porte l’empreinte de l’idéologie sioniste que les premiers se devaient de célébrer. Cependant, cette rencontre culturelle dans les années 1950, bien que brève, donne lieu à un certain nombre de travaux communs qui ont fait des Juifs-Arabes les premiers partenaires des Palestiniens, d’un point de vue culturel. Ce faisant, elle exerce une très grande influence sur la vie culturelle des jeunes écrivains palestiniens en Israël. Ainsi, le premier président de l’Union des Poètes arabes, fondée en 1955, est un Juif irakien du nom de Salim Sha‘shuwwa‘ (1930-). Par ailleurs, certains poètes juifs voient leurs poèmes faire partie d’une anthologie poétique intitulée Modèles de la poésie arabe en Israël, la première en son genre dans ce pays, éditée par Michel Haddad (1919-1997)18 et Shmuel Moreh (1919-1997) à Nazareth en 1955. Cette collaboration donne également naissance à la première maison d’édition palestinienne en Israël, qui a fait de Michel Haddad le premier éditeur issu de la minorité palestinienne. Cette complicité linguistique et culturelle est donc à l’origine d’une relation privilégiée entre Juifs-Arabes et Palestiniens, ménageant des lieux de dialogue en dehors du prisme imposé par la majorité juive-israélienne, d’abord représentée par son pouvoir militaire :
Les efforts de Haddad les ont mis [les jeunes Palestiniens] en contact avec des Juifs qui étaient à l’opposé des officiels israéliens qu’ils rencontraient quotidiennement. Ces écrivains juifs étaient prêts à écouter et à argumenter, alors que les gouverneurs militaires n’émettaient que des ordres19.
De plus, les immigrés fraîchement arrivés apportent avec eux des tendances culturelles et littéraires récentes auxquelles les Palestiniens n’avaient pas encore eu accès. En effet, cette nouvelle communauté mizrahi israélienne est composée d’intellectuels et de cadres qui disposent déjà d’une histoire et d’un solide socle littéraire dans leurs pays d’origine. Ruven Snir fait, notamment, une description éclairante de ce que ce bagage a apporté au monde du théâtre20:
Le vide laissé par la disparition de l’élite culturelle urbaine était partiellement rempli par des écrivains et poètes juifs ayant immigré en Israël d’Irak. Quelques Juifs irakiens qui avaient de l’expérience en tant que comédiens ont produit des pièces de théâtre en arabe (…). Les Juifs qui ont immigré d’Égypte, avec une réelle expérience théâtrale, ont également contribué à la renaissance locale du théâtre de langue arabe21.
La culture palestinienne en Israël, la culture mizrahi, ainsi que la place de la langue arabe dans la société israélienne, ont fait l’objet de nombreuses études universitaires, et pourtant la question spécifique de la rencontre entre ces deux groupes est quasiment absente de cet abondant volume de publications22. Et lorsque les Mizrahim et les Palestiniens y sont abordés ensemble pour proposer un regard sur les lieux culturels communs, ils ne sont traités sous l’angle de l’usage de la langue hébraïque par les Palestiniens, notamment en littérature : les Palestiniens et les Mizrahim de cette génération ne sont pas étudiés à travers leur partage de la langue et de la culture arabes.
Le début des années 1950 doit donc être envisagé, du point de vue des acteurs culturels palestiniens en Israël, comme le commencement d’un lien possible entre ces deux groupes, et ce dans un contexte décisif. Il apparaît d’abord que cette interaction culturelle mizrahi-palestinienne s’impose pour combler l’absence de dialogues culturels entre intellectuels palestiniens et juifs Ashkenazim. En effet, les intellectuels juifs-arabes n’ont pas pris part à la guerre de 1948 et donc à la destruction de la Palestine historique, contrairement à ceux qui ont contribué à la fondation de l’État les armes à la main. Or, la majeure partie des intellectuels ashkenazim a contribué à la guerre de 1948. Ceux que l’on appelle la « Génération 48 » ou « Génération Palmach » (du nom de l’unité militaire qui a opéré avant la fondation de l’État), comptent dans leurs rangs des écrivains et poètes tels que Yehouda Amichaï (1924-2000), Haïm Gouri (1923-2018), Moshe Shamir (1921-2004), Amos Kenan (1927-2009), Uri Avnery (1923-2018) ou Smilansky Yizhar (1904-1992)23. De fait, alors que la littérature palestinienne en Israël est imprégnée par le trauma de la Nakba24, il n’y a, dans la littérature hébraïque, que de très rares écrits littéraires qui abordent ce moment, exception faite de quelques-uns comme Smilansky Yizhar, auteur de deux nouvelles publiées en 1949 qui ont eu un effet explosif au sein de la jeune société israélienne25. L’écrivain A. B. Yehoshua explique ce silence par le sentiment de « honte » que ressentiraient les écrivains de la génération de la guerre de 1948 à l’égard des meurtres et des expulsions dont ont été victimes les Palestiniens26. Hannan Hever évoque, quant à lui, « la crise de la responsabilité », une crise qui fait écho à la « honte » dont parle A.B. Yehoshua27.
La prise de conscience de cette « Génération 48 » n’a donc pas eu lieu, ce qui empêcha toute possibilité de contacts culturels pendant les années 1950. Ainsi, la rencontre organisée par Rashed Hussein en 1958 avec Amir Gilboa (1917-1987), Haim Gouri (1923-2018), Aharon Megged (1920-2016) ou Avot Yeshurun (1904-1992) et Avraham Halfi (1904-1980), se solda par un échec. Pour illustrer ce dialogue culturel et ses limites, seront abordées ici les tentatives de deux personnalités, Rashed Hussein et Sasson Somekh, qui se sont heurtées à de nombreux obstacles. Sasson Somekh met en place en 1954 le « Cercle littéraire arabe de Tel-Aviv » et Rashed Hussein tente de rassembler Juifs-israéliens et Palestiniens dans une même salle en 1958. Ces expériences sont décisives pour comprendre pourquoi ce dialogue culturel en langue arabe a finalement échoué.
Sasson Somekh (1933-2019), l’infatigable amoureux de la langue arabe
« J’ai appris à connaître Nazareth et les villages environnants d’une autre manière, à savoir lors de sorties individuelles. J’étais passé par Nazareth lors d’un des voyages de groupe, au cours duquel j’ai découvert une librairie arabe. J’étais avide de trouver des livres dans ma langue maternelle 28. »
Zakay Benyamin Aharon (1927-), natif de Kirkuk en Irak, est le premier à traduire le poète Nahman Bialik29, un auteur majeur de la période de renaissance de l’hébreu. Dans le prologue de cet ouvrage, il écrit : « Je souhaite que cette rencontre entre deux langues sémitiques sœurs, l’hébreu et l’arabe, soit une étape bénie afin de resserrer les liens de parenté et les relations historiques entre leurs littératures modernes30 ». C’est également par cette idée de rencontre que Sasson Somekh met en perspective son travail opiniâtre aussi bien dans le domaine de la littérature et de la culture arabes que dans celui de la traduction.
Somekh, contributeur au journal al-Ǧadīd, ainsi qu’à plusieurs autres journaux publiés en arabe en Israël, est né en 1933 à Bagdad, où il a vécu jusqu’à son émigration en Israël en 1951. Il adhère au Parti communiste israélien (Maki) deux ans plus tard et obtient une licence de langue hébraïque et d’histoire à l’université de Tel-Aviv, ainsi qu’une maîtrise en linguistique des langues sémitiques à l’université hébraïque de Jérusalem. De 1972 à 1984, il est président du département de langue et littérature arabes de l’université de Tel-Aviv. Puis, entre 1996 et 1998, il dirige le Centre universitaire d’Israël au Caire. Il est célèbre pour avoir traduit en hébreu le romancier égyptien Naguib Mahfouz, dont il était l’ami31. Somekh est également l’un des membres fondateurs de l’Académie de la langue arabe en Israël, basée à Nazareth32.
En Irak, le départ de Somekh de son pays natal, où il publiait de la poésie, représente un profond bouleversement pour ses repères, comme il en a lui-même fait le constat : « J’ai connu un certain nombre de changements (tout comme mes amis) dans ma relation avec les questions de langue et de littérature33 ». En quittant l’Irak, comme pour la majeure partie de la communauté juive, Somekh renonce à sa nationalité irakienne, en entrant dans le cadre de ce qui est appelé en arabe al-Tasqīṭ, c’est-à-dire la loi de renonciation à la nationalité par le gouvernement irakien. Entre les années 1950 et 1953, les Juifs reçoivent, en effet, l’autorisation temporaire de quitter l’Irak, à condition qu’ils renoncent définitivement à leur citoyenneté d’origine. Des dizaines de milliers de Juifs, dont Somekh et ses camarades, sont alors évacués par Israël dans le cadre de l’opération Ezra et Néhémie. À son arrivée, Somekh doit apprendre l’hébreu et s’adapter à sa nouvelle condition : lui qui a été élevé dans la classe moyenne Baghdadi, se retrouve dans un camp de transit puis doit effectuer son service militaire, ce qu’il fait en 1952-1954. Cependant, la langue et la culture arabes lui manquent et il comprend que, pour la reconquérir, il lui faut chercher du côté palestinien, en Galilée et dans sa capitale Nazareth :
J’ai pris l’habitude de me rendre régulièrement à Nazareth et dans les villages environnants ; comme la librairie en question (qui était, si je ne me trompe pas, la seule de la ville) ne possédait pas les livres que je cherchais, je me suis tourné vers les riches bibliothèques privées des intellectuels de la ville, et j’ai ainsi rencontré plusieurs écrivains et poètes arabes, avec lesquels j’ai développé une amitié durable. Parmi eux se trouvaient les poètes Jamal Qa’war, Michel Haddad et Tawfiq Zayyad (qui deviendra plus tard le maire bien-aimé de la ville)34.
Le cercle de discussions sur la culture arabe de Tel-Aviv (1954-1955)
Les activités de Somekh au sein du Parti communiste israélien (Maki) le rapprochent également de nombreux activistes palestiniens, qui lui suggèrent l’idée de constituer un cercle pour ceux qu’il appelle « les Amants de la langue arabe dans la première ville hébraïque ». Il envisage, avec David Semah (1933-1997), lui aussi né à Bagdad, de constituer à Tel-Aviv un cercle littéraire juif-arabe en collaboration avec Sami Michael et avec l’écrivain et activiste communiste palestinien Émile Habibi. C’est finalement avec David Semah qu’il publie en 1954 dans al-Ǧadīd un manifeste dans lequel apparaît la déclaration suivante :
Nous sommes originaires d’Irak et nous étions auparavant engagés dans la littérature arabe [...] Notre souhait est de réunir un groupe d’amis susceptibles de devenir le noyau d’un cercle littéraire associé à al-Ǧadīd, dans le but de nous rapprocher de la littérature arabe engagée et d’exposer un groupe de jeunes à une littérature socialement engagée […] Notre intention consiste à renforcer la solidarité et la camaraderie entre les deux peuples – juif et arabe – et les deux littératures – hébraïque et arabe. Cela se fera par le biais de la traduction entre les deux langues et de la familiarisation du lectorat juif avec la littérature arabe et du public arabe avec la littérature hébraïque35.
Le « Cercle littéraire arabe de Tel-Aviv » voit le jour en mai 1954 avec la participation d’une douzaine de Juifs-arabes et la présence de deux représentants d’al-Ǧadīd : Jabra Nicola, le Palestinien, et Sami Michael, le juif irakien. Le choix du nom « cercle arabe » reflétait la situation linguistique des participants. De fait, si la majeure partie d’entre eux maîtrisaient la langue et la culture arabes, ils étaient en revanche peu familiers de la littérature hébraïque et n’avaient pas l’hébreu pour langue d’écriture. Somekh raconte que c’est au sein de ce cercle que Sami Michael s’engage dans la création « d’une culture hébraïque progressiste » avec ces nouveaux immigrés issus des pays arabes. Cependant, une telle entreprise impliquait un investissement important dans l’apprentissage de l’hébreu, comme le souligne Somekh dans un numéro d’al-Ǧadīd datant de juillet 1954 :
Le réalisme en littérature oblige les écrivains immigrés à traiter les problèmes des masses qui les entourent, et à marcher à tout moment dans le courant dominant et non dans les marges. Ils doivent contribuer à la création d’une culture hébraïque progressiste qui soit fidèle aux intérêts du peuple israélien tout en respectant les autres peuples. Ces écrits sont sans cesse tendus entre la volonté de s’inscrire dans un internationalisme juif et le danger que représente la pente glissante du cosmopolitisme36.
Cette rhétorique fait partie de la ligne politique générale du Parti communiste, qui l’appliquait à ses propres membres fraichement arrivés. Toutefois, si les membres du cercle discutent des nouvelles tendances de la culture arabe, on trouve très peu d’informations dans les textes de Somekh concernant le contenu des discussions. Il n’en ressort pas moins que l’intégration des nouveaux arrivants juifs en Israël et leur non-maitrise de la langue hébraïque semblent être le centre des préoccupations. Ainsi, Somekh écrit : « La ferveur des membres pour leurs racines arabes s’estompe peu à peu sous la force de la réalité. Il est urgent d’apprendre l’hébreu, non seulement pour le contexte littéraire, mais aussi, et de façon plus puissante, pour la vie quotidienne37 ».
C’est principalement cette question du lien entre langue et intégration qui abrège la vie du cercle culturel arabe, rapidement dissous en 1955. Sa dissolution répond aussi à la question de la fidélité à l’État juif, auquel ces nouveaux migrants doivent obéir. Peu de temps avant sa disparition, il est question de le renommer « Cercle de littérature hébraïque et arabe de Tel-Aviv », afin d’élargir son audience à une frange non arabophone de la population, ce à quoi Shimon Ballas s’est fermement opposé. Pour que la ligne générale de transition linguistique soit adoptée, il importait de trouver un compromis propre à résoudre une question décisive : que faire de la langue arabe, langue de tous les participants ? David Semah propose une porte de sortie par le médium de la traduction arabe-hébreu :
Nous devons suivre avec intérêt le développement continu de la littérature hébraïque tout en soutenant la littérature arabe en Israël. L’importance de la traduction des deux langues (arabe et hébreu) est indissociable du fait que ces traductions ont la capacité de contrer les appels à de nouvelles guerres et de renforcer la compréhension entre les deux peuples38.
C’est ainsi que le domaine de la traduction entre l’arabe et l’hébreu se trouve d’abord occupé, pour les années 1950-1960, par ces nouveaux immigrés juifs-arabes qui se mettront ensuite à publier exclusivement en hébreu. Shimon Ballas publiera son roman Ha-Maʹabara (Le camp de transit) en hébreu en 1964, de même que Sami Michael dont le roman Shavim ve-Shavim Yoter (Digne et encore plus digne) paraîtra en hébreu en 1974. Quant à Somekh, il adopte lui aussi l’hébreu comme langue de ses créations poétiques. Le basculement de ces natifs arabophones vers la langue hébraïque peut se lire comme l’illustration de la manière dont se construit Israël sur le plan linguistique, bannissant l’ensemble des langues historiquement pratiquées par les différentes communautés juives de la diaspora, particulièrement celles issues du monde arabe et du monde yiddish. Hormis ces paramètres idéologiques, on peut également penser que ces jeunes poètes et écrivains juifs-arabes n’avaient que peu de lecteurs arabes potentiels et que l’écriture en langue hébraïque leur offrait de bien meilleures opportunités en termes de réception et de diffusion.
Passons maintenant à l’expérience de Rashid Hussein qui nous fait basculer dans un autre monde, celui des Palestiniens en Israël des années 1950-1960, celui, en outre, d’un combat pour le maintien de la culture arabe.
Rashid Hussein (1936-1977) : entre l’arabe et l’hébreu, la Palestine
« Il est impossible d’ignorer la place de l’Israélien dans mon identité. Les Israéliens ne sont pas comme ils étaient lorsqu’ils sont venus, et les Palestiniens ne sont pas également les mêmes personnes. Chacun habite l’autre… l’autre représente une responsabilité, un défi… est-ce qu’un tiers sortira des deux ? C’est le défi. » (Darwich,1996)39
« Il est impossible d’ignorer la place de l’Israélien dans mon identité », écrit Mahmoud Darwich, le poète national de la Palestine, qui a dédié la majorité de sa vie à la poésie en langue arabe. Darwich est né en 1941 en Galilée (Palestine mandataire), son village, al-Birweh a été détruit en 1948 mais c’est pourtant en Israël qu’il publie son premier recueil de poésie, Oiseaux sans ailes (1960), et c’est également en Israël qu’il adhère au Parti communiste (le Maki) et qu’il écrit dans les journaux en langue arabe al-Itiḥād et al-Ǧadīd. Darwich a aussi lu Bialik, dont la poésie dédiée à la Terre d’Israël entre en résonance avec sa propre Palestine. Le pan israélien de son existence s’interrompt en 1970, lorsqu’il quitte le pays pour rejoindre la résistance palestinienne en exil. Darwich, à l’instar de la majeure partie des Palestiniens en Israël, maîtrise l’hébreu et les codes de la société dominante et, de ce point de vue, son expérience résonne avec celle de Rashid Hussein qui, tout en portant l’étendard national palestinien, recherche le face-à-face avec l’autre, le juif-israélien.
Rashid Hussein est né en 1936 en Galilée, dans le village de Musmus, en Palestine mandataire. Aîné d’une fratrie de neuf enfants, il intègre en 1954 l’unique collège de Nazareth grâce aux relations de son oncle qui occupe les fonctions de mukhtar de sa communauté40, et il se trouve ainsi exposé à la langue hébraïque. C’est dans cette même capitale de l’identité arabe-palestinienne, Nazareth, que Hussein compose des poèmes majoritairement imprégnés d’une dimension nationaliste arabe et dédiés à tous les combats anticoloniaux, à l’instar de la lutte anticoloniale en Algérie à laquelle il destine ces vers identifiés dans sa lettre à Samih al-Qassem en 1959 : « Demain l’Orient sera heureux, la nation arabe unie, nous nous rencontrerons sur les plaies d’un drapeau que porteront les montagnes des Aurès41 ».
En Israël, Hussein est préoccupé par la situation de la minorité palestinienne assujettie au régime militaire ; il s’y fait une réputation grâce à ses poèmes engagés et se fraye ainsi une place dans les cercles littéraires communistes et nationalistes. Son engagement est palpable dans Sans passeport, où la poésie devient l’espace de survie de son identité :
Je suis né sans passeport / J’ai grandi et j’ai vu mon pays devenir / prison sans passeport
J’ai donc fondé un pays / Un soleil / et le blé / dans chaque maison /
J’ai soigné les arbres qui s’y trouvaient / J’ai appris à écrire de la poésie
pour rendre / les gens de mon village heureux sans passeport42.
Il s’agit là d’une poésie explicitement politique, portée par un auteur par ailleurs engagé dans la défense du nationalisme nassérien. Ses activités politiques valent au poète des séjours dans les prisons israéliennes, et ce n’est qu’à sa sortie de prison en 1958 qu’il abandonne l’écriture poétique et la traduction pour se consacrer au journalisme. Il publie alors des articles dans la presse communiste, al-Itiḥād, sous le pseudonyme d’Abu Ilyas, et contribue à la section littéraire de l’hebdomadaire d’al-Misrad, organe en langue arabe fondé par le Mapam en 195143. Ami de plusieurs poètes palestiniens tels que Samih al-Qassem, Mahmoud Darwich et Yusuf Hamdan (1942-), Hussein est proche du mouvement al-Ard (la Terre) qui a vu le jour en 1959 à Nazareth sous la houlette de Mansour Kardosh, Hanna Mousmar, Tawfiq Sliman Awdi, Habib Qahwaji, Zakil Bahri, Mahmoud Sliji et Abderrahman Yehia44. Dans ses textes, il concède une place à « l’autre », le juif-israélien, en tant que partenaire ou en tant qu’adversaire, à travers plusieurs initiatives, dont l’organisation du « Comité juif arabe pour l’abolition du gouvernement militaire ». Il œuvre aussi pour créer une solidarité entre Palestiniens et Israéliens qui n’a nulle part trouvé autant d’écho que dans le domaine de la littérature. Uri Avnery, écrivain et activiste israélien, ancien membre de la Knesset et rédacteur en chef de HaOlam Hazeh, disait de lui :
Rashid Hussein ne détestait pas les Juifs, bien au contraire. Il a appris l’hébreu au point de le maitriser mieux que certains Juifs qui occupaient des postes importants en Israël. Il a traduit des poèmes de Bialik en arabe et ses propres poèmes en hébreu. Il pouvait facilement me surpasser quant aux arguments concernant Ahad Ha’Am et sa philosophie. Bien que solidement enraciné dans son village natal et sa culture nationale, il a tendu la main au monde juif. Il a polémiqué avec des amis juifs et est même tombé amoureux d’une femme juive. À la fin, il était déchiré entre deux sociétés et entre ses deux amours. (…) Il a été prisonnier de ce dilemme45.
Les activités politiques de Hussein sont intenses. Recruté pour travailler à l’édition arabe de HaOlam hazeh au début des années 1960, il publie des articles en hébreu dans ce journal lu par plusieurs écrivains juifs israéliens tels que Mordechai Avi-Shaul (1898-1989), Gabriel Moked (1933) et Maxime Ghilan (1931-2005). Chose rare à cette période pour un Palestinien, Hussein habite à la fin des années 1950 à Tel-Aviv, où ses contacts avec l’intelligentsia juive israélienne ont lieu dans les bars et les cafés. Il est également employé à Tel-Aviv par le Mapam comme éditeur en chef du journal en langue arabe, al-Faǧr. Ainsi, il est l’exemple manifeste de la mutation identitaire qui résulte de la métamorphose géographique (passage du village à la ville) et linguistique (de l’arabe à l’hébreu), dans le cadre d’un sentier identitaire personnel où la place de l’autre est aussi évidente qu’assumée.
Hussein, l’enfant de Musmus à l’identité façonnée par une période chaotique, est resté incompris, car l’affirmation de son identité arabe a semblé incompatible avec le désir de créer un dialogue avec l’autre. Ce dialogue tant espéré n’a donc, à son grand regret, pas eu lieu, et l’initiative ne connaît aucune suite avant 1967. Aussi, à l’instar de tous les membres fondateurs d’Al-Ard, Hussein quitte définitivement Israël en 1965, d’abord pour Paris, puis pour New York, où il travaille pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). En 1972, il rejoint le nouveau Centre de Recherches palestiniennes dirigé par Habib Qahwaji, exilé avant lui, à Damas, pour y occuper un poste de traducteur de l’hébreu vers l’arabe. Lors de la guerre de 1973, il prend part à la mobilisation en composant des dépêches pour le programme en hébreu de la radio nationale syrienne. À son retour à New York, il occupe le poste de correspondant de l’Agence de presse palestinienne aux Nations-Unies. Il meurt tragiquement dans l’incendie de son appartement new-yorkais en 1977. À la demande de sa famille, et avec l’aide de ses amis juifs-israéliens, sa dépouille est rapatriée sur son lieu de naissance, Musmus, où une fresque à son effigie est dressée pour accueillir les visiteurs. Des dizaines de milliers de Palestiniens d’Israël et des Territoires occupés participent à ses funérailles. Sont également présents plusieurs de ses amis juifs-israéliens, dont Uri Avnery et Amos Kenan46. Samih al-Qassem écrira ces mots dans al-Ǧadīd en hommage à son ami : « J’aurais aimé parler de la mort en tant que concept général, glorieux et sublime. Hélas, la voici qui s’impose comme un génie et jette son ombre sur les autres morts… il s’agit de la mort palestinienne47».
Hussein, traducteur hébreu-arabe
C’est le 23 août 1966 que la Jewish Telegraph Agency annonce la publication en arabe des poèmes de Haïm Nahman Bialik, publication présentée comme une première, et ce malgré la traduction de Zakay Benyamin Aharon publiée en 1964 :
La première traduction en arabe de plusieurs œuvres importantes du défunt poète hébraïque Haim Nachman Bialik a été publiée aujourd’hui. C’est une première étape dans un vaste projet de traductions d’œuvres majeures qui seront mises à la disposition des citoyens arabes d’Israël. Cette traduction de Bialik est le fruit du travail de Rashid Hussein, célèbre poète et journaliste arabo-israélien, qui a entrepris cette tâche sous le parrainage de l’Institute of Asian and African Studies de l’université Hébraïque48.
Hussein réalise en effet deux traductions particulièrement importantes. En 1966, l’université hébraïque lui confie la traduction de la poésie de Haim Nahman Bialik49, donc de l’hébreu vers l’arabe. Ce volume de traductions est essentiellement constitué de textes poétiques dont certains sont marqués par le soutien de Bialik à la création d’un État juif en Palestine et le retour des Juifs sur leurs terres ancestrales.
La traduction de Bialik réalisée par Hussein demeure, aujourd’hui encore, la référence privilégiée des critiques littéraires et des chercheurs arabes spécialistes de la littérature hébraïque, essentiellement située en Israël-Palestine, au Liban, au Maroc et en Égypte50. Sasson Somekh a salué la traduction de Bialik par Hussein tout en en soulignant sa particularité : en effet, il s’agit d’une traduction qui suit les règles de la métrique arabe et qui donne ainsi l’illusion d’une origine arabe de ces poèmes pourtant rédigés au départ en hébreu51. Il est évident que Hussein a puisé dans sa propre expérience poétique pour la traduction de Bialik vers l’arabe mais, si on peut percevoir une certaine liberté dans la traduction de Bialik par Zakay Benyamin Aharon, ce n’est pas du tout le cas à la lecture de celle de Hussein, qui apparaît plutôt comme un traducteur « présent-absent ».
Du point de vue de leur contenu, les deux traductions se recoupent peu, et ce d’autant plus que le public visé n’est pas le même : la traduction réalisée par Zakay Benyamin Aharon vise les nouveaux migrants juifs-arabes alors que la traduction de Hussein, commandée par l’université hébraïque à des fins éducatives, s’adresse à un public arabe. Le choix thématique, centré sur l’histoire du peuple juif, la poésie engagée et les légendes des rois David et Salomon, se justifie par l’objectif de l’ouvrage, réalisé pour le système scolaire arabe en Israël. Et si le nom de Rashid Hussein apparaît sur la couverture en tant que traducteur, il n’apparaît nulle part ailleurs dans l’ouvrage, pas même dans la préface : sa voix, réduite à celle d’un simple passeur, n’est à aucun moment sollicitée pour s’exprimer sur sa propre traduction, comme ce fut le cas pour Zakay Benyamin Aharon.
L’autre traduction majeure de Hussein, Palmiers et Dattiers, se fait de l’arabe vers l’hébreu. Elle est l’aboutissement d’un effort commun réunissant un poète palestinien et un poète juif-israélien, Nathan Zach (1930-2020), au moment de la guerre de 1967. En cela, l’entreprise revêt une signification symbolique. Le recueil est composé d’une variété de poèmes arabes populaires chantés. Leur provenance, bien qu’inconnue, est diverse : Israël, le Liban ou la Syrie. Ces poèmes, qui ont pour thèmes la paysannerie, l’amour, le mariage, ne sont présentés qu’en hébreu, ce qui rend difficile leur identification dans le répertoire oral de la poésie arabe. Dans la préface, les traducteurs précisent que leur but est d’introduire à la « poésie d’Orient », sans que les traducteurs ne donnent une définition exacte de cet espace, pour le lecteur hébraïque habitué au genre poétique européen. Ils expliquent également que leur traduction se veut « libre » de toute convention poétique arabe, en particulier métrique et linguistique, même si l’on trouve quelques rares occurrences de mots arabes dans les poèmes traduits. Les deux poètes explicitent ainsi l’intention qui a présidé à ce projet :
En ces jours de violence et de haine, jours où sort ce petit livre composé de poèmes simples et paisibles, il est impossible de ne pas émettre un souhait : que ce recueil de traductions, le fruit d’un travail commun entre un poète arabe et un poète hébraïque, puisse aussi servir d’exemple d’une collaboration possible, encourager le dialogue et le respect de la création de l’autre52.
Finalement, Palmiers et Dattiers se révèle être une expérience éditoriale problématique. D’abord, lorsque l’ouvrage est publié, Hussein a déjà quitté sa terre natale, dégrisé de son idéal de rencontre et de réconciliation53. Par ailleurs, ce volume, publié par Dvir, l’une des plus grandes maisons d’édition israéliennes, désigne sans distinction Hussein et Zach comme traducteurs des poèmes, alors même que ce dernier ne maîtrisait aucunement l’arabe, même s’il est évident que c’est son nom qui fait autorité dans le champ culturel hébraïque. Le choix des poèmes pose également problème, puisqu’il élude les œuvres produites par les Palestiniens, dont Rashed Hussein lui-même, précisément au moment où la Cisjordanie palestinienne est occupée par Israël. Ainsi, les poèmes de Hussein n’ont-ils jamais été traduits ni publiés en hébreu sous forme de recueil54. Le choix de ne rendre accessible au lecteur hébraïque qu’une poésie populaire et anonyme, au détriment de celle des poètes engagés de Galilée, apparaît donc comme un nouveau signe de la contradiction mise en lumière par la rencontre organisée à Tel-Aviv en 1958 : pas plus que le reste de la population israélienne, les acteurs de l’espace littéraire hébraïque n’étaient prêts à accueillir véritablement ce que les Palestiniens avaient à exprimer concernant leur exil et leur situation concrète en Israël.
Intellectuels juifs et palestiniens, un rendez-vous manqué : Tel-Aviv, 1958
« Après dix années, nous sommes face à face, dans une salle entre quatre murs. Comment créer un compromis entre deux amours prodigieux ? Entre deux mouvements nationaux ? » (Haïm Gouri, 195855)
Le 9 octobre 1958 – dix ans après la Nakba et alors que les Palestiniens en Israël sont isolés et soumis au régime militaire (1948-1966) –, Rashid Hussein convoque à Tel-Aviv une réunion unique en son genre, pour discuter de la poésie arabe et hébraïque. Cette réunion est organisée à l’initiative de Hussein, du côté palestinien, et de Binyamin Tammuz (1919-1989), Boaz Evron (1927-2018) et Ze’ev Schiff (1932-2007), du côté israélien. Sont présentes des personnalités culturelles juives-israéliennes, ashkénaze dans leurs majorités, et palestiniennes. À cette fin, Sasson Somekh traduit de l’arabe vers l’hébreu des poèmes dont « Porte close », de Rachid Hussein, « Rêve d’un confus » de Aissa Loubani et « Terre » de Hanna Abu Hanna – car la plupart des participants israéliens ignorent l’arabe. Ce qui fait la spécificité de cette conférence, ce n’est pas tant son statut inaugural que le fait qu’elle mette face à face des Israéliens exerçant leur souveraineté et des Palestiniens ayant subi avec leurs familles, une décennie auparavant, les exactions des milices de la Haganah ou du Palmach. Or, cette rencontre qu’il était prévu de renouveler hors de Tel-Aviv, plus précisément à Nazareth, se solde par un échec56.
Cette confrontation a lieu au domicile de Binyamin Tammuz. Parmi les poètes et écrivains israéliens appartenant à l’école littéraire progressiste (proche du Mapam), sont présents Avraham Shlonski (1900-1973), Amir Gilboa (1917-1987), Haim Gouri (1923-2018), Aharon Megged (1920-2016), Moshe Shamir (1921-2004), ainsi qu’un certain nombre d’écrivains dits indépendants comme Avot Yeshurun (1904-1992), Avraham Halfi (1904-1980) et Shoshana Sherira (1917-2003). Du côté palestinien, Somekh indique que Tammuz avait tenté d’exclure les communistes, projet irréaliste dans la mesure où la majeure partie des écrivains palestiniens étaient membres du Maki. Parmi eux, sont présents Jabra Nicola (1912-1974), Shakib Jahshan (1936-2003), Habib Qahwaji (1931-1986), Hanna Abu Hanna (1928-), Issa Loubani (1926-1999), Mustafa Murar (1930-) et Adnan Abu-l-Su’ud (1930-2016)57. La rencontre est inaugurée par une lecture du poème de Rashed Hussein « La porte close », poème traduit en hébreu par Sasson Somekh. Le poète palestinien s’y adresse à un ami juif, dans lequel pouvait se reconnaître n’importe quel participant de cette rencontre :
Tu me demandes de décrire la beauté du kibboutz, du moshav et / du Néguev parce que les eaux du Yarkon ont été dirigées vers la terre aride. / Mais tu as oublié, mon frère, que tu m’as fermé la porte au nez / Veux-tu que je sois menteur et clown idiot ? / Oui, tu m’as fermé la porte au nez / Comment alors peux-tu exiger que je fasse l’éloge / De ce qui a disparu au-delà de cette porte58 ?
Deux autres poèmes – « Rêve d’un confus » de Loubani et « Terre » de Hanna Abu Hanna – ont été lus et critiqués par les participants pour leur contenu politique et engagé. Somekh en justifie le ton par le fait que les auteurs impliqués ne cherchaient pas à engager un dialogue avec les participants juifs. Dans le premier poème, Loubani, qui avait été renvoyé de son poste d’enseignant en 1958, décrit la résistance des villageois de Galilée face à « l’horreur et la honte »59 ; Abu Hanna évoque quant à lui l’espace de sa Palestine disparue.
Sasson Somekh a pour tâche de les traduire en hébreu et c’est également lui qui est chargé de faire le compte rendu de cette rencontre, à partir de ses échanges avec Hussein et d’une série d’articles publiés dans Haaretz et Massa, aux côtés d’un article de Haïm Gouri intitulé « Une rencontre entre quatre murs ». À l’instar de ses collègues, Gouri est troublé par ce face-à-face avec des poètes palestiniens engagés qui déclament une poésie décrivant les souffrances des membres de la minorité palestinienne en Israël (expulsions, déplacements, régime militaire) et leur résistance. Or, le fossé qui sépare les participants et l’incompréhension qui en résulte se réfractent précisément dans la question de la langue. La langue de communication étant l’hébreu, les poèmes en arabe sont traduits en hébreu par Sasson Somekh pour l’audience juive. Quant à l’hébreu des Palestiniens, il est décrit en ces termes par Haïm Gouri : « La majorité comprend la langue. L’un d’eux, Hanna Abu-Hanna parle un hébreu extraordinaire, lent, mais mesuré. Encore plus impressionnant, est l’hébreu de Jabra Nicola, le plus âgé. Avot Yeshurun jure que Jabra a certainement lu Ha’melitz60 ». En revanche, Jabra Nicola déplore l’ignorance complète des poètes juifs pour tout ce qui concerne non seulement la langue arabe mais aussi la vie des Palestiniens, ignorance qui crée un déséquilibre qu’il n’attribue pas seulement aux rapports de force tels qu’ils se sont redistribués après 1948, puisqu’il dit de lui-même : « Oui, j’étais familier avec l’hébreu, même lorsque nous étions la majorité ici61».
L’impasse dans laquelle se retrouve cette assemblée est soulignée autrement par Haïm Gouri : « Après dix années, nous sommes face à face, dans une salle entre quatre murs. Comment créer un compromis entre deux amours prodigieux ? Entre deux mouvements nationaux ?62 ». À noter qu’il ne s’agit pas d’un simple désaccord entre deux nationalismes, mais d’un détachement affiché, de la part de ces intellectuels israéliens, à l’égard de la réalité palestinienne assujettie au régime militaire. Certains des auteurs présents en font l’expérience au sein même de cette réunion : à 22 heures, Murar se lève et s’excuse auprès des présents pour son départ précipité : il doit être de retour à Jaljoulya avant 23 heures, c’est-à-dire avant le début du couvre-feu imposé aux Palestiniens, et d’autres sont obligés de partir pour les mêmes raisons63. À ce propos, Gouri écrira qu’il est « plus facile de faire face à des questions abstraites64 ». Lors de la réunion, Hussein saisit cette contradiction propre au libéralisme israélien de la période : « Celui qui nous refuse le droit d’exprimer notre souffrance et notre espoir peut être comparé à celui qui refuse à Bialik et Tchernichovsky leurs volumes de poésie nationaliste65 ». Mais si Hussein ne se fait aucune illusion sur la possibilité d’abolir ce qui sépare les deux groupes, il reste néanmoins optimiste :
Nous continuons à vivre dans deux mondes séparés. Si le mur qui nous sépare était de verre, nous l’aurions depuis longtemps brisé. S’il était de pierre ou de ciment, nous l’aurions détruit ou aurions sauté par-dessus. Mais le mur qui nous sépare, chers amis, est invisible, c’est une barrière bâtie dans nos cœurs. C’est pourquoi il est difficile de la franchir. Mais, il est temps que nous regardions tous en nos cœurs. Si vous tentez de nous tendre la main pour éradiquer la discrimination que nous subissons aujourd’hui, j’ai la profonde conviction que nous pourrons, ensemble, main dans la main, abattre le mur qui nous sépare66 .
Exilé loin de sa Palestine à New York, Rashed Hussein poursuit ses rencontres avec les intellectuels israéliens et son engagement dans des débats contradictoires, face à des interlocuteurs qui refusent d’admettre la réalité provoquée par la déterritorialisation des Palestiniens. En 1973, Hussein accepte de figurer dans un film documentaire conçu comme un « dialogue arabo-israélien67 » en compagnie de l’artiste et journaliste Amos Kenan, qui s’adresse à lui en ces termes : « Je pense que vous, Palestiniens, et nous, Israéliens, n’avons que deux alternatives : la partition ou une guerre éternelle ». À cela, Hussein réplique :
Comment pouvons-nous être amis alors que tu as plus de droits dans mon propre pays que moi, et comment peux-tu accepter ce fait ? (…) Je suis réfugié ici, tu sais que je ne peux pas retourner en Israël alors que toi tu peux à n’importe quel moment prendre le premier avion et t’en aller (…) et comment vous attendez-vous à ce que le réfugié palestinien réagisse lorsqu’il est tenu écarté de chez lui et pas seulement de sa terre ?
Cette dernière phrase résume la situation de Rashed Hussein, poète et traducteur palestinien, qui a porté sa Palestine tout au long de son engagement pour un dialogue avec les Juifs israéliens, dialogue qui s’est soldé par un échec.
Conclusion
L’arrivée des Juifs-Arabes et en particulier des Juifs d’Irak en Israël, a ouvert une possibilité de rencontre culturelle entre Palestiniens et Israéliens. Au cœur de cette possible rencontre se trouvaient la culture et la langue arabe, deux éléments essentiels dans un État qui privilégie la langue et la culture hébraïques-israéliennes. Cependant, cette arabité linguistique et culturelle a relégué ces deux groupes à la marge de la société israélienne. En d’autres termes, les intellectuels juifs-arabes n’ont pas eu l’autorité suffisante pour donner sens à cette collaboration culturelle avec les Palestiniens. Tel a été le cas de la rencontre organisée en octobre 1958 à Tel-Aviv, où les intellectuels présents étaient majoritairement ashkénazes, ce qui laisse penser que, malgré la volonté de travail en commun avec les Palestiniens, Sasson Somekh et ses camarades n’avaient pas assez de poids pour peser réellement dans le champ culturel israélien.
De plus, la question de l’identité arabe n’allait bien sûr pas de soi et la solution qui s’offrait à chacun n’était pas la même. Les Mizrahim, en tant que juifs, avaient la possibilité de faire partie de cette nouvelle société israélienne et ont fait le choix de la langue hébraïque, considérée comme la seule issue pour échapper à leur position marginale. Quant aux Palestiniens, bien qu’ils aient intégré l’hébreu, ils ont dû adopter une véritable stratégie de résistance culturelle pour le maintien de la langue arabe en Israël.
Dans ces circonstances, le cercle de Tel-Aviv organisé par Sasson Somekh avait eu comme ambition de donner voix aux Arabes, mais son influence demeura très restreinte. Rashed Hussein, en convoquant les ténors de la culture hébraïque victorieuse, avait engagé en fin de compte un débat sur la responsabilité de la guerre de 1948. Or, l’absence d’expression d’une culpabilité éluda toute prise de responsabilité de la part des intellectuels juifs israéliens présents, concernant la situation concrète des Palestiniens. Elle entrava donc la possibilité de ce que Hannan Hever appelle un « acte visant à reconnaître une responsabilité juive dans la Nakba68», empêchant de ce fait la reconnaissance de la guerre de 1967 comme une suite de cette Nakba inaugurale. Ainsi, la rhétorique des « contacts » ou des « d’échanges », utilisée lors des rencontres culturelles juives et palestiniennes de cette période, ne pouvait qu’être problématique et sans issue.