Erwan Pointeau-Lagadec, Le Club des hachichins. Du mythe à la réalité

Paris, Éditions le Manuscrit, 2020.

Référence(s) :

Erwan Pointeau-Lagadec, Le Club des Hachichins. Du mythe à la réalité, Paris, Éditions le Manuscrit, 2020, 109 p.

Texte

Le « club des hachichins » est devenu une référence obligée de l’histoire des drogues et des toxicomanies. Titre d’un conte de Théophile Gautier publié dans La Revue des deux mondes du 1er février 1846, la formule et le récit transposent, sur un mode littéraire, une série d’expérimentations qui eurent lieu, de 1845 à 1849, dans l’appartement du peintre Fernand Boissard, à l’hôtel Pimodan, sur l’île Saint-Louis. « Pendant cinq ans, rappelle Erwan Pointeau-Lagadec, le Tout-Paris bohème et romantique viendra s’y restaurer, y festoyer, et quelquefois y consommer un peu de haschich, lors de soirées que la postérité a retenues sous le nom de fantasias ». Précisons qu’il s’agit de haschich ingéré sous forme de confiture verte, le dawamesc en provenance du Moyen-Orient. Sans rapport, donc, avec le joint contemporain ; différent aussi, de l’opium fumé, ce qui n’empêche pas le psychotrope romantique d’être puissamment « onirogène », du fait d’une concentration élevée en principes actifs. Le récit coloré, étincelant, volontiers fantasque que fait Gautier de ces séances va fixer pour longtemps les topoï relatifs au « voyage » sous drogues : amplification des manifestations sensorielles, perte du sentiment du temps, phénomènes de synesthésie, hallucinations diverses... Au point que ce mystérieux « club des hachichins » a semblé préfigurer les usages contemporains de stupéfiants, du moins dans leur dimension récréative et créative, en conjuguant élitisme, sacralité et auto-observation.

C’est ce système de représentations, précocement fixé par la nouvelle de Gautier, puis sédimenté au fil du temps par ses continuateurs (Baudelaire, notamment), qu’Erwan Pointeau-Lagadec, auteur d’une thèse sur les représentations du cannabis dans le cinéma contemporain soutenue en 2019, s’est donné pour but de déconstruire, en faisant valoir que, mythifié par la tradition littéraire et savante, ce prétendu « club » restait en réalité très mystérieux, évoqué qu’il est de manière floue, à partir d’un feuilletage d’on-dit et de renvois qui laissent hors champ sa matérialité historique. Au sein d’une collection joliment titrée « Addictions : Plaisir, Passion, Possession », l’auteur se propose donc de rouvrir l’enquête, pour montrer que « […] ce que l’on appelle le Club des hachichins se résume en fait à une poignée de soirées organisées par un trio d’amis [Boissard, Gautier et le Dr Moreau de Tours] dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis, entre 1845 et 1849 », auxquels se seraient associés, de manière plus ponctuelle, un certain nombre de littérateurs (Baudelaire, Balzac…), d’artistes et de savants. Ces soirées s’inscrivent dans un prisme beaucoup plus vaste d’expérimentations des produits modificateurs de conscience « exotiques » (incluant aussi l’opium, auquel Gautier consacrait une autre nouvelle, La pipe d’opium, en 1838), entamées en Angleterre depuis la fin du XVIIIe siècle et en France dans les années 1820, qui associaient généralement des médecins aliénistes et des membres de la bohème artiste et littéraire, dans une volonté commune d’explorer les mystères de la conscience et de l’intériorité.

Il n’y eut donc jamais de « club » formalisé, et ce n’est pas un des moindres mérites de l’ouvrage que d’analyser finement ce terme, qui peut évoquer, de manière contrastée, le « gentlemen’s club » à l’anglaise ou le club politique, hérité de la Révolution, tout en renvoyant aussi, par l’idée de confrérie secrète qu’il suggère, à la « secte des Assassins », une confrérie ismaélienne des XIe-XIIIe siècles, dont le nom dériverait, pour certains, de l’usage qu’elle faisait du haschich. L’invention du « club des hachichins » révèlerait ainsi, selon Pointeau-Lagadec, « l’apolitisme paradoxal de Gautier à la veille de la révolution de 1848 » − et souligne peut-être plus largement les contradictions inhérentes à la position socioculturelle de « l’élite artiste », toujours tiraillée entre la tentation de l’aristocratisme et la révolte anti-establishment.

La démonstration, insistons-y, est convaincante et fera date. Ce qui apparaît plus discutable, en revanche, c’est la stratégie discursive mise en œuvre par l’auteur pour la soutenir : d’abord parce qu’elle mobilise souvent des ficelles rhétoriques un peu convenues, comme celle qui consiste, dans le premier chapitre, à se demander sur un mode hyperbolique, si le club des hachichins ne serait qu’une « pure invention littéraire », alors que la réalité de ces réunions ne fait pas débat et que le caractère partiellement fictif de la transposition littéraire de Gautier n’a jamais été ignoré, même s’il était judicieux d’aller y voir de plus près. Sur le constat d’un déficit de savoir rigoureux sur le sujet, Erwan Cointreau-Lagadec s’autorise à dénoncer la « désinvolture », la « paresse », la « superficialité » ou la « non-scientificité » de ses prédécesseurs, qui n’auraient fait, selon lui, qu’aligner des clichés et des approximations truffées d’erreurs. Le problème, c’est que pour étayer cette position qui semble parfois relever de ce que Michel Foucault nommait, dans un autre contexte, le « bénéfice du locuteur », Erwan Pointeau-Lagadec n’hésite pas, à son tour, à prendre quelques libertés avec les faits, ou à ne retenir que ce qui met son propre travail en majesté. « La responsabilité des chercheurs doit être envisagée dans le processus de mythification du Club des hachichins », avance-t-il ainsi en conclusion, en citant pêle-mêle des psychologues (Emmanuel Meunier), des spécialistes de littérature (Max Milner, Jean Ziegler, Peter Whyte), des sociologues (Anne Coppel, Christian Bachmann), des médecins (André-Julien Fabre) et une journaliste (Dominique Rouch, avec peut-être une erreur, car celle-ci, censée avoir rédigé la notice « Club des hachichins » dans le Dictionnaire des drogues et des dépendances, n’est pas créditée dans la liste des contributeurs de cet ouvrage). Or, ces chercheurs sont tous ramenés, p. 101, à la catégorie des « historiens », alors qu’ils n’ont pu l’être, de par leur position intellectuelle et professionnelle, qu’en seconde main. Manque en revanche, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, et plus particulièrement dans cette conclusion récapitulative, celui qui a été le vrai pionnier de l’histoire des drogues au XIXe siècle en France, après l’ouvrage mi-savant, mi-grand public de A. Coppel et C. Bachmann Le dragon domestique, en 1989, Jean-Jacques Yvorel. Or, cette « absence » – au sens d’une non-mobilisation et discussion de son travail, car son nom apparaît en note, en exergue, et en bibliographie – nous semble regrettable, tant d’un point de vue scientifique que déontologique. Car s’il est vrai que, dans sa thèse devenue livre sous le titre Les poisons de l’esprit, drogues et drogués au 19e siècle, (Quai Voltaire, 1992), Jean-Jacques Yvorel ne creusait guère la réalité du « Club des hachichins », la contextualisation qu’il en fait, et qui prend en écharpe l’ensemble des expérimentations menées autour de l’opium et du haschich par des médecins, des écrivains et des artistes depuis la fin du XVIIIe siècle, montrait bien l’éveil de nouvelles curiosités et de nouvelles pratiques, qui font de ces années 1790-1840 le moment-clé d’un nouveau rapport aux modificateurs de conscience.

Ainsi, le salutaire dégonflement de la baudruche « hachichique » mené par Erwan Pointeau-Lagadec ne change pas grand-chose sur le fond. Le caractère flou, informel et au final limité quantitativement des fantasias de l’hôtel de Pimodan n’invalide pas leur importance qualitative : le fait même qu’une poignée d’individus, minoritaires, mais représentant l’avant-garde de leur époque, aient jugé bon d’expérimenter des produits psychotropes de manière volontariste et réfléchie, puis de rendre compte de ces séances dans leurs différents écrits, montre bien que quelque chose d’essentiel est en train de s’inventer à cette époque : l’auto-observation de soi sous psychotropes, démarche inscrite dans une histoire de la conscience et de l’inconscient, de la raison et de la déraison, du corps et des sensibilités, de l’intime et de l’individu. A contrario, on ne voit pas en quoi cela annoncerait les toxicomanies modernes, qui, conceptualisées un peu plus tard à partir d’un autre schéma – la dépendance aux opiacés – deviendront synonymes d’anomie, d’autodestruction et de marginalité, tandis que les usages contemporains de cannabis relèvent d’une consommation récréative de masse, très différente, elle aussi, des expérimentations romantiques. Ces dernières instaurent bien, en revanche, une tradition de curiosités maîtrisées, par des écrivains et des artistes, qui vont mener aux cercles littéraires « opiophiles » de la Belle Époque, aux expérimentations des surréalistes et du Grand Jeu dans l’entre-deux-guerres, aux expériences d’Henri Michaux avec la mescaline et la psilocybine dans les années 1950, ou encore à celles d’Aldous Huxley et de Timothy Leary avec le LSD. Si quelques-uns, tels Roger Gilbert-Lecomte, basculèrent progressivement vers la toxicomanie, beaucoup surent éviter les dangers de l’usage chronique et n’ont rien à voir (ou seulement dans un deuxième temps), avec la figure moderne du junkie. Rigoureuse et bienvenue, la rigueur factuelle de l’ouvrage prolonge, complète et corrige les travaux antérieurs, mais ne produit nulle révolution interprétative.

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Référence électronique

Emmanuelle Retaillaud, « Erwan Pointeau-Lagadec, Le Club des hachichins. Du mythe à la réalité », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=833

Auteur

Emmanuelle Retaillaud

Sciences Po Lyon