Maria Youdina et Pierre Souvtchinsky, correspondance et documents (1959-1970)

Genève, Contrechamps éditions, 2020.

Référence(s) :

Maria Youdina et Pierre Souvtchinsky, correspondance et documents (1959-1970), édité et traduit du russe et de l’allemand par Jean-Pierre Collot, Genève, Contrechamps éditions, 2020, 808 p.

Texte

« À Khabarovsk on a écrit à mon sujet une "lettre" au Ministère de la Culture (vu le contenu, un autre vocable conviendrait davantage…), où il est question de "présentation inadéquate de la musique contemporaine"… J’ai répondu que je persistais à croire que Stravinsky était un génie, que les vers de Pasternak étaient géniaux, que Volkonski était proche du génie, que la XIIIe Symphonie de Chostakovitch est une œuvre remarquable, que l’œuvre de Rachmaninov a irrémédiablement vieilli, et ainsi de suite. Dans la mesure où tout ceci est officiel, je me sens autorisée sur le plan moral à m’en ouvrir à vous, à Paris. »

Dans ce court extrait d’une lettre datée du 8 juin 1963 et adressé à « Piotr et Marianna Souvtchinsky » (p. 558-559), la pianiste soviétique Maria Youdina (1899-1970) esquisse une infime partie du réseau de correspondance, d’amitié et de relations artistiques plus ou moins intenses, plus ou moins ténues, qui affleure de ce considérable volume édité et en partie traduit par le pianiste Jean-Pierre Collot pour les éditions suisses Contrechamps. Ce volume reproduit également de très nombreux échanges épistolaires entretenus avec les compositeurs qu’elle admire (à la tête desquels Igor Stravinsky et, dans la jeune génération soviétique, le très avant-gardiste Andreï Volkonski) ou avec des personnalités de premier plan, qu’elle sollicite pour acquérir partitions et documentation (comme en atteste, à titre d’exemple, la lettre qu’elle adresse à Theodor W. Adorno le 12 janvier 1961, p. 276 et sq.). Cette correspondance témoigne également des prises de position esthétiques de la pianiste : en concert, Youdina défend les œuvres modernistes d’Ernst Křenek, de Paul Hindemith mais également celles des compositeurs de la seconde école de Vienne, Arnold Schönberg et Anton Webern. Au fil des pages, le lecteur croise ainsi Pierre Boulez, Iannis Xenakis, Luigi Nono (rencontré lors du voyage à Moscou de ce dernier en 1963), le jeune Arvo Pärt (à qui la pianiste écrit, en 1961, deux lettres pleines d’espérance dans le courant sériel qu’il représente alors, pp. 352-356) ou encore Karlheinz Stockhausen, dont l’ouvrage reproduit deux textes en hommage à la pianiste (pp. 733-737).

Dès 1959, Maria Youdina entame une correspondance avec le mécène et écrivain Pierre Souvtchinsky (1892-1985). Dans ces échanges, marqués par une profonde confiance réciproque qui perdure jusqu’à la mort de la pianiste, elle évoque également quelques-unes des catégories esthétiques qui fondent sa conception de la modernité musicale et sa confiance dans les différentes générations qui y ont contribué. Youdina et Souvtchinky partagent ainsi un rejet viscéral du postromantisme incarné par Rachmaninov (« rempart contre la modernité » selon Souvtchinsky), qu’ils opposent conjointement au premier romantisme de Schumann et aux œuvres de leurs contemporains qui poussent jusqu’aux confins les possibilités offertes par l’écriture musicale. La densité intellectuelle et philosophique de leurs échanges atteste notamment d’une admiration partagée pour les poètes d’avant-garde, tels que Vélimir Khlebnikov et Nikolaï Zabolotski (déporté à plusieurs reprises entre 1938 et 1953, avant que ses œuvres ne soient à nouveau autorisées avec le Dégel).

Leur correspondance commence dans une période de profond changement pour la pianiste, deux ans à peine après que cette dernière a découvert certaines œuvres de la nouvelle génération de compositeurs occidentaux lors du VIe Festival International de la Jeunesse et des Étudiants (Moscou, juillet 1957) et une année après l’exclusion de son ami Boris Pasternak (tout juste lauréat du Prix Nobel de littérature pour Le Docteur Jivago) de l’Union des Écrivains. Youdina elle-même, ayant pour habitude de lire dans ses concerts les poètes dont elle défend les œuvres et de ne pas tenir secrètes ses convictions religieuses, a été contrainte à une mise en retraite anticipée et exclue de l’Institut Gnessin de Moscou, où elle enseignait le piano et la musique de chambre depuis 1944.

De fait, ce travail d’édition réalisé par Jean-Pierre Collot offre un éclairage inédit sur les réseaux croisés du mécène russe exilé à Paris et de la pianiste soviétique, interdite de concerts à l’étranger entre 1963 et 1966, suite à la lettre de dénonciation envoyée par les enseignants de l’école de musique de Khabarovsk au ministère de la Culture, reprochant à Maria Youdina d’avoir insuffisamment fait l’apologie des compositeurs soviétiques à la faveur de jeunes compositeurs occidentaux et de ne pas défendre assez explicitement le réalisme socialiste (pp. 535-541).

En fonction de ce qu’il y cherche, le lecteur considérera ce volume comme une formidable contribution à l’histoire culturelle de l’Union Soviétique en période de Coexistence pacifique et de Détente, à l’histoire des circulations culturelles transnationales Est-Ouest en période de Guerre Froide, en particulier dans leur dimension matérielle (à travers les lettres, les envois d’ouvrages et de partitions de part et d’autre du rideau de fer) ou à une histoire sociale de la création musicale contemporaine. Jean-Pierre Collot, avec rigueur et opiniâtreté, a réuni un ensemble documentaire exceptionnel, composé de transcriptions de lettres et de documents ultérieurement publiés, ainsi que de textes édités pour la première fois. Si Collot puise notamment dans les sept volumes de correspondance et les deux volumes d’écrits publiés en russe par Anatoli Kousznetson aux éditions Rosspèn, il tire du fonds Souvtchinsky de la Bibliothèque Nationale de France et des collections de la Bibliothèque Nationale de Russie un matériau inédit (une cinquantaine de lettres). Ce volume de correspondance permet également de compléter les éditions critiques consacrées aux écrits de Pierre Souvtchinsky, notamment dirigées, en français, par Frank Langlois ou par Éric Humbertclaude1.

Si l’iconographie y est plus rare, l’ouvrage présente des fac-simile de courriers (comme celui que Youdina adresse à Karlheinz Stockhausen en 1962, pp. 322-323) et quelques photographies. On s’attardera particulièrement sur celles que son neveu, Iakov Nazarov, a prises de la pianiste, dans les dernières années de sa vie, donnant à voir le piano de location Bechstein dans son appartement privé ou encore un portrait de Youdina portant ses « keds », baskets bon marché qu’elle évoque elle-même dans ses lettres (p. 608). S’ils ne sont pas fondamentaux, mais loin toutefois d’être anecdotiques, ces témoignages visuels renseignent sur l’environnement quotidien et matériel de Maria Youdina. Tout comme la voix de la pianiste, commentant en 1969 des extraits de son propre enregistrement des Tableaux d’une exposition de Moussorgski, ces images de l’intime constituent autant d’indices que les textes taisent.

L’un des nombreux intérêts de ce beau volume tient au fait qu’on ne considère pas les sources écrites indépendamment des sources sonores, ces dernières étant traitées et présentées comme des documents particulièrement précieux pour les musicologues et les historiens. Une note (que l’on aurait souhaitée plus complète encore, p. 793) renseigne sur l’origine des bandes, issues des fonds de la Radio russe pour l’essentiel, et sur certains des partis pris au moment de leur restauration (pas de filtrage des bruits de fonds pour ne pas altérer le timbre de la pianiste, tel qu’originellement rendu par ces documents). Aussi, Jean-Pierre Collot et son éditeur Philippe Albéra (qui signe une préface très éclairante sur la genèse du projet) ont-ils augmenté les quelques 640 pages de correspondance transcrite et les 75 pages de documents, d’une discographie de la pianiste et de deux disques compacts. Ces derniers présentent des enregistrements issus des catalogues de la fameuse firme soviétique Melodiya et des inédits restaurés, tirés des fonds du Conservatoire de Moscou. Des QR codes permettent d’accéder à davantage de documents enregistrés.

À lire cette correspondance, on ne peut – s’il en était encore besoin – qu’abandonner avec une pointe de mépris ce surnom – « la pianiste de Staline » – qui a longtemps collé au souvenir de Youdina, notamment à partir des conjectures formulées dans l’ouvrage contesté (et par bien des aspects contestable) que Solomon Volkov a consacré à Chostakovitch2. Ce considérable travail d’édition donne certes à comprendre, dans l’intimité de l’écriture comme dans les traces acoustiques du jeu et de la voix de Maria Youdina, un chapitre essentiel de l’histoire des circulations culturelles en période de Guerre Froide. Peut-être plus encore, il documente la curiosité artistique et intellectuelle, mais aussi la dimension profondément spirituelle et politique des options esthétiques et morales de ces deux correspondants d’entre-deux mondes.

1 Eric Humbertclaude (éd.), (Re)lire Souvtchinski, Paris, La Bresse/E. Humbertclaude, 1990. Eric Humbertclaude (dir.), Pierre Souvtchinski, cahiers d’

2 Solomon Volkov (ed.), Testimony: the Memoirs of Dmitri Shostakovich as related to and edited by SolomonVolkov, traduit du russe par Antonina W.

Notes

1 Eric Humbertclaude (éd.), (Re)lire Souvtchinski, Paris, La Bresse/E. Humbertclaude, 1990. Eric Humbertclaude (dir.), Pierre Souvtchinski, cahiers d’étude,Paris, L’Harmattan, 2006. Langlois Frank (éd.), Pierre Souvtchinsky. Un siècle de musique russe (1830-1930). Glinka, Moussorgsky, Tchaïkowsky, Strawinsky et autres écrits, préface de Pierre Boulez, Arles, Actes Sud, 2004. Voir aussi : Irina Akimova, Pierre Souvtchinsky : parcours d’un Russe hors frontière, Paris, Harmattan, 2011.

2 Solomon Volkov (ed.), Testimony: the Memoirs of Dmitri Shostakovich as related to and edited by Solomon Volkov, traduit du russe par Antonina W. Bouis, Londres, H. Hamilton, 1979. Pour la version française : Solomon Volklov, Témoignage. Les mémoires de Dimitri Chostakovitch. Propos recueillis par Solomon Volkov, traduit du russe par André Lischke, Paris, Albin Michel, 1980.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Sébastien Noël, « Maria Youdina et Pierre Souvtchinsky, correspondance et documents (1959-1970) », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 24 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=824

Auteur

Jean-Sébastien Noël

LIttoral ENvironnement et Sociétés (LIENSs) – UMR 7266, Université de La Rochelle

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