Jean-Yves Mollier, Histoire des libraires et de la librairie, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours / Yann Sordet, Histoire du livre et de l’édition / Patricia Sorel, Petite Histoire de la librairie française

Paris, Imprimerie nationale Éditions, 2021 / Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 2021 / Paris, La fabrique éditions, 2021.

Référence(s) :

Jean-Yves Mollier, Histoire des libraires et de la librairie, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Imprimerie nationale Éditions, 2021, 215 p.

Yann Sordet, Histoire du livre et de l’édition, Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 2021, 798 p.

Patricia Sorel, Petite Histoire de la librairie française, Paris, La fabrique éditions, 2021, 237 p.

Texte

Lieu privilégié des monographies d’entreprise, des trajectoires biographiques et des moments de « révolution », l’histoire du livre s’écrit aussi sur le temps long. La première grande synthèse en date dans l’histoire déjà longue de ce courant historiographique, l’Histoire de l’édition française, dirigée par Henri-Jean Martin et Roger Chartier (1e édition 1983-1986), allait du Moyen Âge au milieu du XXe siècle. Dans son ouvrage plus court mais richement illustré rédigé pour la collection « Découvertes » des éditions Gallimard, Bruno Blasselle remontait lui à l’Antiquité, et faisait courir sa plume jusqu’à la question de « l’avenir du livre » (1997-1998). Frédéric Barbier lui aussi, dans son manuel, plusieurs fois réédité depuis 2000, d’Histoire du livre en Occident, commençait au « temps du manuscrit » et au « livre dans l’Antiquité » pour aller jusqu’à sa « déconstruction post-gutenbergienne ». Avant eux déjà, cette thématique s’était souvent inscrite dans la longue durée, comme en témoignent l’Histoire du livre depuis ses origines jusqu’à nos jours d’Émile Egger (1880) ou l’Histoire du livre en France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789 d’Emond Werdet (1861-1864). Les monographies locales consacrées à cette branche d’activité, qui se multiplient dans la deuxième moitié du XIXe siècle, aimaient aussi à retracer l’ensemble de l’histoire du livre depuis ses « origines » (soit en général l’installation d’une première imprimerie dans la ville), qu’il s’agisse de capitales du livre comme Lyon1, de centres moins importants comme Châlons-sur-Marne et La Flèche2, ou encore de certaines régions de France comme la Bretagne, l’Yonne ou l’Agenais3. Très tôt également, des répertoires avaient cherché à recenser l’ensemble des acteurs du monde de l’imprimé sur une période large4. Si les études se sont aussi souvent réduites, depuis le début des études en histoire du livre, à des champs spatio-temporels particuliers, comme le moment de « l’invention » de l’imprimerie et de « l’apparition du livre » ou autour des entreprises d’édition du XIXe siècle – on ne compte plus les nombreuses monographies sur ces deux sujets –, très tôt l’habitude a ainsi été prise d’embrasser cette branche dans la longue durée de son existence, depuis sa « naissance » ou ses « origines », dans une démarche rétrospective participant bien sûr d’une volonté d’exhaustivité et de mise en cohérence d’ensemble, mais aussi d’un certain désir de retracer l’épopée d’une activité dont les effets culturels n’ont eu de cesse depuis l’époque moderne de fasciner les observateurs, voire d’en célébrer les fastes – surtout quand les acteurs de cette branche s’en font les historiens, comme l’imprimeur Paul Dupont, auteur d’une Histoire de l’imprimerie publiée en 1854.

Trois publications récentes, dont la synchronie interpelle, et trois spécialistes incontestables de la discipline, reprennent à leur tour cette tradition. Patricia Sorel, dans sa Petite Histoire de la librairie française, commence par un premier chapitre sur « La librairie sous l’Ancien Régime », après une introduction remontant « Au temps du livre manuscrit » (XIIe-XIIIe siècles), et poursuit l’exploration d’un domaine qu’elle connaît bien5 jusqu’à « l’ère du numérique ». Abordant la même thématique, mais élargissant encore le champ chronologique, Jean-Yves Mollier nous livre, dans un volume de belle facture dû aux talents de l’Imprimerie nationale, une Histoire des libraires et de la librairie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, synthèse de plusieurs décennies de recherches tous azimuts sur l’histoire de l’imprimé, de son commerce et de sa diffusion. Yann Sordet enfin produit une monumentale Histoire du livre et de l’édition de près de 800 pages, postfacée par Robert Darnton, et couvrant elle aussi l’intégralité du continuum historique, depuis le livre manuscrit des Anciens à la « troisième révolution du livre ».

Trois ouvrages donc, imprimés tous trois, hasard des calendriers éditoriaux, en janvier-février 2021 et parus à quelques semaines d’intervalle. Une actualité éditoriale d’autant plus notable qu’elle s’inscrit dans le contexte d’un secteur touché à la fois par les conséquences de la révolution numérique et, à plus court terme, par les effets de la crise sanitaire de 2020-2021, qui a pointé les fragilités d’un commerce du livre jugé « non-essentiel » par les uns, mais auquel d’autres ont, à cette occasion, rappelé leur profond attachement. De fait, depuis des mois, des années, ce livre dont on ne cesse d’annoncer un déclin qui n’arrive pas – ou en tout cas sous la forme qu’on attendait – suscite débats et interrogations. On ne saurait toutefois réduire ces trois publications à une simple réaction aux fluctuations conjoncturelles de l’activité des industries culturelles, pas plus qu’à des tribunes en défense et illustration d’un modèle structurel que d’aucuns ont jugé peut-être un peu trop vite dépassé. Ces trois ouvrages d’ampleur inégale mais relevant d’une même approche globalisante sont le résultat de recherches fouillées, et sur un temps lui-même long, de la part de trois spécialistes chevronnés.

Si ces trois livres embrassent une même thématique dans la longue durée d’évolutions pluriséculaires et semblent répondre aux mêmes questionnements sociaux et culturels, ils n’en relèvent pas moins de trois approches sensiblement différentes. L’ouvrage de Yann Sordet se démarque nettement des deux autres, par l’ambition du projet qui est le sien : traiter l’histoire du livre des origines à nos jours, on l’a dit, mais, au-delà du livre, aborder l’ensemble de « l’histoire de la communication écrite » (p. 11), en dépassant, comme l’écrit Robert Darnton dans sa postface, « la notion de codex pour embrasser la production imprimée dans son ensemble » (p. 725). Par ailleurs, tout en centrant le propos sur le cadre national, il s’agit de multiplier les décentrements du regard pour élargir à l’occasion la focale géographique, « tant il est difficile de comprendre l’écosystème éditorial en tenant compte des seuls périmètres "nationaux" » (p. 11). L’auteur propose ainsi des pages synthétiques sur les écritures anciennes de la Chine, du Japon, de l’Inde ou de la Corée, ou sur la fabrication du papier en Europe entre Moyen Âge et époque moderne. Sept parties emmènent le lecteur des premières formes d’écriture à nos écrans d’aujourd’hui. Une première grande partie traite du livre manuscrit, soit de la période courant de l’Antiquité à la fin de l’époque médiévale, avant que n’intervienne « L’Invention de l’imprimé », vectrice d’une « première modernité du livre » marquée par le poids du religieux, l’influence de l’humanisme et des formes diverses de contrôle. À la « librairie de l’âge classique », inscrite dans la continuité de la période précédente mais caractérisée aussi par « l’invention des médias » et de nombreuses évolutions techniques et formelles, succède le temps de la Révolution et de l’Empire. La moitié de l’ouvrage porte ainsi sur l’époque moderne, avant que ne soit abordée, dans les deux dernières parties, la période contemporaine : celle d’abord de l’émergence du modèle industriel au XIXe siècle, puis de la « dématérialisation » et de la « société de l’information ».

Inscrit lui aussi dans une démarche totalisante, l’ouvrage de Jean-Yves Mollier commence à la période antique et exprime dans son sous-titre sa volonté de traiter « de tous les commerces de textes et d’images, d’idées et de savoirs, de découvertes et d’imaginaires ». Il adopte toutefois une économie temporelle différente, la période contemporaine représentant les deux tiers du propos. La première partie va en effet « De l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime » ; la deuxième traite en une cinquantaine de pages de la « libraire moderne », soit essentiellement le XIXe siècle, avant qu’une troisième et dernière partie ne décrive « la librairie aujourd’hui » et comment ses structures se sont mises en place, principalement depuis le XXe siècle. Le choix de la longue durée fait par l’auteur, doit permettre de mieux appréhender le rapport au livre aujourd’hui, en France et dans le monde ; cette histoire en effet, explique-t-il, « s’écrit en zigzags, avec des avancées et des reculs, des apparitions et des disparitions, et il faut en prendre conscience si l’on désire comprendre pourquoi le contact des hommes et des femmes avec le livre n’est ni évident ni aussi généralisé qu’on pourrait le croire » (p. 9). Point de téléologie donc ici, ni de vision d’une progression linéaire et irrésistible du livre, de l’imprimé ou de la lecture depuis l’Antiquité. L’approche à petite échelle temporelle et géographique – le propos est largement centré sur la France en deuxième partie, mais beaucoup plus large dans les deux autres – permet une salutaire prise de recul, et de faire un sort à tous les lieux communs relatifs à la place du livre dans nos sociétés contemporaines. Après avoir cherché à comprendre « où va le livre6 », Jean-Yves Mollier continue ici, en quelque sorte, à nous expliquer « d’où il vient », poursuivant ainsi un long travail de déconstruction des représentations erronées de ce que purent et peuvent être le livre, son commerce, sa réception et son rôle dans nos sociétés.

Sur une distance chronologique plus resserrée, Patricia Sorel fait elle aussi une histoire des libraires et de la librairie – une « petite histoire », indique le titre, mais on ne doit comprendre de cette épithète que le fait que l’ouvrage est synthétique et pratique, et nullement rapide ou superficiel. Contemporanéiste comme Jean-Yves Mollier qui fut son directeur de thèse, l’auteure choisit de consacrer l’essentiel de son étude sur la période postérieure à la Révolution, qui représente les quatre-cinquièmes de l’ouvrage. Le survol des périodes antérieures décevra sûrement médiévistes et modernistes – sans parler des spécialistes de l’Antiquité ! – mais permet d’arriver plus vite à ce qui constitue le système contemporain de la librairie et ses prémices les plus immédiats, à savoir l’essor de la librairie industrielle au XIXe siècle et, plus récemment, les effets du prix unique. Un « épilogue » d’une dizaine de pages fait un point rapide et enlevé sur les enjeux de la révolution numérique pour le commerce du livre. Plus synthétique que les deux autres, ce troisième ouvrage propose à un lectorat moins averti un panorama clair et efficace de ce que fut l’histoire du commerce du livre depuis le Moyen Âge, en mettant en valeur les grands moments de bascule menant vers la situation actuelle. Il fourmille de nombreux exemples, choisis sur l’ensemble du territoire national, et qui permettent de se rendre compte, au plus près du terrain, des réalités du monde de la librairie depuis l’Ancien Régime.

Que retenir, in fine, de la publication simultanée de ces trois ouvrages ? D’abord que l’histoire du livre et de l’édition constitue une branche toujours dynamique des approches culturelles en histoire, à la rencontre de bien d’autres perspectives : plus que jamais, par l’ensemble des enjeux techniques, économiques, sociaux, politiques auxquels elle touche, cette histoire conserve sa « vocation globalisante7 » (Jean-Yves Mollier). Les trois ouvrages du reste permettent de particulièrement bien saisir la diversité extrême d’un monde du livre et de la librairie, qu’on ne saurait réduire dans sa profondeur historique à quelques figures emblématiques qui s’apparentent trop souvent à des clichés – du libraire bibliophile du siècle des Lumières et du capitaine d’industrie du XIXe siècle au petit libraire de quartier d’aujourd’hui. Au-delà de cette diversité des acteurs, ils rappellent la complexité de l’objet « livre », à la fois « marchandise » et « ferment » (Henri-Jean Martin), objet matériel et contenu culturel, tour à tour sanctifié et désacralisé. Ce qui permet – et c’est sûrement l’apport principal de cette inscription des évolutions sur un temps long – de relativiser les questionnements contemporains autour d’une économie du livre qui n’est que le résultat d’une conjoncture historique particulière et limitée dans le temps, une économie appelée à se transformer, à muer, comme elle l’a déjà fait plusieurs fois par le passé, au temps de l’imposition de l’imprimerie ou de l’essor de la production industrielle. On connaissait bien ces évolutions, et depuis longtemps : les réunir dans une continuité chronologique pluriséculaire permet d’en rappeler le sens global et de mettre en perspective notre actualité pour mieux envisager les mutations en cours.

Ces trois synthèses, qui viennent compléter celles déjà existantes sur des périodes longues ou plus courtes, reprennent à leur compte les nombreux débats, travaux et avancées de ces dernières décennies et en proposent de louables synthèses. Elles trouveront donc une place de choix dans les bibliothèques de celles et ceux qui, des bancs de l’université aux bibliothèques publiques en passant par les laboratoires de recherche, s’intéressent, de près ou de loin, à l’histoire du livre, de l’imprimé, et plus largement de la culture, à toutes les périodes de notre histoire, nationale, européenne ou mondiale. Peut-être aussi ces trois ouvrages parus au même moment, faux triplés nés d’une même conjoncture intellectuelle et politique – au sens noble du terme –, peuvent-ils sembler emblématiques de la fin d’un cycle historiographique : celui initié dans le dernier quart du XXe siècle, producteur on l’a dit de travaux fructueux dont il était temps de proposer de nouvelles synthèses. N’est-ce pas le rôle de ce genre de publications, à la fois bilans et ferments, que de suggérer de nouvelles pistes en permettant la synthèse de travaux antérieurs, et de servir ainsi de lien entre les générations de chercheurs et de chercheuses ? Aboutissements plus qu’achèvements, ils montrent, par leurs questionnements, toutes les approches susceptibles de poursuivre le renouvellement des méthodes et des problématiques. Changements d’échelle, perspective mondialisante, approche par le genre, déconstruction des stéréotypes, recours aux bases de données qui se multiplient… : autant de pistes qui sont loin d’être toutes nouvelles, mais qui permettront de poursuivre, dans les années qui viennent, une dynamique elle aussi inscrite sur le temps long, et qui n’a jamais cessé de se renouveler. L’histoire du livre est comme le livre lui-même : un objet en perpétuelle mutation.

1 Aimé Vingtrinier, Histoire de l’imprimerie à Lyon, de l’origine jusqu’à nos jours, Lyon, A. Storck, 1894.

2 Amédée Lhote, Histoire de l’imprimerie à Châlons-sur-Marne, notices biographiques et bibliographiques sur les imprimeurs, libraires, relieurs et

3 Toussaint Gautier, Histoire de l’imprimerie en Bretagne, composée d’après des documents inédits, et contentant le catalogue des imprimeurs, Rennes

4 Georges Lepreux, Gallia typographica, ou Répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France depuis les origines de l’

5 On rappellera que Patricia Sorel a co-dirigé avec Frédérique Leblanc l’Histoire de la librairie française (Paris, Cercle de la Librairie, 2008).

6 Jean-Yves Mollier, Où va le livre ?, Paris, La Dispute, 2007 (2000).

7 Jean-Yves Mollier, « L’histoire de l’édition, une histoire à vocation globalisante », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1996, 43-2, p.

Notes

1 Aimé Vingtrinier, Histoire de l’imprimerie à Lyon, de l’origine jusqu’à nos jours, Lyon, A. Storck, 1894.

2 Amédée Lhote, Histoire de l’imprimerie à Châlons-sur-Marne, notices biographiques et bibliographiques sur les imprimeurs, libraires, relieurs et lithographes (1488-1894), avec marques typographiques et illustrations, Châlons-sur-Marne, Martin frères, 1894 ; Sébastien de La Bouillerie, Histoire de l'imprimerie à la Flèche, depuis son origine jusqu'à la Révolution, 1575-1789, Mamers, G. Fleury et A. Dangin, 1896.

3 Toussaint Gautier, Histoire de l’imprimerie en Bretagne, composée d’après des documents inédits, et contentant le catalogue des imprimeurs, Rennes, impr. de F. Péalat, 1857 ; Hippolyte Ribière, Essai sur l’histoire de l’imprimerie dans le département de l’Yonne et spécialement à Auxerre, suivi du Catalogue des livres, brochures et pièces imprimés dans cette ville de 1580 à 1857, Auxerre, Perriquet et Rouillé, 1858 ; Jules Andrieu, Histoire de l’imprimerie en Agenais, depuis l’origine jusqu’à nos jours, Paris, A. Picard, 1886.

4 Georges Lepreux, Gallia typographica, ou Répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France depuis les origines de l’imprimerie jusqu’à la Révolution, Paris, H. Champion, 1909-1914, 7 vol. ; Georges Lepreux, Gallia typographica, ou Répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France depuis les origines de l’imprimerie jusqu’à la Révolution, Paris, H. Champion, 1909-1914, 7 vol.

5 On rappellera que Patricia Sorel a co-dirigé avec Frédérique Leblanc l’Histoire de la librairie française (Paris, Cercle de la Librairie, 2008).

6 Jean-Yves Mollier, Où va le livre ?, Paris, La Dispute, 2007 (2000).

7 Jean-Yves Mollier, « L’histoire de l’édition, une histoire à vocation globalisante », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1996, 43-2, p. 329-348.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Charles Geslot, « Jean-Yves Mollier, Histoire des libraires et de la librairie, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours / Yann Sordet, Histoire du livre et de l’édition / Patricia Sorel, Petite Histoire de la librairie française », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=820

Auteur

Jean-Charles Geslot

UVSQ/CHCSC

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