Jean Gaston Lalumière, « Où est passée l’humanité ? » Lettres et carnets de guerre 1914-1919

Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2021.

Référence(s) :

Jean Gaston Lalumière, « Où est passée l’humanité ? » Lettres et carnets de guerre 1914-1919, édition établie et présentée par Marie-Claire Latry et Guy Latry, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2021, 682 p.

Texte

Ce volume est le recueil des lettres et carnets de guerre écrits par le grand-père de Marie Claire Latry, appelé en 1914 (à tout juste vingt ans) et libéré en 1919. Une introduction étoffée précise les choix méthodologiques de l’édition qui reflète les spécialités académiques des deux auteurs : Marie Claire Latry est anthropologue et Guy Latry a été titulaire de la chaire de langue occitane de l’université Bordeaux-Montaigne. Elle explique le choix des quelque 500 lettres – envoyées et reçues – sur 1400 environ. Ces dernières sont rédigées dans une langue française bien maîtrisée, marquée par des occitanismes lexicaux et syntaxiques (« je suis été »). L’introduction retrace les conditions de conservation et de transmission de ces lettres dont l’auteur a voulu la préservation et que la famille a transmises sans vouloir cependant trop s’interroger sur leur contenu.

Pourquoi une édition de lettres de soldat de plus ? Marie-Claire et Guy Latry posent clairement la question en esquissant une typologie des recueils de lettres publiées. Gaston Lalumière occupe à leurs yeux une place singulière dans sa façon de vivre la guerre. Il vient d’une famille de tradition républicaine. Son père est maraîcher et viticulteur à Eysines dans la périphérie de Bordeaux. Son frère aussi est mobilisé. Sa sœur seconde des parents vieillissants qui tentent avec difficulté de maintenir l’exploitation maraîchère, gourmande en bras, et amenée à faire appel à une main d’œuvre étrangère (un jeune Catalan, un réfugié belge). Le souci de ne pas inquiéter les parents et de leur cacher l’essentiel de la brutalité de la guerre qui transparaît dans ses lettres ne lui est pas propre et est partagé par beaucoup de soldats. Il a beaucoup de « camarades », amis d’école et d’enfance, de connaissances faites via le réseau familial élargi, et il noue pendant le conflit une ou deux amitiés solides qui lui sont très précieuses.

La caractéristique principale de sa correspondance est qu’elle est consacrée en très grande partie à entretenir ce réseau d’amitiés et de connaissances pour les ressources pratiques et émotionnelles qu’il procure. Pratiques : il cherche longtemps à éviter le front et espère que l’une de ses connaissances pourra l’aider dans cette entreprise. Emotionnelle : il y a clairement des choses qu’il ne peut dire qu’à ceux de sa famille ou à ceux de ses amis qui, comme lui, ont connu l’expérience du front. Gaston Lalumière écrit tous les jours – sauf lors des périodes d’intense combat – à ses parents et à ses amis mobilisés ; il donne, prend et transmet de leurs nouvelles, apprend et annonce les affectations, les blessures et les morts. C’est une démarche de sociabilité et aussi un ressort psychologique, le seul qui lui permette de « tenir » : retisser sans relâche à travers ses lettres le cocon protecteur du réseau d’amitiés masculines qui, à Eysines, fait de lui un être social – un homme doué « d’humanité », alors que la guerre s’acharne à le renvoyer à une condition animale comme il le dit parfois quand la douleur de cette déshumanisation est si forte qu’elle fait irruption dans ses lettres. D’où le titre de ce recueil. « Où est passée l’humanité ? », interrogation qui revient sous sa plume à deux reprises.

Gaston Lalumière n’aime pas l’institution militaire et déteste la guerre qu’il va dans un premier temps chercher à éviter à la faveur de diverses maladies et d’une blessure au genou. Il réussit à ne partir au front qu’en 1916 et cherche systématiquement à éviter les affectations dangereuses (par exemple en devenant téléphoniste) – on notera cependant que cela fait partie de la rhétorique des lettres aux parents qu’il faut rassurer. Il n’y met aucun état d’âme ; la condition de soldat lui est imposée et il se sent un devoir d’échapper au danger pour pouvoir revenir aider ses parents. C’est au groupe familial et amical d’Eysines que va d’abord sa loyauté.

Pour autant – et c’est le paradoxe que Gaston Lalumière partage sans doute avec beaucoup de soldats de la Grande Guerre – il n’est nullement un mauvais soldat. Plongé à trois reprises dans des batailles effroyables – la Somme, le Chemin des Dames, l’offensive allemande sur Reims à l’été 1918 – il en sort avec honneur, ayant à chaque fois fait preuve de compétences (il comprend ce qui se passe et prend pour ses camarades et lui les bonnes décisions) et de courage (il sera deux fois décoré). Mais ces moments de violence extrême sont pour lui, redisons-le, l’expérience d’une déshumanisation qui lui fait horreur. Le traumatisme de la guerre, c’est qu’elle l’a transformé en quelqu’un – ou quelque chose – qu’il refuse de tout son être. Et il en rend responsable l’institution militaire, voire l’Etat. Conscient de l’existence de la censure, il pèse ses mots mais ses lettres laissent transparaître un profond ressentiment que Marie-Claire et Guy Latry analysent finement.

Au total, ce recueil de lettres et carnets de guerre est intéressant pour l’historien ou l’historienne en ce qu’il complète la variété des expériences et points de vue des soldats sur la guerre. Les écrits de Gaston Lalumière illustrent la culture républicaine du Sud-Ouest au début du XXe siècle. Elles éclairent les ressources qu’offrait à un jeune homme l’humanisme laïc. Gaston Lalumière n’avait, pour affronter lhorreur de la guerre, que la conscience d’être un homme, sans la rhétorique de la patrie ou les consolations de la religion. Mais cela lui a permis de surmonter cette épreuve, même si celle-ci laisse sur lui une empreinte durable, comme le montre un poignant texte autobiographique, inclus dans le recueil, écrit à la toute fin de sa vie, dans les années 1960.

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Référence électronique

Catherine Bertho-Lavenir, « Jean Gaston Lalumière, « Où est passée l’humanité ? » Lettres et carnets de guerre 1914-1919 », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 24 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=802

Auteur

Catherine Bertho-Lavenir

Université Paris-3 Sorbonne-Nouvelle

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