La trilogie des Trois Corps est l’œuvre majeure de l’écrivain chinois Liu Cixin1. Cet ingénieur de formation est l’un des principaux artisans du renouveau que connaît la science-fiction en Chine depuis le début des années 1990, le dernier chapitre en date d’une histoire mouvementée. Ce genre littéraire a en effet été étroitement associé avec les transformations politiques qu’a connu la Chine tout au long du XXe siècle. Essentiellement employée en raison de son affinité naturelle avec le domaine des sciences et des technologies, la SF a successivement servi à promouvoir l’impératif de l’occidentalisation, puis des bénéfices du socialisme, avant de subir un coup d’arrêt lors de la Révolution culturelle.
S’étalant sur plusieurs siècles et à l’échelle de notre galaxie, la trilogie des Trois Corps présente une large galerie de personnages et de lieux, pris dans la tourmente qui résulte de la rencontre entre la civilisation humaine et celle de Trisolaris. Situé à plus de quatre années lumières de la Terre, ce monde a comme particularité d’être soumis au mouvement chaotique de ses trois soleils, entraînant l’effondrement et le renouveau périodique de la civilisation trisolarienne. Ce n’est qu’après la réception d’un message radio diffusé depuis une base chinoise secrète, en pleine Révolution culturelle, que les Trisolariens, parvenus à retracer l’origine du signal, décident d’abandonner leur système et de s’élancer dans l’immensité de l’espace afin de procéder à l’invasion de la Terre. Cependant, en raison de ses limitations techniques, la flotte trisolarienne a besoin de voyager quatre siècles avant d’atteindre le système solaire terrien, laissant amplement le temps à la Terre de se préparer à l’invasion. Conscient du problème, Trisolaris procède au blocage de la physique fondamentale, limitant considérablement le développement scientifique sur Terre.
La conscience que l’humanité a du caractère inévitable de l’invasion (ne serait-ce qu’au vu de l’impossibilité physique de la flotte de faire demi-tour) et des limites qu’entraîne le verrou trisolarien, notamment en termes de possibilités de survie, forme le cadre général de l’histoire. Ces deux éléments rythment l’intrigue, influencent les personnages et agissent comme un prisme grâce auquel l’auteur guide le regard du lecteur sur certaines des thématiques de son œuvre. Les questions jumelles de l’altérité et de la temporalité sont particulièrement représentatives de ce traitement. Bien qu’elles soient transversales à l’intégralité de la trilogie, nous avons pris la décision de limiter notre analyse à son premier tome. Au-delà des limites inhérentes au format du compte rendu, cette décision est principalement motivée par d’autres considérations d’ordre pratique, puisque la complexité de l’œuvre implique de trop nombreuses variations d’un tome à l’autre dans le traitement de ces thématiques.
La réflexion de Liu Cixin au sujet de l’altérité se construit sur plusieurs niveaux.
Le roman s’ouvre sur un panorama des dérives de la Révolution culturelle : une jeune fille meurt transpercée par des balles sous les vivats de la foule, un vieux professeur de physique est brutalement battu à mort par trois garde rouges adolescentes. Tout au long de son supplice, ce dernier persiste à opposer un discours rationnel et scientifique au fanatisme idéologique de ses bourreaux. En superposant des couples antagonistes (vieil homme/jeunes femmes, rationalité/fanatisme) au contexte de quasi-guerre civile, Liu Cixin esquisse une approche nuancée de l’Autre. Ce dernier peut être plus ou moins semblable, la relation d’altérité reste néanmoins ancrée dans le conflit, au-delà de toute proximité spatiale et culturelle.
Ye Wenjie, la fille du physicien assassiné, accepte plus tard de travailler coupée du monde dans la base de Côte Rouge, une base secrète de l’armée ayant pour mission d’essayer d’entrer en contact avec une intelligence alien. Ulcérée par la violence apparemment indissociable de tout rapport avec autrui, investie corps et âme dans sa tâche, Ye Wenjie parvient à envoyer dans l’espace un signal particulièrement intense, mais l’absence de réponse la plonge rapidement dans le désespoir.
Elle avait été idéaliste autrefois […] mais elle avait compris que tout ce qu’elle avait réalisé jusque-là n’avait aucun sens et que l’avenir, lui non plus, ne lui offrait pas d’objectif à poursuivre. Cet état psychologique perdura et, peu à peu, elle éprouva à l’égard du monde un sentiment d’étrangeté : elle n’avait pas l’impression de lui appartenir.
Huit années plus tard, la réponse parvient enfin sous la forme d’un avertissement exhortant Ye Wenjie à ne pas répondre, sans quoi la Terre serait localisée et envahie. Folle de joie à l’idée qu’une autre race intelligente peuple la galaxie, elle s’empresse de leur répondre, allant jusqu’à solliciter leur intervention pour aider les humains à résoudre les problèmes de leur monde.
La confrontation entre Ye Wenjie et la civilisation trisolarienne introduit ainsi le facteur de temporalité, qui contribue à radicaliser la relation d’altérité. En effet, l’Autre n’est plus seulement celui qui est ailleurs, ou celui qui est différent, mais aussi celui avec qui s’établit une relation asynchrone. Or, ce dernier facteur implique l’impossibilité de la reconnaissance directe de l’Autre, ne laissant que l’attente et amplifiant ainsi son éloignement subjectif. Paradoxalement, le décalage objectif, physique, de la relation asynchrone s’accompagne d’une synchronicité subjective, puisque l’Autre existe désormais au niveau des représentations. Cette dimension transparaît dans le récit que fait Liu Cixin de la réception trisolarienne du message terrien, construit comme le miroir du moment, antérieur dans la narration du roman mais postérieur dans sa chronologie, où Ye Wenjie réceptionne la réponse des Trisolariens à son message initial.
Wang Miao, autre personnage clé du roman, expérimente aussi la question de la temporalité dans sa relation avec les Trisolariens. L’Organisation Terre Trisolaris (OTT), un groupe terrien visant à faciliter l’invasion trisolarienne, recrute ses membres à travers un jeu-vidéo en réalité virtuelle. Cette simulation hyper-réaliste immerge le joueur dans une représentation de Trisolaris et met en place un système de progression basé sur la compréhension de l’interaction des trois soleils avec leur monde. Wang Miao, dès lors qu’il est connecté, est non seulement capable d’accélérer le temps interne au jeu, mais constate aussi que la simulation progresse même lorsqu’il s’est déconnecté. De plus, afin de faciliter la compréhension et l’immersion des joueurs, les Trisolariens sont représentés par de célèbres scientifiques et dirigeants politiques appartenant à différentes époques, allant de l’Antiquité à l’ère moderne. Ces personnages existent dans leur propre synchronicité temporelle, se côtoient, collaborent et guident les joueurs jusqu’à la fin du jeu, à la suite duquel ils sont présentés à l’organisation.
L’OTT représente le principal antagoniste de ce premier tome, en cela qu’elle est l’incarnation concrète des ambitions de conquête trisolarienne. Elle est aussi celle qui dispose d’un canal de communication simultané avec Trisolaris et c’est suite à leurs agissements que Wang Miao et ses alliés entrent en communication directe avec les envahisseurs.
Ainsi, le tournant conflictuel que prennent les relations entre l’humanité et l’altérité trisolarienne n’apparaît qu’au moment où le rapport asyncrone se mue en rapport synchrone. Un glissement identique, mais en sens inverse, se produit lorsque Ye Wenjie parvient à rencontrer, des années après, les gardes rouges ayant tué son père. Les trois vieilles femmes, brisées, incapables de s’insérer dans la société contemporaine, sont un reliquat d’une période disparue ; dès lors, en dépit de leur proximité spatiale et culturelle, leur rapport devient asynchrone, éliminant automatiquement toute notion de conflit.
C’est maintenant le début d’une nouvelle ère ! Qui croira que tu as existé, que nous avons existé ? Tout le monde aura bientôt oublié2!
Et Ye Wenjie d’être définitivement convaincue du bien-fondé de son geste.
Les trois vieilles gardes rouges partirent, laissant Wenjie seule sur le terrain de sport […] le doute qui s’était emparé d’elle après son acte de trahison avait disparu sans laisser de trace. Désormais, son nouvel idéal serait inébranlable : permettre à une civilisation supérieure de s’infiltrer dans le monde des humains3.
En effet, l’impossibilité de réellement confronter le passé achève de la convaincre que l’autocritique est futile et que l’humanité est condamnée à répéter inlassablement les mêmes erreurs. La radicalité des agissements et des motivations de Ye Wenjie correspond à un levier classique de la science-fiction, visant à provoquer une réflexion chez le lecteur, confronté à une réalité alternative bâtie en contradiction avec la sienne4. La logique interne propre au roman, construite essentiellement sur physique hyper-réaliste, et l’échelle spatiale et temporelle à laquelle se déroule l’action, favorisent d’autant la réflexion. C’est dans ce cadre que les questionnements de Liu Cixin vis-à-vis de notre rapport au passé et à l’altérité peuvent être compris comme le point de départ d’une réflexion globale, visant à interroger la possibilité d’un monde dépassant l’humain, ses standards moraux, son rapport au monde, et jusqu’à son existence.