Le premier épisode de For All Mankind (FAM) commence en juillet 1969, montrant les Américains rivés devant leurs écrans pour observer l’arrivée du premier homme sur la Lune. Le spectateur croit reconnaître le moment canonique de l’histoire de la conquête spatiale mais découvre peu à peu qu’il se trouve dans une histoire alternative : le cosmonaute Alexei Leonov1 est ici le premier à fouler le sol lunaire, « au nom du mode de vie marxiste-léniniste »2. Dès lors, la Course à l’Espace ne s’arrête pas, comme ce fut le cas dans notre réalité, à l’envoi d’une mission habitée sur la Lune. Dans la série, la NASA redouble d’ambitions, grâce à la volonté politique des présidents américains, et vise désormais un établissement continu3. Ainsi, dès les années 1970, Américains et Soviétiques possèdent des bases permanentes pour prospecter la glace et les minéraux lunaires, faisant de la Lune un nouveau front de la Guerre Froide. Cette histoire fictive donne lieu à une évolution alternative des sociétés et des mentalités sur Terre.
La série réunit ainsi deux sous-genres de la science-fiction, définie comme un « récit utilisant ou partant de la modification du réel par conjecture rationnelle »4 : la hard SF, œuvre soucieuse d’une rigueur scientifique ancrée dans les connaissances technologiques, et l’uchronie, œuvre dans laquelle le réel est modifié à partir d’un point de divergence temporel. Ainsi, bien qu’elle reste dans le domaine du divertissement, la réflexion qu’elle suscite recoupe la démarche de l’histoire contrefactuelle5.
Un produit phare inclusif
For All Mankind [FAM] est produite par AppleTV, un service de vidéo à la demande lancé le 1er novembre 2019 dans le cadre d’une croissance de ce marché et de la multiplication des plateformes6. Bénéficiant d’une distribution prestigieuse avec deux acteurs de séries confirmés, Chantel Van Santen et Joel Kinnaman, et surtout de la présence de Ronald W. Moore7, FAM est un contenu « natif » de la plateforme, lancé en même temps que celle-ci. Les quatre premiers épisodes étaient disponibles dès le 1er novembre 2019 puis au rythme d’un épisode par semaine. La disponibilité immédiate du catalogue d’une plate-forme de VOD associée à la réplication des rythmes télévisuels achève de démontrer qu’il s’agit d’une production soignée, destinée à attirer et fidéliser de nouveaux abonnés. Plusieurs éléments de l’écriture scénaristique traduisent en outre une volonté de s’inscrire dans les grandes tendances de contenu d’un marché globalisé.
FAM intègre notamment une perspective intersectionnelle8 dans son écriture, pour revendiquer une inclusivité accrue. À l’instar d’autres œuvres, science-fictionnelles9 ou non-fictionnelles10, la série revisite le mythe contemporain de la conquête spatiale pour déconstruire sa mise en discours comme exploit du génie de l’homme WASP américain11. Dans FAM, l’élite de la virilité américaine, représentée par les astronautes, qui sont d’anciens pilotes d’essai de la Marine, perd la course à la Lune. Cette même élite subit une deuxième humiliation lorsque les Soviétiques envoient la première femme sur la Lune alors que les Américains n’y ont même pas pensé. C’est donc le début d’une féminisation accélérée de l’astronautique américaine, avec des personnages inspirés des véritables candidates astronautes du programme Mercury 1312. Les astronautes femmes prennent ainsi de plus en plus d’importance et amènent une diversité de genre, de couleur de peau et de sexualité à la NASA. Cette intégration n’est pas mise en scène comme l’expression d’une émancipation féminine, mais plutôt comme une participation méritée et vite banalisée aux entreprises humaines13. Elle est complétée par un intérêt fort de la série pour le rôle joué par les conjoints (femmes et hommes) des astronautes, et insiste sur le travail émotionnel montré comme « coulisse » indispensable aux exploits spatiaux14. À travers l’enjeu de la stabilité émotionnelle des astronautes est mise en scène la gestion de celle-ci par leurs entourages de façon consciente et concertée.
Il est cependant important de noter le caractère américano-centré de la série, qui ne met en scène les Soviétiques que comme un Autre menaçant, dépourvu d’intériorité. La critique du sexisme est mise en scène à l’échelle de l’émancipation individuelle (et non des structures sociales). En prenant comme axiome (non sans raison) que la conquête spatiale résulte de la Guerre Froide, For All Mankind s’empêche de réfléchir sur le sens de l’investissement de l’espace par les logiques impérialistes. La portée critique de la série semble ainsi se limiter délibérément à l’Amérique des années 1970-1980, mise en balance avec les rêves spatiaux et le libéralisme démocratique de l’Amérique des années 2010.
Contingences, contrefactuel et progrès techniques
L’alliance de l’uchronie et de la hard SF fait converger la série avec la démarche de l’histoire contrefactuelle, sur le plan politico-stratégique mais aussi techno-scientifique15. Le genre science-fictionnel utilise volontiers les technosciences comme déterminants du monde, notamment les sous-genres dystopique16 ou cyberpunk17. Or, l’histoire des technosciences offre souvent des objets originaux privilégiés de la démarche contrefactuelle : certains points de divergence des possibles peuvent être clairement identifiables, tels que le décès d’un inventeur ou l’échec d’un essai amenant une perte de financement. Les projets non-aboutis facilitent particulièrement le travail de l’imagination. Ainsi, la série met en scène dans sa deuxième saison le lanceur marin Sea Dragon (500t de charge utile), reprenant un projet de Robert Truax abandonné par la NASA dans les années 1960 avec la suppression de la division Future Projects.
FAM intègre ainsi les contingences matérielles de l’histoire des vols spatiaux (essentiellement les accidents, réels et fictifs, et leurs grandes conséquences), permettant de relativiser la vision linéaire et téléologique créée par le récit public de la conquête spatiale18. La série prend également soin de montrer l’importance capitale de la volonté politique et de l’investissement social dans le progrès astronautique, catalysé en l’occurrence par la Guerre Froide. L’uchronie met en scène un futur possible, dans lequel se retrouvent plusieurs grandes problématiques contemporaines du spatial. On y retrouve aussi bien l’enjeu de la militarisation de l’espace et des missions19, que la tentation de recourir au secteur privé pour s’affranchir des contraintes politiques, et surtout les bénéfices potentiels d’une installation permanente sur la Lune pour la satisfaction des besoins énergétiques de la Terre20. Les technologies améliorées pour l’implantation lunaire permettent par exemple une massification de la voiture électrique dès les années 1980.
For All Mankind est ainsi un exercice convainquant d’histoire contrefactuelle, un récit cohérent servi par une écriture soignée. La série revisite le récit américain de la course à l’espace en cherchant à inclure « toute l’humanité » dans sa mémoire en y faisant une place aux subalternes de la société américaine Elle met en scène le progrès technoscientifique comme un phénomène contingent et inscrit dans des cadres socio-culturels, pour mieux montrer la capacité des personnages à créer des futurs possibles.