Se rendant à la piscine Oberkampf dans les années 1920, Aurélien, le personnage du roman éponyme de Louis Aragon, rencontre Riquet, un ouvrier très bon nageur qui s’y rend fréquemment pour s’entraîner. Aurélien, lui, « nage tous les trente-six du mois » ; il vient quand cela lui chante, puisqu’il « ne fout rien »1. Riquet l’ouvrier et Aurélien le rentier font alors deux usages distincts de leur temps libre à la piscine, cet établissement de loisir apparu à la fin du XIXe siècle à Paris et dont l’essor est remarquable dans les premières décennies du siècle suivant2.
Les premières piscines parisiennes remplacent progressivement les anciens lieux de balnéation dont dispose la capitale, à savoir les bains de Seine et les établissements de bains. Contrairement à ces derniers, les piscines ont la particularité de disposer à la fois d’une eau chauffée et d’un bassin de grande dimension permettant de s’exercer à la natation. Les premières réalisations de ces édifices remontent au milieu des années 1880. Ces bassins se multiplient dans tout l’espace parisien jusqu’à la fin des années 1930 ; en 1937, il en existe plus d’une vingtaine. Les piscines de la capitale sont marquées par leur diversité : si une partie d’entre elles sont publiques et proposent des tarifs modérés à destination d’un public populaire, la majorité découlent d’initiatives privées3. Ces bassins privés se caractérisent également par leur disparité : certains, comme la piscine Château-Landon de Paul Christmann, sont peu chers et implantés dans des quartiers populaires, tandis que d’autres, à l’instar de la piscine du Racing, sont réservés à une clientèle plus aisée et triée sur le volet.
Si l’on met de côté les maîtres-nageurs et les quelques employés présents à la piscine, ceux qui investissent l’endroit, les nageurs, y viennent durant leur temps libre. Ouvertes toute la journée, parfois jusque tard dans la nuit pour les piscines privées, et presque tous les jours de la semaine, elles accueillent les Parisiens et les Parisiennes4 en quête d’occupation. Ces infrastructures naissent au moment où se développent les loisirs urbains et les équipements qui leur sont liés. La porosité entre temps travaillé et temps non-travaillé s’amoindrit jusqu’à devenir imperméable5, rendant nécessaire d’occuper ce temps désormais délimité et vidé de la contrainte professionnelle, tandis que toute une « classe de loisir » de gens aisés cherche à occuper son temps libre par une série d’activités distinctives de détente et de divertissement6. Le temps libre est ainsi assailli par des activités aux valeurs sociales diverses. Certaines activités sont valorisées par cette « classe de loisir », pensées comme des usages éclairés et bénéfiques du temps libre, se rapprochant de l’antique notion d’otium cum dignitate. Elles sont aussi mises en avant par toute une série d’acteurs – médecins, hygiénistes, hommes politiques, dirigeants d’associations laïques et catholiques et organisations œuvrant pour le monde ouvrier ou la jeunesse – soucieux de défendre des modèles de loisirs sains opposés à des formes de loisirs honnis qui mènent, selon eux, à l’avachissement et la dépravation de la population7. Les bassins urbains s’offrent alors pour les contemporains comme un nouveau lieu que l’on peut investir de différentes manières : il est possible de s’y laver, d’y nager, d’y bronzer et d’occuper de bien d’autres façons son temps. Que viennent donc faire les Parisiennes et les Parisiens autour des bassins ? Comment expliquer que telle activité s’y développe au détriment d’une autre ? En tout état de cause, les utilisations variées du temps que l’espace de la piscine réussit à catalyser sont marquées par des logiques sociales distinctes. Sans invisibiliser les différences en termes de classe sociale ou de genre qui rendent les expériences des piscines de la première moitié du XXe siècle protéiformes, on se propose ici d’étudier les différentes activités présentes dans les bassins urbains pour mettre en lumière la façon dont ont pu se développer en un seul espace ces divers modes d’occupation du temps, lesquels s’inscrivent dans un contexte plus large de réflexion autour de la question du temps libre et de son organisation, à une époque où le calcul du temps se fait de plus en plus précis8.
La distinction entre temps aménagé et temps vacant sera ici essentielle tant elle nous paraît éclairer efficacement les différents usages du temps à la piscine. S’illustrent tout d’abord à la piscine de nombreux usages délimités et déterminés du temps libre, organisés par les pouvoirs publics ou par des entrepreneurs privés. Mais surviennent également sur les bords des bassins des modes d’occupation du temps qui ne relèvent pas du loisir bien organisé, mais bien plutôt du temps vacant. Ces modes de consommation du temps libre révèlent à la fois l’appropriation de l’espace par ses utilisateurs mais aussi un rapport différent au temps libre, rappelant notamment l’idéal de farniente qui s’épanouira sur les plages au cours de la deuxième partie du XXe siècle9.
Aménager le temps libre des Parisiens dans le bassin
La création des premières piscines parisiennes à la fin du XIXe siècle résulte de la volonté de promoteurs privés et d’hommes politiques qui cherchent à rendre accessible le bain de propreté à la population laborieuse de la capitale. Ils souhaitent donc que les travailleurs parisiens dépensent une partie de leur temps libre à cet effet. La première piscine parisienne est ouverte en 1884 rue Château-Landon, dans le populaire Xe arrondissement, par Paul Christmann. Cet entrepreneur du sport explique dans un ouvrage paru l’année suivante, La Natation et les bains, les raisons qui l’ont poussé à ouvrir ce premier établissement proposant des bains à moindre coût10 : avant même l’argument sportif arrive celui de la propreté. Il affirme alors que le bain par immersion est plus efficace que le bain par aspersion proposé dans les bains-douches11. Selon lui, la peau doit être en contact prolongé avec l’eau pour que puissent se décoller les impuretés qui la polluent12. La piscine constitue ainsi l’infrastructure parfaite pour diffuser l’hygiène dans la capitale : l’ouvrier s’y rend pour profiter des plaisirs du bain et s’y lave sans même le vouloir. La municipalité parisienne, dominée par les radicaux à la suite des élections municipales de 188713, est rapidement convaincue par cet argumentaire : elle décide d’ouvrir durant la décennie 1890 trois piscines municipales, elles aussi implantées dans des quartiers populaires. La piscine Rouvet (XIXe) est la première inaugurée en 1891, suivie rapidement par la piscine Hébert (XIXe) et la piscine Ledru-Rollin (XIIe). Le bain y est au départ gratuit, mais le Conseil municipal ne se satisfait pas de cette organisation, jugeant qu’elle conduit à attirer « des gens sans aveu qui [éloignent] la population ouvrière honnête »14. À l’aube du XXe siècle, l’accès au bassin devient donc payant, mais les prix proposés se veulent abordables : en 1897, un bain à la piscine Ledru-Rollin coûte vingt centimes (à titre de comparaison, un bain en baignoire dans un établissement de bains coûte au moins soixante centimes15).
Les édifications de piscines publiques se poursuivent durant toute la première partie du XXe siècle, alors que le Conseil est contrôlé depuis 1909 par la droite républicaine16. L’un des plus fervents défenseurs des piscines à Paris est sans conteste Jean de Castellane. Représentant des forces conservatrices au Conseil municipal, issu du chic quartier École militaire et appartenant à une illustre famille17, vice-président puis président du Conseil municipal au début des années 1930, il est également président de la Fédération Française de Natation de 1921 à 1941 et propose l’édification de nombreuses piscines tout au long de son action politique. De l’autre côté du spectre politique, le communiste Jean Morin s’illustre également au Conseil par ses diverses propositions de construction de piscines. Il n’existe pour ainsi dire aucune dissension chez les hommes politiques parisiens sur la nécessité ou non construire des piscines municipales. Les débats soulevés à propos de ces infrastructures relèvent bien davantage de questions pratiques : les modes d’exploitation, les tarifs d’entrée, etc. Par exemple, les forces de gauche ne cessent de dénoncer le choix fait par la majorité de droite de la concession de piscines à des gestionnaires privés, et l’augmentation consécutive des tarifs proposés aux usagers18. Néanmoins, alors que le discours sur les mauvais loisirs est partagé « aussi bien à gauche qu’à droite de l’éventail idéologique »19, la piscine est envisagée de tous côtés du spectre politique comme une infrastructure permettant d’accueillir les ouvriers pendant leur temps de repos et de leur fournir une distraction saine : l’exercice physique aquatique. Elle participe donc de l’organisation du temps libre des travailleurs qui se met en place dans la première partie du XXe siècle. Au même titre que les stades ou les jardins publics ouvriers qui se développent à partir de la loi de 1906 sur le repos dominical20, la piscine permet d’occuper le travailleur et de l’éloigner de « l’hydre aux mille tentacules […] qui happe au passage les malheureux qui ne peuvent résister, […] le cabaret »21. Les rapports du Conseil municipal parisien mettent en scène la piscine comme un espace offrant à la population ouvrière « les plus grands avantages tant au point de vue hygiénique qu’au point de vue moral » :
[L’ouvrier] prend à la piscine le goût de la natation, exercice des plus hygiéniques, qui tout en le fortifiant, lui donne le sang-froid et la confiance en lui-même. […] Propre sur soi, l’homme tient à la même propreté des objets extérieurs. Le ménage bien tenu rend la demeure plus attrayante et engage l’ouvrier à rester davantage près des siens, au foyer domestique. La famille toute entière y trouvera son compte22.
Alors que subsiste, notamment dans la presse ainsi que dans la littérature, relayée par le cinéma naissant, la représentation de Paris comme une ville assaillie par le peuple miséreux et misérable des bas-fonds, cette frange de la population n’est plus seulement pensée, à la fin du XIXe siècle, comme viciée par essence, mais comme promise à la dépravation en raison de sa situation économique. Certes, cette perspective n’est pas nouvelle mais elle occupe désormais une place prépondérante dans les représentations, avec les conséquences politiques qui en découlent. Désormais, il s’agit de mettre en place des politiques publiques permettant de faire émerger parmi les pauvres une classe ouvrière honorable, empreinte des idées de la Troisième république23. Les piscines s’inscrivent donc dans une action politique globale pour la promotion de l’hygiène et du sport, qui s’inscrit plus largement dans la promotion des valeurs nationales24.
Affiche de la piscine Ledru-Rollin, par Louis Galice, circa 1900.
Si les piscines publiques sont censées accueillir la population laborieuse des arrondissements les plus défavorisés de Paris, ce n’est pas pour lui offrir un espace de liberté où elle pourrait s’occuper comme bon lui semble. Au contraire, l’architecture et l’organisation de ces édifices témoignent de la volonté des concepteurs de contrôler la masse des baigneurs.
Toute une série de signes en est l’illustration. Tout d’abord, la durée du bain y est limitée : à partir des années 1920, un système se met en place pour s’assurer que les nageurs ne restent pas trop longtemps dans l’eau. Le baigneur reçoit un caleçon de bain au moment du passage en caisse ; il existe généralement trois couleurs différentes de caleçons. L’employé de piscine va alors distribuer de 8h à 8h15 des caleçons bleus, puis le quart d’heure suivant des maillots rouges puis verts. À partir de 8h45, il donne à nouveau aux baigneurs des caleçons bleus. Ainsi, lorsque le maître-nageur voit arriver dans le bassin la nouvelle vague d’hommes à maillots bleus, il peut demander à la première vague de sortir de l’eau. Leur bain est terminé ; il aura duré moins de quarante-cinq minutes. Si cette organisation se justifie par un objectif de rentabilité, elle témoigne aussi d’une gestion très stricte du temps dans ces bassins publics. La virée dans l’eau doit être rapide et efficace, il n’est pas question pour l’ouvrier de venir se délasser et dilapider son temps dans cet espace.
L’agencement du lieu a également pour but d’assurer la surveillance des baigneurs au sein de l’édifice. Ils doivent successivement passer par les caisses, puis les cabines de déshabillage et les salles de douche, avant de pouvoir arriver au bassin. Des employés de piscine sont présents dans ces différents espaces pour veiller à ce que la décence y soit respectée et qu’aucun débordement n’y ait lieu. La séparation des sexes y est de rigueur : au début du siècle, les piscines municipales ne sont jamais mixtes et les rares bassins privés qui offrent la possibilité d’un bain mêlant hommes et femmes risquent la fermeture administrative25. Ce n’est qu’à partir des années 1920 que la mixité dans les bassins publics est autorisée. Ce choix met en lumière les effets concrets de la première révolution sexuelle qui se met en branle durant l’entre-deux-guerres26 mais aussi la nécessité pour les pouvoirs publics de rendre plus rentables ces infrastructures coûteuses. L’attention prêtée à la décence publique ne faiblit pas pour autant. En effet, en dehors du bassin, tout est fait pour que les baigneurs et les baigneuses ne se croisent jamais : le Commissariat général à l’Éducation générale et aux sports recommande que deux entrées séparées soient prévues dans les piscines pour chacun des deux sexes27. La cabine focalise encore davantage l’attention de l’administration qui craint cet espace dans lequel elle ne peut exercer aucun contrôle, une fois la porte fermée à clé. Dans les années 1920, un étage est donc généralement réservé à chaque sexe, pour éviter que les corps dénudés ne s’y rencontrent. C’est notamment cette organisation qui est choisie lors de la construction de la piscine Blomet (XVe) en 1925. Ainsi, l’architecture et le fonctionnement des piscines municipales révèlent tout à la fois le souhait de l’administration d’offrir au travailleur un lieu prêt à l’accueillir durant son temps libre mais aussi sa volonté de contraindre ce dernier en l’enserrant dans un espace contrôlé et en en faisant un moment dédié à l’hygiène du corps.
Au-delà de l’aspect hygiénique, la piscine est également promue par le Conseil municipal en ce qu’elle permet la pratique de la natation. Or, ce sport connaît une vogue importante après la Première Guerre mondiale et s’institutionnalise durant les années 192028. Les clubs et compétitions se multiplient, ce qui a pour corollaire l’augmentation du nombre de nageurs aguerris dans les piscines. Les fondateurs de piscines, les hygiénistes et les édiles valorisent cette pratique qui se classe « au premier rang des sports » et qui concourt « au même titre que l’éducation intellectuelle et morale au développement des individus et aux progrès de la race »29. À cet argumentaire, sous-tendu par les idées dérivées pour partie des courants eugénistes et du darwinisme social de Herbert Spencer30, s’ajoute la lutte contre la noyade dans laquelle s’engage la Troisième République à partir des années 192031. Les bassins urbains sont donc utilisés pour permettre l’apprentissage de la natation aux Parisiens des deux sexes, et plus particulièrement aux scolaires de la ville. Joseph de Lalyman, théoricien de la natation, résume en une phrase l’argumentaire déployé pour la promotion de cette activité physique : « Apprenez à sauver une vie humaine en pratiquant le plus hygiénique des sports »32.
Si, à partir des années 1920, la piscine est sportive, cela n’est pas sans conséquence sur la manière de penser le temps dans cet espace. Lorsqu’il est dédié à l’exercice physique, le bain en piscine fait également l’objet d’un contrôle, émanant cette fois-ci de la part des nageurs eux-mêmes, qui décident de se rendre volontairement et de manière répétée dans les bassins. Riquet, l’ouvrier passionné de natation rencontré par Aurélien à la piscine Oberkampf (XIe), vient s’entraîner régulièrement à la piscine, il est un habitué du lieu. L’exercice physique est parfois même quotidien : Philippe Dubardeau, le protagoniste de Bella, écrit par Jean Giraudoux, rencontre tous les jours à dix heures le patron d’une puissante banque à la piscine du Racing (XVIe), venu y faire ses longueurs33. La vogue du « swimming » touche aussi les femmes de la bourgeoisie : à la piscine du Claridge (VIIIe), « le bon ton exige que l’on se retrouve vers dix heures chaque matin à la piscine »34. L’entraînement se veut fréquent, habituel et organisé : un vrai nageur « fréquent[e] les piscines avec une régularité de chronomètre »35. Les nombreuses mentions de cet accessoire dans les sources au sujet des piscines sont ici très éclairantes : utilisé depuis le milieu du XIXe siècle pour comparer les participants de diverses courses sportives36, l’usage du chronomètre devient systématique dans les bassins qui accueillent des sportifs. À la piscine du Racing, « on nage le chronomètre – un chronomètre spécial – à la main »37. Cette intrusion de la mesure précise du temps dans le bain en piscine s’accentue dans les années 1920 avec l’institutionnalisation de la natation sportive qui nécessite le calcul des performances accomplies. Ainsi, en 1922, lorsqu’un conseiller municipal réalise un rapport sur les édifications à venir en matière de piscine, il demande « l’installation générale de l’heure » dans les bassins38. En somme, des hommes et des femmes, encouragés par l’argumentaire politique et l’entrain social pour le sport, se contraignent à utiliser une partie limitée de leur temps libre pour pratiquer une activité dédiée à l’amélioration des performances physiques.
Dans les années 1930, se développe une autre utilisation de la piscine, fondée sur l’idée de rentabilisation du temps libre et de perfectionnement de soi. Alors que les normes de beauté se sont modifiées depuis le début du XXe siècle jusqu’à mener au couronnement de la minceur dans les années 192039, la décennie suivante voit se multiplier les techniques d’amaigrissement, dont certaines prennent place à la piscine. La presse féminine encourage ses lectrices à aller « faire fréquemment de la mécanothérapie » dans les bassins urbains40 et les pages des journaux dépeignent sur un ton dédaigneux « la grosse dame qui veut maigrir et apprendre à nager, accrochée au bout d’une perche »41 dans l’eau. Les promoteurs des piscines privées flairent rapidement les possibilités commerciales qui accompagnent ce nouvel idéal de minceur : le renommé Claridge Hôtel promeut dans la presse son bassin en lui associant les mots « sport » et « amaigrissement »42. La piscine des Chazelles (VIIIe) et la piscine Molitor (XVIe), deux établissements destinés à une clientèle aisée, proposent, elles, des cours de culture physique permettant de compléter sur la terre ferme l’exercice physique aquatique. À Molitor, le cours est donné de 1933 à 1936 par Marcel Rouet, alors Apollon de France, titre décerné au cours d’un des premiers concours de beauté national masculin. Une interview de ce jeune homme révèle les idéaux de volonté et de management de soi qui peuvent se manifester autour du bassin :
Un jour, à la piscine, en voyant des athlètes à la fine musculature, je compris que rien ne pouvait être plus laid que la graisse chez un homme. Et je décidai de me transformer 43.
Le parcours de Marcel Rouet est éclairant en ce qu’il révèle un usage du temps libre raisonné, pensé comme volontaire et ayant pour but le perfectionnement de soi, ou de son physique. Tout comme pour les entraînements de natation, les exercices physiques à but esthétique dans le bassin témoignent du désir d’une partie de la population de mettre à profit son temps de repos pour capitaliser sur son corps. Ce temps libéré devient donc un temps contraint par les velléités des baigneurs, socialement encouragés à tirer avantage de leurs loisirs.
Piscine des Tourelles, 17 juillet 1924, match olympique de water-polo France-Belgique [photographie de presse]
Une dernière façon d’aménager le temps libre de la population à la piscine réside dans l’organisation d’événements sportifs et culturels. Les compétitions de natation sont les premières à trouver leur place dans les bassins. Dès les années 1880, Paul Christmann organise à la populaire piscine Château-Landon des « luttes de vitesse, de résistance, de plongeons »44. L’institutionnalisation de la natation dans les années 1920 et la multiplication des clubs et fédérations qui va de pair entraînent l’accroissement de ces événements sportifs. Ces derniers reçoivent un public venu se divertir pendant ses périodes de temps libre : le stade nautique des Tourelles construit à l’occasion des Jeux olympiques de 1924 accueille à chaque manifestation sportive plusieurs milliers de spectateurs. Plus de trois mille spectateurs viennent en 1927 y applaudir les équipes participant aux championnats de France de water-polo45. Des manifestations culturelles ont également lieu dans les bassins parisiens ; les spectacles aquatiques y sont fréquents. Joseph Oller, homme d’affaires spécialisé dans le secteur des loisirs, est le premier à se saisir des potentialités visuelles offertes par l’eau calme et limpide des piscines. Il organise à l’occasion de l’inauguration de son Cirque Nautique en 1886 un spectacle où l’on peut admirer des ballets aquatiques46. Des fêtes sont également organisées chaque année dans les bassins parisiens : la Fête du nageur scolaire célèbre les écoliers parisiens ayant appris à nager tandis que la Fête de l’eau est une opération caritative réalisée au profit de la caisse de l’Union des artistes. Une journée par an, la piscine Molitor accueille cette fête lors de laquelle se déroulent des spectacles comiques, des numéros aquatiques, mais aussi un concours de maillots de bain, qui plaît particulièrement aux spectateurs. Tous ces événements sont ouverts au public, lequel semble appartenir à toutes les couches de la société. Si la Fête de l’Eau attire chaque année le gotha parisien, les prix des tickets d’entrée s’y se veulent néanmoins « très abordables » selon l’Intransigeant, journal organisateur de l’évènement47. En 1938, les places les moins chères coûtent vingt francs tandis que les plus onéreuses sont à cent francs48. Tant en ce qui concerne la Fête de l’Eau que celle du nageur scolaire, l’Intransigeant, journal nationaliste dirigé depuis 1905 par Léon Bailby, se félicite d’organiser des événements accessibles et dédiés au peuple. La Fête du nageur scolaire accueille plusieurs milliers d’enfants venus assister aux exploits sportifs des champions de natation. Cette manifestation constitue selon le journal une « propagande par l’exemple »49 au service du sport.
Gala nautique des artistes, piscine Molitor 1932 [Agence de presse]
Ces moments de fête ou de compétition contribuent à meubler le temps libre des Parisiens, au même titre que les manifestations sportives se développant alors dans les stades. Les instigateurs de ces rendez-vous sportifs et culturels sont tout à la fois des directeurs de piscine, des fédérations sportives, mais aussi des journaux. Pour ces derniers, l’organisation de tels événements, qui s’inscrit dans le prolongement de manifestations sportives organisées par des organes de presse, s’avère rentable. Ces derniers bénéficient tant des revenus provenant de la vente des tickets d’entrée que de l’augmentation des ventes du journal en question, dans lequel sont publiés les résultats des courses ainsi que les résumés des festivités. Une fois encore, les concepteurs de ces événements imposent une date, un horaire, une durée et un rythme avec lesquels le spectateur doit composer. L’utilisation de l’espace de la piscine est également délimitée par les organisateurs : l’activité proposée est purement passive. Le spectateur se contente d’admirer les exploits aquatiques qui lui sont présentés et d’applaudir. Néanmoins, cet usage passif du temps libre ne paraît pas totalement satisfaire les besoins de la population : il semble même constituer l’une des causes de l’ennui dominical50.
Ainsi, les usages de la piscine comme lieu d’hygiène, de sport ou de spectacles en font un espace dédié à l’accueil des Parisiennes et des Parisiens durant leur temps libre. Mais ce temps y est alors toujours contraint, enserré, délimité, que ce soit par l’administration publique, les promoteurs privés ou par les nageurs ou les nageuses eux-mêmes, soit imprégnés de l’idéal d’un usage profitable de leurs quelques moments de liberté en dehors du travail, soit, surtout pour les membres des couches aisées improductives mais pas seulement, à la recherche de loisirs modernes.
L’espace du temps vacant : les piscines découvertes
Si l’étude des occupations qui meublent le temps des baigneurs parisiens se révèle intéressante, c’est, en effet, qu’elle ne se limite pas à l’énumération d’activités conçues par les pouvoirs publics ou les entrepreneurs privés et parfaitement régulées. Émergent d’autres utilisations du temps, obéissant à divers objectifs, mais qui ont tout du moins deux caractéristiques communes : elles ne découlent pas du processus d’organisation des loisirs évoqué précédemment et ne se réalisent pas dans un temps contraint, délimité. Plus que des activités proprement distinctes, il s’agit de modes d’occupation d’un temps laissé vacant.
Premièrement, les piscines accueillent parfois des Parisiens désœuvrés venant à la piscine sans objectif autre que celui de passer quelques heures les pieds dans l’eau. L’exemple d’Aurélien mentionné précédemment en témoigne. Pierrot, personnage mis en scène dans un roman de Raymond Queneau, ne sachant que faire de son après-midi, va lui aussi passer « le reste de la journée le long de la Seine. Il se [paye] même une piscine et [nage] consciencieusement »51.
La période estivale, particulièrement à partir de l’avènement des congés payés, illustre de nouvelles manières de consommer le temps dans les bassins parisiens. À la suite des lois de 1936, les ouvriers du secteur privé, qui, à l’inverse des employés de bureau ou de commerce ou des ouvriers d’entreprises publiques, ne bénéficiaient pas jusque-là de cet avantage social52, disposent désormais de douze jours ouvrables de congés payés. Ces derniers sont la plupart du temps pris durant le mois d’août. Or, jusqu’aux années 1950, la grande majorité des Français ne part pas en vacances et passe donc ses congés chez soi53. Ces nouveaux moments de liberté sont le plus souvent utilisés selon le modèle du temps libre ordinaire : les Français ne se consacrent pas, pas lors de cette longue période de temps libérée par les congés payés, à de nouvelles activités, non pratiquées au quotidien. Au contraire, ils s’occupent de la même façon qu’ils le font le reste de l’année durant leurs jours de repos, en allant au café, en jardinant, etc54. Les piscines parisiennes font légèrement exception à cette règle : elles accueillent durant l’été des baigneurs ne s’y rendant pas le reste de l’année, qui viennent profiter des plaisirs de la baignade alors que les températures grimpent. Ainsi, ceux qui ne peuvent pas se rendre aux bains de mer faute de moyens se rabattent sur leurs homologues urbains. Dès l’été 1936, les piscines parisiennes sont prises d’assaut par « ceux qui n’ont pu partir »55. Elles se muent en « plages d’été du demi-pauvre »56. Pour expliquer ce phénomène, il faut préciser que la capitale dispose de plusieurs piscines découvertes où l’on peut autant se baigner que profiter des bains de soleil. Si la piscine du Racing est réservée à une clientèle aisée, la piscine sur Seine Deligny (VIIe), mais aussi le stade nautique des Tourelles (XXe) et la piscine Molitor, sont un peu plus accessibles. Les deux derniers bassins sont publics, et Molitor a été construite dans le but de remplacer « dans une certaine mesure la mer inaccessible aux petites bourses »57. Les piscines découvertes datent des années 1920 et 1930 : les Tourelles sont construites en 1924, Molitor en 1929, le Racing en 1935. Seule la piscine Deligny fait exception à cette règle, puisqu’il s’agit d’un ancien bain de Seine construit à la fin du XVIIIe siècle. Ces nouveaux usages du temps libre qui s’illustrent dans les piscines se retrouvent d’ailleurs également dans ces bains de Seine encore prisés des habitants. Ouverts seulement en été lorsque l’eau du fleuve se réchauffe, ils sont plus d’une dizaine à résister à l’assaut des piscines dans les années 193058. Moins chics et propres que les bassins construits en dur, il y règne une ambiance plus champêtre : « le bain de Seine est à la piscine des Tourelles ce que sont les Bois de Boulogne et de Vincennes au Parc du Luxembourg ou aux Tuileries »59.
Paris possède donc un certain nombre de bains de Seine et de piscines, lesquelles sont très fréquentées durant la saison estivale. Chaque année, ce thème est réinvesti par la presse, virant ainsi au marronnier : la piscine y est décrite comme « une baignoire collective où l’on [peut] tout juste tenir debout, [entourée de] planches encombrées de corps à demi nu sur le ventre ou sur le dos »60. Or, lors de ces bains estivaux, le temps passé au bord du bassin paraît s’allonger bien au-delà des quarante-cinq minutes qui prévalent dans les piscines municipales. On vient plus vraisemblablement passer tout un après-midi, voire toute une journée dans l’eau : « Venez-vous à la piscine avec moi cet après-midi ? » demande la jeune Éliane à Jacques dans un roman-feuilleton61. Lorsqu’il s’agit de baignade estivale, les horaires stricts s’effacent pour laisser place à de longs moments passés au bord du bassin. Les enquêteurs de la brigade mondaine venus visiter Molitor font ce même constat : « beaucoup de baigneurs viennent y passer leur journée si on en juge par le nombre y déjeunant soit au buffet soit même sur les plages sableuses »62. Le temps passé dans ces espaces est loin d’être rigoureusement aménagé ou rationnellement utilisé. Les baigneurs viennent y dépenser un temps laissé vacant, qui ne peut être mis à profit autrement, puisque le départ en vacances est encore inaccessible au plus grand nombre.
De fait, parmi toutes les réalisations parisiennes, la piscine Molitor témoigne le plus d’une conception du temps toute différente de celle promue dans les piscines municipales couvertes. Inaugurée en 1929, la piscine est située à l’extrémité du XVIe arrondissement. S’il s’agit d’une piscine publique, elle est néanmoins concédée dès sa création à la société privée Piscines de France. Les prix y sont donc plus élevés que dans les bassins municipaux : le tarif d’entrée y oscille entre dix et vingt francs au moment où les bassins réellement publics coûtent eux deux francs cinquante63. On y trouve surtout des familles issues des quartiers huppés de la capitale, des vedettes de cinéma, mais aussi des jeunes venus bronzer64. Il ne s’agit donc pas d’une piscine réellement ouverte au plus grand nombre ; elle n’en est pas moins symptomatique de ces piscines-plages qui se créent dans l’entre-deux-guerres, qui attirent des publics divers mais socialement différenciés en fonction des quartiers où elles sont édifiées.
Si ce bassin découvert attire l’attention des contemporains, c’est d’abord pour son architecture art déco et sa décoration. Il est entouré d’étages à balustrades dans lesquels sont disposées les cabines de déshabillage. Chacune d’entre elles est percée d’un hublot. Le jaune et le bleu méditerranée ornent les murs et le mobilier de jardin. L’espace reprend donc les codes décoratifs de la riviera italienne, mais aussi ceux du paquebot. La piscine, avec ses balustrades rappelant « les ponts superposés d’un bateau », est comparée à un « paquebot qui lève l’ancre »65. Or, ce choix esthétique est particulièrement intéressant en ce qu’il institue un rapport au temps particulier renvoyant à l’usage du paquebot mis en évidence par Alain Corbin comme un des « lieux d’élaboration des nouveaux usages du temps libre66 » au XIXe siècle. Ces embarcations sont utilisées pour de longues traversées se prolongeant pendant des jours, voire des semaines ; les contacts postaux sont discontinus, les voyageurs se trouvent alors coupés de leur vie ordinaire. Le voyage en paquebot crée donc une temporalité à part, à l’opposé du rythme accéléré de la vie qui tend à s’imposer dans les villes modernes au milieu de ce siècle. Il faut alors meubler ce temps nouvellement dégagé par les contraintes matérielles de la traversée. Si l’ennui lié au voyage s’affirme comme un thème littéraire au XIXe siècle67, la promenade sur le pont, la sieste, l’exercice physique ou encore la séduction permettent de remplir les longues journées des voyageurs désœuvrés. Ainsi, l’insertion d’un lieu de loisir reprenant le modèle architectural du paquebot à la lisière de Paris illustre la volonté de l’architecte Lucien Pollet de créer un espace doté d’une temporalité propre. Le bain à Molitor se vit a minima comme une excursion à la plage et peut-être même comme un voyage hors de la ville moderne. Le temps y est volontairement ralenti. À l’inverse des piscines où le temps qui passe se mesure sur les chronomètres de tous les nageurs, le temps n’a pas de prise dans ce bain dédié au loisir. L’objectif affiché par les édiles politiques d’une utilisation rentable des temps de repos s’est effacé. L’imaginaire du farniente et du délassement imprègne cet espace caractéristique de l’usage estival des bassins parisiens. Si l’exemple de Molitor est paroxystique du fait de son architecture et de sa décoration, l’ambiance et la conception ralentie du temps qui s’y manifestent peuvent néanmoins être généralisées à la plupart des piscines découvertes. Dans la mesure où cet étirement du temps se développe ailleurs que dans le XVIe arrondissement, un autre constat peut être fait : des pratiques jusque-là réservées à toute une « classe de loisir » dans la seconde moitié du XIXe siècle se répandent au sein de la société parisienne.
Mais alors, que font les baigneurs lorsqu’ils viennent passer la journée à la piscine durant l’entre-deux-guerres ? S’ils ne prennent pas part à des activités aussi délimitées que celles examinées plus haut, ils mettent néanmoins à profit ces longs moments de délassement : la piscine devient un lieu de sociabilités. La baignade et les jeux aquatiques qui l’accompagnent constituent sans doute l’une des activités principales des nageurs. Mais, dans les piscines parisiennes découvertes, l’activité maîtresse n’est pas nécessairement celle-là. À Molitor, « la plupart des clients s’installent simplement au soleil », explique-t-on dans L’Européen en 193568. Cet attrait pour la plage qui encercle l’eau s’explique sans doute par la vogue naissante du bronzage à la fin des années 192069. De tous les espaces de la ville, la piscine est, de fait, l’endroit où il est le plus aisé de bronzer puisque le lieu lui-même implique de se mettre en maillot de bain. Alors, dès le début des années 1930, une vague de clients vient s’offrir à moindre coût dans les piscines découvertes un « bronzage de peau aussi décoratif que les plus dispendieux bains de soleil des plages maritimes »70. Les Parisiens et les Parisiennes viennent passer une partie de leur temps libre pour ajuster leurs physiques aux nouvelles normes de beauté.
Les bords du bassin s’offrent également comme des lieux de vie, accueillant toutes sortes d’occupations : à la Butte-aux-Cailles, les femmes alternent entre plongeons dans le bassin, raccommodage et tricot71, sans se laisser aller à une dilapidation oisive de leur temps. Leur attitude témoigne, à n’en pas douter, de cette crainte de l’oisiveté féminine alors intériorisée72. D’autres discutent ensemble pendant de longues heures. Enfin, quelques-uns se divertissent en regardant les autres baigneurs. Pour certains clients, cette activité relève presque de la pulsion scopique ; la piscine devient, en effet, à cette période un lieu rêvé pour les voyeurs73. Mais le regard appuyé sur le corps des autres baigneurs n’est pas l’apanage des esprits animés de stupre. La piscine des Tourelles est décrite durant les années 1930 dans la presse comme « un lieu où un observateur attentif peut trouver à se divertir tout au long d’une journée par le spectacle d’autrui »74. Comme lors des promenades aux bois ou à la terrasse des cafés75, les Parisiens aisés viennent regarder et être vus dans les piscines chics de la capitale. L’on peut émettre l’hypothèse que de telles pratiques sont en usage bien au-delà de ces seuls établissements.
Piscine Deligny – Bain de soleil 1934 [photographie de presse]
Le bar de la piscine permet également de meubler cette journée. Si ces installations sont interdites dans les bassins publics, la quasi-totalité des piscines privées dispose de bars ou buvettes. « Après [le bain] on sort de l’eau au moyen d’une échelle […] Et inévitablement, on s’insinue vers le bar, pour tuer le temps », observe Le Siècle76. Ce même bar facilite la dernière activité permise par les caractéristiques de la piscine : la rencontre. Le bassin est un espace public où se côtoient nageurs et nageuses restant à proximité les uns des autres pendant de longues heures. Parmi les rencontres qui peuvent avoir lieu à la piscine, les tête-à-tête amoureux sont particulièrement remarquables. Or, si les piscines ne sont pas mixtes avant 1925, c’est véritablement durant les années 1930 que le bain mixte devient la norme. Dès ce moment, il est utilisé par les baigneurs qui souhaitent rencontrer leur dulcinée, à moins que ce ne soit l’inverse, au détour d’une longueur de crawl. En tant que lieu où la dénudation des corps est de mise, la piscine est investie par de nombreux charmeurs des deux sexes. La presse féminine enjoint les femmes célibataires à se rendre à la piscine, vêtues de leurs plus beaux maillots, pour y rencontrer des hommes prêts à leur prodiguer des conseils en matière de natation77. Marguerite Duras se rend dans les bassins parisiens dans ce but78. Durant la Seconde Guerre mondiale, la piscine Neptuna devient un lieu de rencontre pour les soldats allemands qui y côtoient de jeunes Françaises. Micheline Bood, alors adolescente, raconte dans ses mémoires comment elle y rencontre son premier petit ami, Peter, son « aviateur de la piscine »79. L’utilisation de la piscine comme lieu de flirt rappelle étrangement les traversées en paquebot, propices aux aventures sentimentales. En ce sens, elle est aussi un lieu érotique hétérosexuel mais également homosexuel. Ainsi, des années 1930 à la fin du XXe siècle, la piscine sera utilisée comme espace de rencontres, plus ou moins tolérables : Gabriel Matzneff met en scène des hommes adultes venus rencontrer à la piscine Deligny de jeunes adolescentes dans les années 198080.
En définitive, l’alternance entre diverses activités (bain, bronzage, restauration, bavardage, rencontres) permet d’occuper les heures passées autour du bassin. Le temps libre des Parisiens s’écoule alors inexorablement, sans être rationalisé ou utilisé pour le perfectionnement du corps et de l’esprit comme le souhaitaient les promoteurs du sport en piscine. Si ces nouvelles occupations sont très éloignées de l’idéal du bon loisir qui hante médecins et hygiénistes, édiles politiques, patronat, syndicats, organisations religieuses ou laïques tous soucieux du bien-être de la population, et en particulier de la jeunesse, elles n’en restent pas moins des modes de sociabilité efficaces. Bronzer et modeler son corps pour l’aligner sur les normes contemporaines de beauté ou encore agrandir son cercle social en bavardant au sujet de la température de l’eau constituent également des formes d’intégration sociale. L’augmentation des périodes de temps libre, la libéralisation progressive des mœurs associée à la mixité dans les bassins, la vogue du bronzage et la dénudation des corps sont autant de facteurs déterminants qui expliquent le déploiement de ces nouvelles pratiques dans les piscines au cours des années 1930. La liberté se retrouve ici tant dans les usages multiples et désordonnés de l’espace que dans la durée passée au bord du bassin. La piscine est alors un lieu où les citadines et citadins ne pouvant se rendre aux bains de mer goûtent au farniente, ici pensé comme « une oisiveté positive, un abandon d’activité auquel on prend plaisir »81.
Conclusion
En somme, les différents usages du temps libre se donnant à voir dans les piscines parisiennes révèlent des conceptions divergentes de l’utilisation qui doit être faite de ce moment de repos. Les premiers bassins urbains apparus dans les années 1880 proposent des façons de meubler et de rentabiliser le temps libre de ceux qui les fréquentent : on peut s’y baigner, mais aussi renforcer son corps par la pratique de la natation ou même l’embellir. Les compétitions sportives et les spectacles sont tout autant des moyens d’aménager ce temps disponible. Les moments passés dans l’eau comme l’expérience qui y est vécue sont alors délimités et organisés par les créateurs de ces espaces, à savoir des investisseurs privés et la municipalité. À côté, et surtout à la suite, de cet idéal d’un temps libre fermement encadré, se développe un usage plus oisif de ces moments de désœuvrement dans les années 1930. Les piscines extérieures accueillent des Parisiens et des Parisiennes qui s’emparent des potentialités de l’espace de la piscine, expérimentent de nouvelles pratiques et parviennent à en faire un espace de sociabilités. Cette mise en échec des loisirs organisés au profit de modes d’occupation moins contraints, n’est pas propre aux piscines82. Néanmoins, l’étude des piscines parisiennes permet de mettre en lumière deux phénomènes. Tout d’abord, les usagers, à la recherche durant leur temps libre d’interactions sociales nouvelles et sortant du cadre de leur cercle social habituel, ont transformé un espace dédié à l’hygiène et au sport en un lieu de vie où l’on peut se parler et se rencontrer. Par ailleurs, loin d’accepter une gestion calibrée et précise de leur temps libre, ils en sont venus à le dilapider autour des bassins de la capitale. Ce faisant, ils ont goûté à une conception oisive du temps, bien au-delà des considérations morales qui ont présidé à la construction initiale de ces lieux. En la matière, les piscines privées ont joué un rôle essentiel. Ce même usage oisif des bords de piscine se retrouvera durant les Trente Glorieuses lors de la saison estivale en bord de mer, où il conviendra de se laisser aller et de ne pas regarder l’heure83.