Dominique Kalifa

DOI : 10.56698/rhc.499

Résumé

Michelle Perrot a écrit ce texte d'hommage à Dominique Kalifa pour publication dans la Revue d'histoire culturelle.

Index

Mots-clés

hommage, imaginaire social, apache

Texte

Dominique Kalifa nous a quittés, volontairement, le 12 septembre 2020, nous laissant atterrés, bouleversés, désemparés devant une décision dont l’insondable mystère nous désarçonne et dont nous cherchons en vain les raisons, du moins les signes, dans la remémoration sans fin de nos conversations, d’échanges différents pour chacun, selon les générations, les circonstances des rencontres. Comme les comparses du roman de Virginia Woolf, Les Vagues, qui confrontent leurs souvenirs divergents sur l’ami disparu, nous nous demandons qui était celui qui est parti.

Pour ma part, j’ai connu Dominique Kalifa, dans les années 1980 à Jussieu (Paris 7), université contestataire et turbulente, qui accordait beaucoup d’importance, sociale et politique, aux marginaux, aux zones périphériques, aux ombres de l’histoire. Un collègue Bernard Vincent, avait organisé un enseignement à ce sujet et publié un petit ouvrage collectif, Les marginaux et les exclus dans l’Histoire (1978). J’y avais participé par un article intitulé « Dans le Paris de la Belle Époque : les Apaches, premières bandes de jeunes ». Ces préoccupations rejoignaient sans doute celles du jeune normalien qu’était Dominique Kalifa. Frais émoulu de l’agrégation, il enseignait dans divers lycées de la banlieue parisienne (ce qui n’est pas si fréquent pour les normaliens...), tout en se préoccupant d’un sujet de thèse. C’est ainsi que je le rencontrai. Je le revois, dans les couloirs un peu crasseux de Jussieu, beau garçon au regard sombre, dandy, un brin provoquant, mystérieux, avide, en quête d’une recherche originale, déterminé, attiré par la prison, le crime, la délinquance, thèmes en plein essor. Il fut un des piliers du séminaire que, sous l’égide et à la demande de Robert Badinter, j’organisai à l’École des hautes études sur « la prison républicaine ». Il y présenta une communication où il esquissait les thèmes de sa thèse, soutenue à Paris 7 en 1994 et publiée l’année suivante sous le titre : L’encre et le sang. Récits de crimes et sociétés à la Belle Époque (Fayard, 1995). Un livre d’une maturité quasiment programmatique, d’une grande maîtrise d’expression et de pensée, appuyé sur un dépouillement impressionnant de la presse, plus que les archives, source majeure pour quiconque veut saisir la formation de l’opinion, les « imaginaires sociaux », dont il allait devenir le théoricien. Il montrait la constitution de l’enquête comme outil de prospection. Il soulignait avec force le sentiment croissant de l’insécurité, enjeu du pouvoir, culminant à la Belle Époque au moment du débat sur l’abolition de la peine de mort proposée par la gauche radicale et socialiste, mais refusée par les conservateurs, partisans de châtiments corporels, guillotine comprise, seuls susceptibles de venir à bout des apaches et autres mauvais garçons qui menaçaient la société. Dominique Kalifa refusait de s’enfermer dans l’esthétique, la linguistique, le structuralisme qui avaient souvent servi de matrice au « fait divers ». Comme il l’écrira vingt ans plus tard dans Les Bas-Fonds, histoire d’un imaginaire social (Seuil, 2013) :

« Comme toute construction historique, les imaginaires sociaux sont inscrits dans un temps. Ils ont un début et une fin, ce qui seul peut les rendre perceptibles par l’historien » (p. 271).

Importance de la temporalité, souci de la chronologie seront des préoccupations constantes, qu’on retrouve dans son dernier ouvrage (collectif), Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb » (Gallimard, 2020).

Entre ces deux livres, il y en eut beaucoup d’autres, enracinés pour la plupart dans ce XIXe siècle qu’il connaissait si bien, dans une continuité thématique et problématique, sans cesse approfondie. J’ai une tendresse particulière pour Vidal, le tueur de femmes (Perrin, 2001), en collaboration avec son ami et complice Philippe Artières, brillante reconstitution, cinématographique, à travers archives et imprimés, d’une « vie de papier » ; Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française (Perrin, 2009), peut-être son chef-d’œuvre. Au total, une œuvre foisonnante, impressionnante, originale, ombreuse, quasiment hugolienne, dont l’inachèvement fend le cœur. Qu’aurait-il fait ensuite ? Mais « après » n’a plus de sens.

Après plusieurs années de maîtrise de conférence à Jussieu, il avait succédé en 2004, à la Sorbonne à Alain Corbin, dont il était si proche, avec l’anxiété de ne pas être à la hauteur du Maître. Ce sentiment l’a peut-être poussé à une activité boulimique, tant dans les publications (outre les livres, une centaine d’articles, qui mériteraient réunion dans un possible « Bouquins »), les colloques, en France et à l’étranger (États-Unis, Amérique latine), direction du Centre du XIXe siècle et de très nombreuses thèses, présence dans les grands organismes universitaires. Une vie harassante en somme, mais dont il appréciait aussi (du moins on l’espère) le succès, la reconnaissance, la sociabilité. Sans oublier son activité de journaliste à Libération, où durant plus de vingt ans, il a assuré avec bonheur une fonction de critique et de transmission, ce dont il se souciait au plus haut point.

Celui que j’appelais naguère « mon apache préféré » a choisi de mettre un terme à tout cela. Il nous laisse – et notamment ses étudiants – dans la mélancolie de la perte. Il nous reste ses livres, c’est vrai, l’écriture comme une conjuration de l’oubli. Il nous reste à le découvrir, celui que nous n’avons pas su retenir.

Citer cet article

Référence électronique

Michelle Perrot, « Dominique Kalifa  », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 05 octobre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=499

Auteur

Michelle Perrot

Professeure émérite à l’Université Paris Diderot (Paris 7).