Introduction
À l’entrée de l’Opéra de Vienne, les visiteurs sont accueillis dans un vestibule, datant du bâtiment original de 1869. Au milieu du riche décor se trouve une plaque en marbre, sur laquelle est inscrite :
Ce bâtiment a été détruit par un incendie en l’an de guerre 1945. La reconstruction a été conduite entre 1946 et 1955 et elle a été achevée sous le gouvernement du président fédéral Dr.h.c. Theodor Körner, le chancelier fédéral Ing. civ. Julius Raab, le ministre fédéral pour le commerce et la Reconstruction, Dr. Udo Illig et le secrétaire d’État, Dr. Fritz Bock. Le bâtiment a été rouvert le 5 novembre 1955 par le ministre fédéral pour l’Enseignement, Dr. Heinrich Drimmel.1
Cette plaque commémore très sobrement un chantier qui a pourtant mobilisé une grande partie de la société autrichienne d’après-guerre, pour un lieu devenu un symbole.
Le 12 mars 1945, l’Opéra de Vienne brûle suite aux bombardements américains. Les dégâts sont considérables : le toit s’est effondré, la scène est détruite, la fumée a ravagé les restes du bâtiment. Rescapé des bombes, seul subsiste l’avant-corps – la façade, la loggia, le vestibule, la cage d’escalier principale. Cette perte est vécue comme une véritable tragédie selon les témoins contemporains. Dès le 24 mai 1945, Julius Raab alors secrétaire d’État déclare dans le journal Neues Österreich2 la volonté de reconstruire le bâtiment dans les plus brefs délais, tout en soutenant une reprise immédiate et intense des activités musicales.
En ces temps critiques, le gouvernement autrichien, de coalition et provisoire, s’attelle à rebâtir la société, en commençant par ses monuments meurtris, dont la cathédrale Saint-Étienne et les bâtiments de la Ringstraße. Très vite, le sort de ces édifices semble émouvoir d’autres acteurs ; dans le cas de l’Opéra de Vienne, les puissances alliées d’occupation, des entreprises privées, des civils font des dons de capitaux et de matériaux. Une certaine solidarité, souvent au nom de la musique, paraît alors émerger dans ce pays en ruines ; la reconstruction de l’Opéra de Vienne a été ainsi présentée comme un grand chantier de travail collectif dans un pays détruit, mais uni.
Incarnant en quelque sorte la reconstruction du pays tout entier, la réouverture de l’Opéra de Vienne est célébrée le 5 novembre 1955, marquant une double résurrection3 : celle de la « plus belle maison de toute la population autrichienne4 », et aussi celle de l’Autriche.
S’il est impossible d’ignorer que l’Opéra a été reconstruit– l’auditorium et les salles de pause témoignent d’une architecture typique du style Nachkriegsmoderne5 –, la plaque du vestibule est l’une des rares traces commémoratives de ce grand chantier. Les noms gravés dans le marbre sont ceux du gouvernement autrichien de 1955, nulle mention n’est faite des autres acteurs de cette reconstruction : les gouvernements précédents, tout autant impliqués, les puissances alliées d’occupation, les entreprises privées qui ont travaillé au chantier, les associations et la population civile. Cela témoigne d’un investissement stratégique de la gestion de la reconstruction et des ensembles de l’Opéra de Vienne durant une période transitoire compliquée.
L’objectif est ici d’interroger l’utilisation du domaine culturel comme outil politique par le gouvernement provisoire autrichien d’après-guerre, entre 1945 et 1955. Que révèlent les stratégies de gestion de la reconstruction de l’Opéra de Vienne quant à la politique, la société et l’identité autrichienne ?
Fritz Trümpi6 a traité en détails de la politisation de la reconstruction de l’Opéra de Vienne dans le contexte de la Guerre froide, en travaillant notamment sur les enjeux internes pour les ministres – les rivalités entre partis politiques dans le gouvernement de coalition – et pour les puissances alliées – plus particulièrement les Soviétiques et les Américains. Afin de compléter son apport déjà détaillé à ce sujet, le présent article s’intéresse davantage à l’usage stratégique du domaine culturel par le gouvernement provisoire, comme outil d’émancipation, de légitimation et de fédération.
Alors que la tutelle alliée pèse lourd et que sa marge de manœuvre est limitée, le gouvernement provisoire autrichien garde tout de même le contrôle des grandes institutions culturelles viennoises, notamment musicales. L’Opéra de Vienne et ses ensembles ont été un outil de gouvernance, un des éléments stratégiques d’une politique intérieure et extérieure cruciale pour l’affirmation d’une République autrichienne, libre et indépendante. L’investissement de l’État dans une politique culturelle forte et stratégique permet au gouvernement provisoire autrichien de mener des actions plus ou moins directes, offrant un moyen de s’affirmer au sein même de ses frontières et par-delà.
Un pays en crise
Depuis la chute de l’Empire austro-hongrois à la fin de la Première Guerre mondiale, l’Autriche n’a pas connu de régimes politiques stables ; à l’échec de la Première République succède l’État corporatiste austro-fasciste de Dollfuss, puis l’Anschluss au IIIe Reich. Le national-socialisme marque profondément l’Autriche. Lors de l’arrivée d’Hitler à Linz, le 13 avril 1938, la foule scande : « Un seul peuple, un seul Reich, un seul Führer7». Sept ans plus tard, jour pour jour, lorsque l’armée rouge libère Vienne, cette longue période d’instabilité politique, économique et sociétale a laissé de très profondes empreintes sur le pays, notamment dans sa capitale. Les destructions massives des lieux d’habitations et d’industrie, la famine grandissante, les problèmes d’hygiène et de violence, les pertes tant militaires que civiles sont autant de problèmes à gérer, auxquels s’ajoute la crise identitaire posée par cet héritage historique récent. Au lendemain de la guerre, alors que le pays retrouve une liberté relative et qu’une administration de transition se met en place, tout reste à faire et doit désormais être fait sous une nouvelle tutelle, celle des quatre puissances alliées, qui occuperont le pays pendant dix ans8.
Le 27 avril 1945, le gouvernement provisoire autrichien, avec à sa tête Karl Renner, ancien chancelier de la Première République, déclare l’indépendance de l’Autriche du Reich allemand et le rétablissement d’une république démocratique. Les ensembles de l’Opéra de Vienne, notamment le Philarmonique de Vienne, donnent le soir même un grand concert sous la direction de Clemens Krauss. Cette célébration musicale de l’indépendance retrouvée incarnant, selon l’écrivain Viktor Suchy, la quintessence de ce qui fait l’âme musicale de l’Autriche9, et marque le début d’une association, qui sera répétée et renforcée au cours des dix années qui suivront.
Le 1er mai 1945 a lieu la toute première représentation d’un opéra à Vienne depuis la libération de la ville ; les ensembles de l’Opéra jouent modestement, sans costumes ni décors, Le Nozze di Figaro dans une ville en ruines. La reprise de la vie musicale viennoise semble imminente ; dès le 24 mai 1945, le gouvernement provisoire autrichien déclare donc vouloir reconstruire l’Opéra à son emplacement d’origine et le plus rapidement possible. Ses ensembles trouvent refuge au Volksoper et au Theater an der Wien, alors que les gravats sont évacués des ruines de l’ancien bâtiment. Les concerts reprennent, même si les productions sont de moindre facture en comparaison des anciennes représentations. Après des années d’effort et de solidarité, l’Opéra de Vienne rouvre en 1955, dans un nouvel agencement hybride, où l’historicisme du style Ringstraße rencontre le modernisme.
Les journaux et les témoins contemporains de la destruction, puis de la reconstruction de l’édifice attestent des larmes versées et du désespoir des Viennois face à l’horreur de voir leur Opéra en flammes, mais également de la joie incommensurable de la réouverture et de la solidarité exemplaire de la population pour surmonter ce drame. La dimension affective et la profondeur émotionnelle des journaux et publications gouvernementales – bien que sous contrôle allié – autour de l’Opéra de Vienne est une preuve, selon Susana Zapke, du rôle de catalyseur de ce lieu-symbole10. Julius Raab, dans son annonce officielle, parle des « nombreuses larmes qui impossibles à retenir » face à sa destruction et Heinrich Kralik « du point zéro de l’existence, d’où commence l’épopée du renouveau et de la découverte de soi, de la renaissance et de l'ascension11.» Dans ces livres et articles, tout un vocabulaire religieux est déployé lorsqu’il s’agit de parler de l’Opéra : sacrifice, calice, martyr, résurrection… En 1947, une fois le bâtiment déblayé des ruines et sécurisé, des visites sont organisées pour le public, faisant presque de l’Opéra un lieu de pèlerinage12. Le foyer restauré est même mis à disposition pour les funérailles de la cantatrice Maria Cebotari, morte le 9 juin 194913. Il s’opère à cette époque une sacralisation de l’édifice.
Ce récit d’une tragédie bouleversant la population viennoise dans sa très grande majorité a été déconstruit par les chercheurs autrichiens, comme Cornelia Szabo-Knotik14, Peter Stachel15 et Fritz Trümpi16 qui notent une certaine exagération dans les récits rapportés. Il est toutefois essentiel de considérer que c’est ce discours que tient et entretient le gouvernement à l’époque, directement ou indirectement – comme dans les livres du critique musical Heinrich Kralik, financés et imprimés par l’État autrichien17. Surtout parce que ce récit n’a cessé d’être repris sous la plume d’auteurs plus contemporains18 : la destruction sacrificielle de l’Opéra, la solidarité internationale pour sauver l’un des temples de la musique, le gouvernement de l’époque salué pour avoir su reconstruire si rapidement ce lieu unique et l’importance de ce lieu pour les Autrichiens et tous les amoureux de la musique. Tels sont les éléments d’un récit répété, année après année, qui ont scellé le destin de l’Opéra de Vienne en tant que lieu de mémoire autrichien incontournable.
L’Autriche au chevet de son opéra : mise en place d’un certain récit de l’Histoire
Le gouvernement provisoire s’exprime très tôt sur le sort de l’Opéra de Vienne, ce qui prouve l’importance de ce bâtiment et de son futur. Une vraie promesse est faite à la population, celle de reconstruire l’édifice et de reprendre la vie musicale le plus rapidement possible. Le débat sur la reconstruction – à l’identique ou moderne – ne dure pas, les différents acteurs impliqués – peu importe leur couleur politique – refusent de raser les ruines d’un ancien bâtiment impérial. Même si une jeune génération d’architectes plaidait pour une reconstruction moderne19, le symbole fort de ce haut-lieu de la Ringstraße ne pouvait disparaître.
Dès le 13 octobre 1945, les différents quotidiens viennois proclament20 le début de la reconstruction de l’Opéra, alors que l’Union soviétique vient de faire don de deux millions de Schillings et de matériaux pour l’occasion, utilisés pour notamment déblayer le bâtiment21. La presse publie pendant dix années de nombreux et longs articles sur l’héritage musical viennois, sur les salles, les grands interprètes, alimentant et entretenant l’intérêt pour la réouverture de l’Opéra.
Le comité de reconstruction de l’édifice, Operbaukomitee, est constitué au printemps 1946, afin d’établir un cahier des charges pour le chantier. Le concours d’architecture est lancé dans la presse le 8 septembre 194622 ; il s’adresse à tous les architectes autrichiens, à condition qu’ils n’aient jamais été membre ou affilié au parti national-socialiste23. Douze architectes ont soumis leur projet à la date limite du 2 janvier 1947 et c’est Erich Boltenstern qui est finalement retenu pour l’auditorium, tandis que Ceno Cosak dessine la salle « des tapisseries », qu’Otto Prossinger et Felix Cewela se chargent de la salle « des marbres ». Le choix est pris de restaurer les parties encore viables – les façades extérieures, la loggia, le vestibule, la cage d’escalier principale et le foyer – et de reconstruire dans une architecture contemporaine le reste du bâtiment – l’auditorium, la scène, les espaces techniques et les salles de pause.
Le chantier de reconstruction de l’Opéra est une manière de véhiculer un message politique fort : celui de l’affirmation progressive du gouvernement autrichien à la tête du territoire. Bien que la tutelle alliée pèse sur les décisions du gouvernement provisoire, les prérogatives en matière de reconstruction, et plus particulièrement de reconstruction du patrimoine, demeurent autrichiennes. Le concours d’architecture pour la reconstruction de l’Opéra de Vienne en est un parfait exemple, puisque conçu et piloté par le gouvernement provisoire et ouvert aux seuls ressortissants autrichiens. À partir de 1947, un fois le concours terminé, un panneau est installé pour marquer le début imminent du chantier. Il inscrit surtout dans l’espace public le rôle de chacun : c’est le ministère d’État pour le Commerce et la Reconstruction qui est en charge du chantier, dirigé par l’administration fédérale des bâtiments théâtraux. Nulle mention des Alliés, ici c’est bien l’État autrichien qui est en action, gérant son propre patrimoine.
Otto Croy, Vor der Wiener Staatsoper, 1947
En parallèle, le gouvernement provisoire mobilise aussi la population : en intégrant les civils et les entreprises privées au chantier, l’Opéra devient un lieu fédérateur, celui d’une reconstruction collaborative par et pour les Autrichiens.
Le gouvernement fait appel à la générosité des Viennois au moyen de campagnes de collecte, lancées dans les grands quotidiens. Dans un premier temps, les journaux relayent des appels à partitions ; la première annonce est publiée dès le 22 juin 194524, s’adressant à tous les « Viennois amoureux de la musique ». Les demandes de partitions continuent dans les mois qui suivent, associant dans un second temps la demande d’autres éléments, cette fois, de scénographie25 : meubles, costumes, petit mobilier, masques… La nécessité de rééquiper les ensembles de l’Opéra se fait d’autant plus urgente que la reprise des activités musicales exige la mise en place de productions moins sommaires que celles qui ont eu lieu au lendemain de la libération. Selon les sources26, les décors de 120 opéras et 100 000 à 180 000 costumes auraient été perdus dans l’incendie de l’Opéra. Enfin, le gouvernement demande aussi à la population de faire don d’or27, pour participer aux travaux de restauration sur les parties subsistantes de l’Opéra.
Les dons faits par les entreprises – publiques ou privées – sont également relayés par la presse ; les sociétés de production de cinéma Wien-Film et Austria-Film donnent 25 000 RM28; le chœur de l’Opéra et le Philharmonique, donnent 10 000 RM chacun29, des institutions de la ville de Vienne, le service des affaires culturelles de la mairie du 6ème arrondissement et celui de la police municipale donnent aussi chacun 3 000 RM30. À cela s’ajoutent les collectes d’argent organisées à partir de 1947 par les Autrichiens exilés, notamment aux États-Unis31.
Dans une période d’après-guerre, une telle sollicitation peut autant se comprendre qu’elle peut surprendre : l’Autriche sort de sept années sous le régime national-socialiste, où carences et pénuries se faisaient de plus en plus fortes à mesure qu’avançait la guerre. Le pays est tout aussi ruiné que sa population, il est donc surprenant de voir le gouvernement provisoire appeler à des dons pour l’Opéra, quand il manque toujours à Vienne des logements, des hôpitaux, des canalisations…32 Mais de cette manière, parce que la population viennoise est directement associée au chantier, elle se sent responsable et concernée. Les donateurs pourront voir leurs meubles sur scène lors des prochaines représentations et sauront qu’ils ont participé à constituer ce nouveau fonds.
Si, en réalité, le chantier de l’Opéra de Vienne a été financé en grande partie par des aides alliées, notamment celles du plan Marshall33, en mobilisant la population pour restaurer et rééquiper l’Opéra le gouvernement provisoire assure, par le biais de la solidarité, une union de la population autour de ce symbole détruit. Sa reconstruction fait écho à celle du pays.
Un outil politique de représentation nationale
Le bâtiment de l’Opéra redevient aussi très vite l’un des grands lieux de mise en scène de l’Autriche : il accueille des défilés de couture de créateurs autrichiens34– dans les parties anciennes dont la restauration s’achève en 1950 –, mais aussi la visite d’artistes exilés de retour au pays, comme Maria Jeritza le 19 septembre 195335, ainsi que des dignitaires étrangers comme Nehru et Indira Gandhi, le 27 juin 195536, qui peuvent observer l’édifice reconstruit juste avant sa réouverture. Le chantier de l’Opéra est également gage d’un certain prestige, les entreprises ayant travaillé à sa reconstruction font toutes mention dans leurs publicités de leur implication sur le chantier.
Publicité pour l'entreprise « Neue österreichische Brown Boveri AG » publiée dans le magazine Der Aufbau, n°11, 1955
Mais c’est surtout la reprise de la vie musicale viennoise, quasi immédiate et intensive, qui joue un rôle représentatif déterminant. Le Philharmonique – qui est par ailleurs l’orchestre de l’Opéra de Vienne – joue à plusieurs reprises dans des conditions modestes dès la libération de la ville. Après les concerts des 27 avril et 1er mai 1945, sans décors, ni costumes, une vraie préparation est lancée pour que la saison 1945/1946 reprenne le plus normalement possible à la rentrée.
Les représentations sont essentielles pour le gouvernement provisoire autrichien, qui les maintient et les multiplie, même lorsque les conditions ne s’y prêtent pas. Otto Strasser, alors membre de l’Orchestre Philharmonique, raconte que si les concerts se multiplient à partir du 1er mai 1945 « tourmentés par la faim et le froid, nous nous trouvions bien souvent devant une salle presque vide.37» Ce sont surtout les soldats des puissances d’occupation alliées, notamment les Soviétiques, qui assistent aux représentations38. À cheval sur deux salles provisoires, les ensembles de l’Opéra de Vienne continuent leurs représentations alors que tous les autres spectacles sont arrêtés à l’hiver 194739. De plus, que ce soit le Philharmonique ou des chanteurs résidents, l’Opéra de Vienne est toujours présent à chaque cérémonie, visite officielle ou grande manifestation, comme pour les différents jubilés et anniversaires – les 80 ans d’Hans Pfitzners le 5 mai 1949 ou les cérémonies marquant la réouverture de monuments, notamment celle des églises.
Mais le gouvernement provisoire veut aussi organiser des tournées à l’étranger de l’Orchestre Philharmonique et des ensembles de l’Opéra de Vienne le plus rapidement possible. Cette volonté politique est poussée notamment par Egon Hilbert40, alors directeur de l’administration des théâtres fédéraux, entre 1946 et 1953. Mais le gouvernement peine à en obtenir les autorisations. La dénazification des ensembles de spectacle avait été confiée à une commission d’enquête autrichienne, désignée par le gouvernement provisoire, sous surveillance alliée. Toutefois, cette commission autrichienne n’a pas complètement rempli sa mission, puisqu’en septembre 1946, les ensembles de l’Opéra de Vienne se voient refuser une demande de visa pour une série de concerts en Europe, car il resterait encore dans l’orchestre seul une trentaine d’anciens membres du parti nazi sur 91 musiciens. La sous-commission alliée de presse et de contrôle des spectacles prend alors le relais et se réunit en novembre 194641, afin de passer en revue toutes les personnes suspectes, d’établir leur degré d’implication et surtout d’envisager la possibilité de les remplacer. Elle relève un nombre important de documents falsifiés produits par des musiciens et chanteurs, afin de dissimuler ou nier leur implication avec le régime nazi. En 1947 les premiers visas sont enfin délivrés : les ensembles de l’Opéra sont autorisés à se rendre à Londres pour des concerts, sous la direction de Josef Krips. Ils se produisent notamment devant le premier ministre Attlee et le ministre des affaires étrangères Bevin42. Il s’en suit des concerts en France, Suisse, Belgique, Italie, États-Unis, Égypte… et toujours devant des invités de marque. Ces concerts à l’étranger sont très importants pour le gouvernement provisoire autrichien, donnant une visibilité au pays en tant que jeune république, mais aussi promouvant une image positive, culturelle et mélomane de sa population. Ces concerts font l’objet de centaines d’articles dans la presse autrichienne et le gouvernement remercie même publiquement l’Opéra de Vienne pour les concerts donnés à l’étranger, montrant bien l’importance qu’il leur accorde43.
Ces éléments permettent d’esquisser les prémices d’une politique que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de diplomatie culturelle44, qui se concentre sur la culture et plus particulièrement la musique, comme outil de promotion de l’Autriche à l’international. Cependant cet usage politique de la culture n’a pas qu’un but international. La culture est également un outil pour le gouvernement provisoire autrichien afin de fédérer sa population et se reconstruire. Dans une période d’après-guerre et alors que le pays a de grandes difficultés à se relever économiquement et industriellement, l’investissement du gouvernement provisoire autrichien dans la politique culturelle a un sens bien plus profond.
Une (re)construction nationale
La reconquête d’une souveraineté nationale par le gouvernement provisoire autrichien est l’enjeu politique premier pendant cette période d’occupation, pour aboutir à la constitution d’un État vraiment indépendant de l’Allemagne et dont les tentatives de Première République avaient échoué. Rodrigue Akpadji45 s’est intéressé au lien entre l’émergence de l’État souverain autrichien et l’affermissement d’un sentiment national. Il en conclut qu’en 1945 le modèle de nation bascule en Autriche d’une nation ethnoculturelle, sur le modèle de Gottfried Herder46, à un modèle plus proche de celui d’Ernest Renan, d’une nation élective, celle d’un « plébiscite de tous les jours47». L’Autriche devient une « nation de volonté48», dont les valeurs, notamment culturelles, sont intrinsèquement liées au sentiment d’identité nationale. L’ancrage du sentiment national et la construction de la nation autrichienne sont concomitants et le fruit d’un travail minutieux des gouvernements successifs depuis 194549.
À la sortie de la guerre, le gouvernement provisoire autrichien travaille à (re)créer un État souverain indépendant, tout en le liant à une identité autrichienne spécifique, fondée en grande partie sur un système de valeurs culturelles communes. Mais comme aucun traité d’État n’a encore été signé, il reste limité dans son action et doit prouver sa légitimité à gouverner, auprès de sa population mais aussi au-delà de ses frontières. Pour œuvrer à la création d’un État souverain indépendant, le gouvernement provisoire s’efforce de couper tout lien passé avec l’Allemagne, de développer une identité propre et spécifique à la nation autrichienne. Si la prise de conscience de la nation n’émerge pas à proprement parler en 194550, le gouvernement investit à partir de ce moment-là activement divers symboles – lieux, objets, pratiques – qui déterminent peu à peu une spécificité autrichienne, notamment culturelle, afin de consolider le nouvel État. Selon Stuart Hall51, la nation, au-delà d’une construction politique, est constituée d’un système de représentations culturelles, la nation est une communauté symbolique, à laquelle tous les citoyens prennent part pour la légitimer : « l’identité est toujours, au moins en partie, un récit, une sorte de représentation. Elle prend toujours place dans la représentation.52» La reconstruction de l’Autriche, sur le modèle d’un État-nation indépendant de l’Allemagne, se fait donc par des représentations répétées et empreintes de certains motifs, entraînant l’affermissement d’une spécificité autrichienne devenant indéniable.
Puisque la légitimité de la nation vient d’un système de représentations qu’elle propose et de la communauté symbolique dans laquelle s’inscrivent ses habitants, le gouvernement provisoire doit nourrir cette communauté symbolique, afin de légitimer en Autriche l’idée d’un État-nation indépendant. Dans son étude sur la nation autrichienne, Ernst Bruckmüller explique que l’Autriche n’ayant que peu d’événements historiques positifs dans son histoire récente, il est plus facile pour la classe politique comme pour la population de s’identifier collectivement à des symboles relevant de la richesse culturelle du pays53. L’un de ces symboles est la musique, ce que H. Kralik affirme déjà en 1955: « Le premier chapitre de cette communauté [autrichienne] nouvellement formée était la musique.54»
Deux topiques reviennent en particulier ceux du « Musikland Österreich» et de « Musikstadt Wien » 55. Ces deux topiques n’ont pas émergé avec la fin de la guerre, ils ont été construits petit à petit au cours du XIXe siècle. Paradoxalement, la musique aussi été mobilisée à maintes reprises sous l’Anschluss, comme une certaine preuve d’un héritage germanique commun, liant ainsi l’Autriche à l’Allemagne dans un passé semblant unique56. De grandes célébrations, pour les 150 ans de Mozart, le plus grand compositeur allemand57 en 1942 ou pour le 80ème anniversaire de Richard Strauss, ancien directeur de l’Opéra de Vienne, en 1944, sont organisées pour mettre en scène cet héritage. L’Opéra fait partie des grands lieux de ce déploiement idéologique et politique : outre la présence habituelle du Führer pour des représentations, c’est là qu’a été célébré l’Anschluss en 1938, avec l’opéra Fidelio de Beethoven – et ce sera, par ailleurs, le même opéra qui sera choisi pour la réouverture de l’Opéra de Vienne en Autriche libre et souveraine en 195558.
Martina Nußbaumer, qui a analysé l’idée d’une « Musikstadt Wien » à partir de la fin du XVIIIe siècle, notamment dans le rapport à l’espace urbain59, souligne la place primordiale que prend l’Opéra de Vienne dans cette construction mentale collective de la musique comme symbole de la spécificité viennoise, et plus largement autrichienne, depuis sa création dans les années 1860. Ainsi, l’Opéra qui était l’une des vitrines de la mainmise nazie sur l’héritage musical, devient après avril 1945 le martyr d’une guerre, dont l’Autriche n’est désormais qu’une victime. Le bombardement américain, ayant causé l’incendie est oublié au profit de la culpabilité rejetée sur le régime nazi, accusé d’avoir volontairement coupé le système incendie60.
Steven Mock61 soutient l’idée que les symboles détruits sont des vecteurs d’identité nationale bien plus forts que des symboles intacts, car la population s’unit autour de cette perte qui semble injuste. À travers ces symboles détruits, elle expie toute violence et agressivité résiduelle, créant l’unanimité sur la tragédie qu’une telle perte représente et donc un sentiment d’unité dans son deuil.
L’Opéra de Vienne porte ce discours tout au long de ces dix ans, personnifiant la reconstruction du pays62 ; cette musique qui était vue comme la preuve de l’appartenance à une culture commune avec l’Allemagne devient maintenant la raison même d’une distinction. La culture autrichienne se construit presque en opposition à la culture allemande, et plus particulièrement la culture prussienne – associée explicitement au régime nazi. La Prusse était militaire et protestante, l’Autriche est, elle, culturelle et catholique, personnifiée par les deux bâtiments « dont la destruction [nous] a touché en plein cœur, la cathédrale Saint-Étienne et l’Opéra de Vienne, ce haut-lieu viennois et calice de pierre de notre musique immortelle63.»
Ainsi, la destruction de l’Opéra de Vienne – causée par un bombardement qui détruit d’autres monuments et lieux culturels – permet au tout jeune État autrichien d’avoir un bâtiment, censé incarner son âme musicale, victime de la barbarie d’une guerre, martyr de cette nation de la musique, pour lequel la population s’investit et dont la réouverture marque le symbole de la libération du pays et d’une souveraineté enfin retrouvée.
Conclusion
Alors que la plupart des monuments viennois ont été endommagés par les bombes, la reconstruction de ces édifices, comme l’Albertina, le Museum für angewandte Kunst (MAK) ou le parlement autrichien, n’a lieu qu’à partir des années 1950, celle de l’Opéra de Vienne annoncée quelques mois après son incendie a été un grand chantier de cette période transitoire. Que sa destruction ait ému ou non – et à quel degré – elle a tout de même rassemblé la population et permis au jeune État autrichien de générer un récit fédérateur, nécessaire pour la réussite de cette nouvelle république.
Alors que le pays se retrouve au milieu d’une bataille politique internationale, dans le contexte de la guerre froide – « qui tient Vienne tient l’Europe » rappelle Ernest Pezet en 194764 – le gouvernement provisoire autrichien semble trouver une moyen d’exister par lui-même, en investissant dans le domaine culturel afin de forger une toute nouvelle identité, mais aussi de véhiculer une image positive et ouverte du pays à l’international. S’il aurait été également pertinent de traiter de l’art pictural autrichien et des expositions d’art autrichien, qui font rapidement la tournée des grands musées internationaux65, l’exemple de l’Opéra de Vienne est bien plus marquant, car le bâtiment jouit toujours d’une aura très particulière aujourd’hui et est devenue l’un des symboles les plus reconnaissables du pays.
On notera d’ailleurs que ce soit au lendemain du bombardement, avec des journaux de propagande, une fois l’Autriche libérée ou même encore aujourd’hui, l’Opéra de Vienne est toujours mentionné comme étant le « nôtre » : « Unsere Staatsoper ». L’usage d’un pronom possessif pour parler de l’Opéra de Vienne ne laisse aucune place au doute quant au statut de cette institution, en tant qu’« épicentre de la nation66».