Alors qu’aucun journal francophone n’était publié à Bruxelles en 1754, neuf périodiques y voient le jour entre 1755 et 1767. Le seul périodique en langue française publié auparavant, l’hebdomadaire des Relations véritables, fondé en 1652, avait cessé de paraître en 1741. Or, après 1755, les périodiques francophones se multiplient dans la capitale des Pays-Bas autrichiens jusqu’à atteindre cinq journaux concomitants en 1761. Ce dynamisme se perpétue au moins jusqu’en 1767, date à laquelle, en l’état de ces recherches, quatre périodiques sont encore imprimés simultanément dans la ville. Mieux encore : si l’on intègre à cet inventaire les journaux qui n’ont pas réussi à voir le jour malgré leur demande d’autorisation, le nombre s’élève à quinze ouvrages sur cette période de douze ans1. Le point de départ de cette étude a donc été de chercher à comprendre comment la périphérique capitale néerlandophone des Pays-Bas autrichiens devint, en une dizaine d’années, un pôle européen de production de l’information internationale.
L’extraordinaire expansion de la presse européenne en langue française, amorcée à la fin du XVIIe siècle, exponentielle à partir des années 1730, et surtout 17502, ne saurait à elle seule justifier ce surgissement. D’autant que sa localisation lui donne un caractère incongru : Bruxelles compte seulement 75 000 habitants en 17843 et bénéficie d’une piètre réputation dont Voltaire se fait l’écho lorsqu’en 1740, il décrit cette « triste ville » comme « le séjour de l’ignorance, de la pesanteur, des ennuis, de la stupide indifférence »4.
L’explication à ce phénomène doit plutôt être cherchée dans l’intervention ciblée d’acteurs nombreux, aux intérêts divergents, issus des sphères du pouvoir et du monde de la librairie : l’impératrice et son chancelier à Vienne, le Conseil privé de Sa Majesté et son ministre plénipotentiaire à Bruxelles, une douzaine de journalistes, trois imprimeurs et leurs nombreux ouvriers. Les archives conservées attestent en effet non seulement d’une soudaine concentration à Bruxelles d’hommes se prétendant journalistes, mais aussi de l’investissement des autorités dans la production d’imprimés politiques en langue française relevant de tout le panel médiatique du temps. Ces deux facteurs concourent à ce qui nous semble devoir être interprété comme l’élaboration d’un appareil médiatique en langue française, à visée locale et internationale depuis Bruxelles. L’expression « appareil médiatique » recouvre la mobilisation et la mise en œuvre de moyens humains et techniques au service de la production et de la diffusion de supports de communication nombreux, diversifiés et corrélés entre eux.
Cet article entend donc interpréter les stratégies médiatiques déployées à Bruxelles dans les années 1750-1770, afin de saisir les enjeux d’un gouvernement par les médias au milieu du XVIIIe siècle du point de vue des pouvoirs. Pour cela, nous avons ici privilégié, dans le cadre d’une enquête en cours plus vaste, les archives locales, inédites et abondantes, conservées à Bruxelles (papiers du gouvernement, correspondances diverses, production périodique imprimée ou refusée). En étudiant la genèse et le contenu d’une quinzaine de projets de journaux soumis au Conseil privé, il s’agira de saisir les représentations que les autorités se font des médias, les fonctions qu’elles leur attribuent et les pratiques grâce auxquelles elles élaborent une politique de communication politique visant à favoriser l’action de leur État tout en souhaitant éclairer et éduquer le public. Les dissensions entre les gouvernants en charge de cette politique et les productions médiatiques qui en découlent permettront quant à elles de montrer comment se décline au XVIIIe siècle la fonction de gouvernement attribuée à la culture5 et le rôle, incontournable ici, joué par le comte de Cobenzl.
Avant d’aller plus loin, quelques remarques s’imposent du fait de l’inscription forte du phénomène observé dans un double contexte, local et international. Les Pays-Bas, cadre institutionnel, géographique et économique de notre enquête, sont passés de l’autorité espagnole à celle de l’Autriche en 1713 dans des frontières qui correspondent grossièrement à celles de la Belgique actuelle6. Dans le cadre de ce rattachement, le gouvernement des Pays-Bas a une existence réelle et mène une politique cohérente bien que sous la tutelle de Vienne. Cette dualité des pouvoirs est visible au niveau institutionnel avec la présence d’un gouverneur général, prince du sang représentant du souverain, assisté – voire remplacé en cas d’absence – par un ministre plénipotentiaire qui supervise les Conseils, dont le Conseil privé chargé des affaires intérieures. Si le ministre plénipotentiaire est officiellement inférieur au gouverneur, dans les faits, il contrôle ses décisions. Sur notre période, l’homme fort du gouvernement est ainsi le comte de Cobenzl, ministre de 1753 jusqu’à sa mort en 17707, bien plus que Charles de Lorraine, beau-frère de Marie-Thérèse et gouverneur de 1744 à 17808. Tous deux souhaitent élever la ville de Bruxelles au rang de capitale européenne en développant son activité économique et culturelle, notamment en encourageant un processus de francisation de l’administration et des élites déjà amorcé depuis le début du siècle9.
Par ailleurs, de 1756 à 1763, la guerre de Sept ans oppose les puissances européennes, notamment l’Angleterre et la Prusse à la France alliée à l’Autriche depuis le traité de Versailles signé en mai 1756. Ce traité induit un renversement des alliances controversé en France, car il place dans le camp adverse l’ancien allié, la Prusse, en se rapprochant de l’ennemi traditionnel autrichien. Localement, les Pays-Bas sont ainsi pour la première fois exclus des théâtres d’opération. Enfin, cette guerre accorde une place sans précédent au public, comme l’a souligné Edmond Dziembowski et comme en avaient conscience les contemporains, tel Pierre Rousseau qui, dans son Journal Encyclopédique de septembre 1756, écrivait : « L’avenir concevra avec peine que la guerre entre les Anglais et les Français [fut] aussi animée sur le papier que sur les mers »10.
Les critères d’évaluation d’un gouvernement en matière médiatique
Tout écrit imprimé dans les Pays-Bas autrichiens doit être autorisé avant publication11 : tolérances tacites et privilèges avec exclusivité pour une durée variable sanctionnent (et hiérarchisent) l’approbation gouvernementale émise par le Conseil privé de Sa Majesté Impériale à Bruxelles, après examen d’une demande d’autorisation circonstanciée relayée par un membre du Conseil ayant à charge l’instruction de la requête. La conservation aux Archives du Royaume de ces documents rarissimes en Europe – dossiers des requérants complétés par les conseillers, avis formulés par le Conseil et octrois après décision du gouverneur ou du ministre12 – renseigne de façon inédite la publication de neuf journaux et l’interdiction de sept autres13, mettant ainsi en évidence les critères de jugement politiques de l’offre culturelle journalistique en langue française dans la capitale néerlandophone des Pays-Bas autrichiens14.
Il apparaît que le Conseil privé n’autorise les publications qu’après examen minutieux et contradictoire des dossiers présentés. Les critères d’évaluation portent en premier lieu sur l’objet et le contenu des périodiques, appelés à satisfaire « l’utilité publique » selon l’expression employée à la fois par les requérants et par les membres du Conseil. Jamais définie ou explicitée, la notion est difficile à saisir au-delà du fait qu’elle implique un bénéfice – non spécifié – pour les lecteurs. Elle n’en justifie pas moins la proposition de création et l’autorisation de périodiques15, mais aussi, pour les Avis et annonces, la fixation du prix de vente de l’ouvrage et des annonces publiées16. Ce dernier cas évoque une unité de mesure de cette « utilité » : l’ampleur européenne de la diffusion des modèles journalistiques puisque « l’Utilité d’une pareille feuille, uniquement destinée à annoncer au public les affaires qui ont cours dans la société » est attestée par le fait que « toutes les grandes villes en ont formé l’établissement »17. Le critère de l’intérêt public conduit également le Conseil à évaluer l’adéquation entre la forme et le fond du journal, au point de pouvoir éconduire les projets dans lesquels la périodicité ne lui semble pas être le support médiatique adéquat, comme dans le cas du Traité de la Grandeur en general avec une méthode courte et facile pour apprendre l’arithmétique et l’analyse sans maître pour lequel le Conseil « observa que ces sortes de matières sont de nature à être renfermées dans un Traité complet, qui embrasse toutes les parties avec methode »18. Ici, le doute quant à la pertinence de la forme périodique se double d’une interrogation quant à « la capacité et les talens de l’auteur », inconnu du Conseil.
Or l’identité du rédacteur et la confiance que l’on peut lui accorder constitue le deuxième critère d’approbation du Conseil qui y fait référence dans presque tous les avis et n’hésite pas à réclamer des informations complémentaires s’il le juge nécessaire car
« il convient, surtout lorsqu’il s’agit de donner des feuilles imprimées au public, d’en connoitre l’auteur ainsi que ses qualités personnelles ; s’il est sujet de Sa Majesté ou etranger, et quelles sont ses mœurs et sa conduite. »19
Les feuilles périodiques font ainsi l’objet d’une vigilance et d’une suspicion renforcées. Lorsqu’après un premier refus, Des Roches, l’auteur des Avis et annonces, présente au Conseil des gages de son installation à Bruxelles et des lettres de recommandation, il n’obtient à nouveau qu’un refus ferme, car
« … il n’y a dans tout cela aucune sorte d’eclaircissements ni d’appaisement sur le lieu de sa naissance, de son dernier domicile, sur son etat, sa conduite, ses mœurs, toutes choses néanmoins qu’il auroit du mettre dans le plus grand jour, s’il vouloit se mettre à l’abri d’être envisagé ou soubçonné pour un avanturier, espece de gens qu’on ne sçauroit assez éloigner d’un Païs policé. »20
Les considérations économiques liées au marché et au respect des autres privilèges ne sont quant à elles envisagées par le Conseil que dans un temps ultérieur, une fois l’utilité de l’ouvrage confirmée et la capacité de l’auteur évaluée21. Et ce n’est que dans un dernier temps que le Conseil statue sur les conditions d’autorisation.
Facilement tranché, le premier point concerne les dédicaces et donc le degré de recommandation politique de ces périodiques : le gouverneur Charles de Lorraine peut être le destinataire de ces dédicaces, contrairement à l’impératrice. Le second point a trait aux octrois et suscite davantage de discussions car auteurs et conseillers ont ici des positions opposées : là où les requérants demandent des privilèges les plus protecteurs possible (exclusivité sur une longue durée), les autorités souhaitent au contraire éviter de « lier les mains au Gouvernement qui, dans le cas que l’ouvrage ne seroit pas aussi bon que le suppliant le promet, ne seroit pas en pouvoir de le révoquer »22. Sauf cas exceptionnel, le Conseil n’accorde donc de permission que jusqu’à révocation (c’est-à-dire jusqu’à une possible suspension) et les exclusivités ne concernent que les ouvrages ayant obtenu un privilège. Le troisième point débattu concerne l’incontournable contrôle des textes. Chaque livraison de chaque périodique est ordinairement soumise à une censure préalable confiée à un membre du Conseil ou des conseils provinciaux, ce qui implique une surcharge de travail régulière dont se plaignent les intéressés23 et explique peut-être en partie l’attention portée à l’adéquation entre la matière et la forme périodique. Dans certains cas, une dernière condition accompagne l’autorisation par le Conseil : l’obligation pour les propriétaires de délivrer des exemplaires gratuitement24, nous y reviendrons.
La production périodique fait ainsi l’objet d’une évaluation rigoureuse mais féconde puisqu’elle conduit, entre 1755 et 1767, à la publication de neuf journaux dont il convient désormais de déterminer les caractéristiques afin d’en saisir la possible portée.
Des journaux au service du gouvernement ?
Les journaux encouragés par les autorités peuvent être classés en quatre catégories thématiques relevant des principaux genres éditoriaux périodiques du temps. La Gazette des Pays-Bas, les Mémoires du temps et le Mercure historique des Pays-Bas appartiennent à la presse politique et fonctionnent en système grâce à une exploitation avisée des caractéristiques propres à chaque format. Bihebdomadaire protégé par un privilège, la première s’apparente en tout point aux gazettes européennes de langue française25 : nouvelles politiques, économiques et militaires de portée internationale se succèdent sans commentaire par lieu d’origine de l’information tandis que les nouvelles locales y sont réduites, le tout dans le « ton sérieux de la politique »26 en usage dans ce type de média. « Ouvrage léger par lui-même [qui] ne vaut qu’autant qu’on l’assaisonne de quelques traits qui seroient déplacés dans une Gazette »27, les Mémoires du temps sont pour leur part une « extansion de la gazette »28 et ne sont tolérés que tacitement. Leur rédacteur, Jean Maubert de Gouvest29, également à la tête de la Gazette de 1759 à 1761, y publie des nouvelles plus légères destinées à la lecture dominicale des abonnés de la Gazette mais aussi de ceux qui ne seraient pas des lecteurs assidus de l’actualité politique. Enfin, dans le Mercure historique et politique des Pays-Bas, le même journaliste – également détenteur du privilège – adapte le format mensuel des mercures consacrés à l’analyse de l’actualité politique30 en proposant de longues dissertations sur les fondements politiques et historiques des événements présents.
Le bihebdomadaire privilégié des Annonces et avis des Pays-Bas présente quant à lui le contenu habituel des feuilles publicitaires qui se multiplient à l’époque31 : annonces de vente, achat et échange de tous biens, offres d’emploi, objets perdus et trouvés, cours des prix, de la bourse et des changes, etc., complétés par la présence – plus originale – de comptes rendus de livres et de divertissements locaux.
Sur les neuf journaux publiés de 1755 à 1767, trois peuvent être qualifiés de « culturel » ou de « littéraire ». Le Littérateur Belgique est le tout premier périodique de cette série autorisé par le Conseil, en 1755. Hebdomadaire muni d’un privilège, il a pour vocation de montrer, comme son titre l’indique, que « littérature » et « Belgique » ne sont pas des termes contradictoires. Périodique encyclopédique, il emprunte à la fois au modèle du Mercure galant et à celui des « Spectateurs »32. C’est de ce dernier format que s’inspirent directement les deux autres titres : le Journal de Bruxelles et le Gazetin de Bruxelles sont des feuilles morales et culturelles énoncées à la première personne – irrévérencieuse et polémique pour la seconde ce qui entraîne sa suspension six mois après sa création.
Enfin, Bruxelles compte aussi deux journaux spécialisés comme l’Europe en voit alors fleurir dans des domaines aussi variés que les sciences ou la mode : les Leçons d’arithmétique, d’algèbre et de géométrie protégées par un privilège du Conseil mais uniquement connues par le prospectus adressé à la censure car aucun exemplaire n’a subsisté33, et le mensuel d’économie intitulé Journal de commerce dont l’objectif est d’encourager « l’esprit de commerce » en instruisant le public de ses principes et en proposant aux négociants les outils nécessaires.
Il ressort de ce panorama que le Conseil privé de l’impératrice à Bruxelles soutient une offre périodique diversifiée, avec un pôle politique important et structuré. L’esprit philosophique ou encyclopédique n’est pas encouragé et le ton irrévérencieux ou contestataire est immédiatement sanctionné. Par exemple, nous y reviendrons, malgré son insistance et ses nombreuses démarches, Pierre Rousseau ne parvient pas à convaincre le gouvernement d’autoriser la publication de son Journal encyclopédique après son interdiction à Liège en 1759. Cette presse bruxelloise n’est ainsi que très rarement – ou à la marge et implicitement – critique à l’égard des autorités politiques et religieuses. Elle est a contrario le plus souvent unanime dans son apologie du gouvernement autrichien ce qui invite à interroger les fonctions que ces périodiques peuvent assurer.
Selon des modalités bien connues depuis la Gazette de Renaudot34 qui, malgré les promesses liminaires de Maubert ne semble pas un modèle si lointain, la Gazette des Pays-Bas est un support de circulation de l’information gouvernementale. On y trouve des « Avertissement[s] de la part du gouvernement » comme dans les Annonces, et des articles explicitant la position du gouvernement. Explicitement attribués aux autorités, les avis signalent à l’historien.ne, comme aux contemporains avant lui, la fonction de chambre d’écho que remplissent ces ouvrages envers la politique du gouvernement. Néanmoins l’enquête ne saurait s’arrêter là, le phénomène étant à la fois plus complexe et plus subtil.
Une analyse du Journal de commerce met ainsi en évidence comment son rédacteur, Jacques Accarias de Serionne35, tient quant à lui un discours économique cohérent et en accord avec une partie de la politique menée à Bruxelles. Il défend un mercantilisme légèrement mâtiné de libéralisme, très proche de la pensée économique de Cobenzl36. Ce périodique s’impose en outre comme un vecteur d’importation dans les Pays-Bas autrichiens des publications et des débats français sur l’économie politique. Au-delà, c’est en réalité la question du modèle français, notamment politique, qui surgit au travers de la plupart de ces périodiques, en particulier du Mercure et des Mémoires du temps qui proposent des dissertations politiques. Ces deux ouvrages publient au fil de leurs pages une défense – voire une apologie – de la monarchie française et une critique virulente des revendications et contestations parlementaires tandis que la Gazette célèbre les victoires militaires de l’allié français. Inscrite dans le contexte de la guerre de Sept ans, cette position pro-française (également anti-anglaise) est délibérée, jusque chez les auteurs les plus contestataires comme Antoine Chevrier qui, à la suite d’une plainte contre les Mémoires du temps dont il est désormais le rédacteur, affirme que ce qu’il « écrit depuis 1757 sur la guerre et la politique a toujours été pour la bonne cause » et que dans ses « divers ouvrages tous relatifs à la guerre presente », il a toujours « soutenû vivement les intérêts des Maisons d’Autriche et de Bourbon »37. Ces formules mettent sur la voie l’historien pour saisir l’essentiel : le discours de ces journaux politiques est largement centré sur la défense de l’alliance franco-autrichienne. Pour ne prendre qu’un exemple : à l’automne 1761, les Mémoires du temps ouvrent deux livraisons sur un pamphlet critiquant Pitt qui mène la guerre outre-Manche ; puis, durant les deux semaines suivantes, publient l’introduction, le sommaire et la conclusion du Mémoire historique sur la négociation de la France et de l’Angleterre, ce recueil de pièces imprimé à la mi-octobre par Choiseul et Louis XV pour attribuer l’échec des négociations bilatérales à l’intransigeance anglaise38. En moins d’un mois, la campagne de communication française trouve ainsi un large écho hors des frontières du royaume grâce à la collaboration de la presse bruxelloise ; collaboration massive puisque le Mémoire est publié in extenso dans des numéros extraordinaires de l’hebdomadaire et commenté en 24 pages dans le Mercure historique des Pays-Bas39.
Cette conformité du discours des périodiques avec la politique internationale de Bruxelles et Vienne explique sans doute pour partie les mesures prises par les autorités pour en faciliter la diffusion auprès du public et plus spécifiquement auprès des agents du gouvernement des Pays-Bas, majoritairement francophones. Ces dispositions concernent tout particulièrement la Gazette, par l’encadrement de son prix de vente « pour tout le monde indistinctement »40 et par le biais d’une distribution gratuite rendue obligatoire par le privilège dès 1741. Quelques listes de ces abonnés à titre gracieux sont conservées dans les archives du Conseil car à plusieurs reprises les détenteurs du privilège contestèrent cette obligation de plus en plus coûteuse à mesure que le nombre des bénéficiaires s’allongeait, comme en 1732 ou en 1741, date à laquelle 101 gazettes étaient ainsi distribuées gratuitement « jusques à tous les officiers et huissiers des conseils »41. L’opposition à cette mesure était d’autant plus forte que cette gratuité pouvait voir son coût amplifié si ces agents de l’État ne se réservaient pas leur exemplaire, comme lorsqu’en novembre 1732, le Conseil, saisi par le gazetier Foppens, fut contraint de défendre à un huissier du Conseil des Finances de donner son exemplaire au café42.
Si ces périodiques s’imposent par leur encadrement et leur contenu comme des relais communicationnels entre les mains du gouvernement bruxellois, l’importance quantitative et la richesse des sources conservées aux Archives du Royaume, de même que la forte présence d’un acteur politique en particulier, invite à supposer que l’on excède ici une simple pratique de communication politique et de censure d’État43.
Une intelligence politique des médias au temps des Lumières : Charles de Cobenzl et la mise en place d’un système médiatique ?
L’analyse de l’importante correspondance que le ministre plénipotentiaire entretient avec plusieurs journalistes permet en effet de comprendre que cette presse est en fait contrôlée par le ministre lui-même. Loin d’être seulement soumis à une censure ordinaire, les périodiques sont en réalité un instrument dans les mains du ministre pour mener à bien sa politique internationale, économique et culturelle.
D’octobre 1758 à juillet 1760, plus d’une quarantaine de courriers entre le ministre et Maubert de Gouvest attestent de la mainmise personnelle de Cobenzl sur la presse politique : ce dernier relit régulièrement les copies et y apporte des corrections44, peut-être de manière systématique dans le cas des analyses du Mercure45 ; il fournit des matériaux au journaliste sous la forme de pièces ou d’avertissements à insérer46, parfois même avec des indications de mise en page47 ; il contraint Maubert à des corrections après publication48, souvent en indiquant comment revenir sur ce qui a déjà été imprimé ; il utilise la Gazette pour corriger ce qu’il considère comme des fausses nouvelles publiées par les gazettes de Hollande qui bénéficient quant à elles d’une relative liberté, propre à la République des Provinces-Unies où n’existe pas de censure préalable49. Les interventions du ministre ne s’apparentent donc pas à de simples vérifications de conformité mais bien à des opérations de transformation du contenu, menées de façon cohérente, à des fins politiques précises. Dans ces documents, le gazetier apparaît entièrement soumis au politique, voire en demande de directives comme lorsqu’il requiert des conseils pour se corriger car ses annonces dilatoires et évasives des dernières semaines (qu’il détaille, livraisons commentées à l’appui) n’ont pas dû, à son sens, satisfaire le gouvernement50. La fréquence et l’ampleur de ce contrôle étaient sans doute d’autant plus important qu’une lettre de Maubert évoquant des rencontres dans l’hôtel de Cobenzl, alerte l’historien sur des échanges oraux n’ayant pas laissé de traces51.
La ligne politique défendue par les journaux est ainsi dictée par Cobenzl qui, depuis Bruxelles, orchestre une communication politique qui dépasse les intérêts des seuls Pays-Bas grâce à l’établissement d’une presse en langue française. En soutenant et encadrant des auteurs inconnus et leurs entreprises journalistiques, le ministre s’est donné les moyens de publier la valeur et la sincérité d’une alliance franco-autrichienne en réalité fragile, de nourrir la légende noire de l’ennemi de l’Autriche, Frédéric II, et de diminuer la grandeur de l’Angleterre, adversaire séculaire de la France. Se pose la question, toujours difficile à trancher, des destinataires de cette communication. Le choix de la langue française, au-delà du facteur de prestige attribué à ce que l’on a pu appeler l’« Europe française »52, laisse à penser que les lecteurs des Pays-Bas autrichiens n’étaient pas les seuls visés. D’après le traité commercial qui encadre et facilite la livraison régulière de la Gazette des Pays-Bas en France, passé entre Maubert et le libraire David, revendeur des gazettes étrangères à Paris, la vente de l’ouvrage serait passée de 30 à 400 exemplaires entre 1759 et 1761, indice d’une publication également à destination du public français53.
La mainmise directe de Cobenzl sur le contenu des périodiques a pour corollaire d’inscrire les journalistes dans une forte subordination politique, davantage envers sa personne qu’envers le gouvernement54. Le dévouement de Maubert est tel qu’il publie des ouvrages directement au service de sa politique – comme son Patriote hollandois inspiré des extraits du Monitor qu’il lui transmet55 – et qu’en 1761, il lui propose de devenir son agent à Paris56. Chevrier lui-même, pourtant célèbre pour sa plume acérée57, n’hésite pas à se décrire en auteur servile « obligé d’adopter la façon de penser du Gouvernement dans lequel il écrivoit »58, au point de justifier a posteriori le contenu de ses Mémoires du temps ainsi :
Si quelqu’un « avoit à se plaindre du Gazetin de Bruxelles, il devoit s’adresser au Ministere. Je conviens que j’ai rédigé pendant 10 mois cette feuille hebdomadaire ; mais le Gouvernement fait que je n’y ai jamais mis une syllabe sans l’approbation et le visa d’un de ses Membres et que plusieurs des pieces, dont j’ai fait usage, m’ont été fournies par l’État. J’ai des preuves par écrit de ce que j’avance. »59
Si, comme l’indiquent cette citation et les sources archivistiques, Cobenzl est derrière nombre de ces publications, c’est qu’il utilise aussi cette presse pour publier et favoriser sa propre politique réformatrice qui n’est pas toujours bien reçue.
En effet, ce constat de la soumission auctoriale aux intérêts politiques du ministre vaut aussi pour le Journal de commerce d’Accarias de Serionne. Observateur avisé de la volonté de Cobenzl de développer l’économie des Pays-Bas, il parvient à le convaincre de son utilité en la matière en lui dressant un état des manufactures de France dès leur première entrevue puis en lui adressant un Mémoire sur le commerce des Pays-Bas, immédiatement copié par les commis du ministre pour être envoyé à Vienne60. Dans les documents conservés, Serionne et le journal qu’il se propose de créer apparaissent ainsi comme un relais à même de diffuser la conception novatrice défendue par Cobenzl d’une forte présence de l’économie dans la société et dans l’État. Bien que l’ampleur du dossier empêche de s’y arrêter ici, une logique semblable explique pour partie qu’en 1759-1760, Cobenzl soutienne envers et contre tous Pierre Rousseau et son Journal encyclopédique, dans le but d’encourager l’ouverture culturelle de Bruxelles au courant des Lumières61. De même, sa défense des Annonces et avis s’insère simultanément dans son souhait de renforcer l’économie et de dynamiser l’activité culturelle du pays.
Cobenzl enchâsse ainsi dans son entreprise de réforme de l’État, une politique de la librairie en langue française à la fois culturelle, intellectuelle et économique, dans laquelle la presse joue un rôle important, voire central. Ses actions sont à la fois ciblées et cohérentes : soutien aux projets journalistiques évoqués précédemment, restauration en 1754 de la bibliothèque des ducs de Bourgogne avec la création d’un dépôt légal, création en 1759 de l’imprimerie royale, puis en 1769, patronage d’une société littéraire qui, trois ans plus tard, devient l’Académie impériale et royale des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles. Or, durant les années fondatrices de 1759-1761, ses créations sont pensées comme un système dont le journaliste Maubert est le centre : le 23 avril 1759, celui-ci obtient simultanément le privilège de la Gazette et la direction de l’imprimerie royale62 ; quelques mois plus tard, il reçoit le privilège du Mercure63 et voit ses Mémoires du temps autorisés tacitement ; il occupe une telle place dans l’économie de la librairie bruxelloise que le Conseil lui demande son avis lorsque Des Roches sollicite un privilège pour les Annonces64. Sa demande d’octroi pour le Mercure témoigne de ses prétentions et de la perspective sur le long terme qui sont les siennes – et sans doute celles de Cobenzl – lorsqu’il sollicite « un privilege exclusif tant pour lui que pour les siens et les eleves qu’il pourra former »65. La centralisation de la production permet en outre que les journaux s’expriment à l’unisson et se soutiennent mutuellement de manière à servir plus efficacement les intérêts de leur protecteur : par exemple, la Gazette annonce la parution des autres périodiques protégés par Cobenzl et les Mémoires du temps informent le public des transformations du Mercure. À l’aune de cette analyse, on comprend mieux la remarque de Pierre Rousseau lorsqu’en 1759, alors qu’il espère voir la publication de son Journal encyclopédique être autorisée à Bruxelles, il écrit au ministre : « je me pretterai à toutes les vües que Votre Excellent aura pour l’avancement de M. Maubert. »66 Car de fait, ce dernier est devenu le cœur du système médiatique mis en place par Cobenzl.
Le gouvernement n’est néanmoins pas unanime quant à l’utilité de ces journaux. Entre l’enthousiasme du ministre et la prudence sceptique du Conseil, les divergences sont visibles dès le départ, comme en témoigne tous les privilèges accordés seulement jusqu’à révocation. Toutefois, si durant les premières années le Conseil se laisse convaincre par le ministre – ou se soumet à son autorité –, à partir de 1765, il s’oppose progressivement aux avis de Cobenzl. De plus en plus isolé, celui-ci devient l’unique défenseur des journalistes. Les archives belges contenant les dossiers de censure des périodiques refusés permettent de saisir cette évolution de la politique médiatique bruxelloise et ses fondements.
Les deux premiers refus ont lieu au printemps 1760. Celui de la Feuille utile relève de la logique évoquée plus haut : médiocrité de l’échantillon soumis et anonymat des auteurs67. Celui défendant le Journal littéraire des Pays-Bas témoigne en revanche de l’émergence au sein du Conseil d’un soupçon nouveau à l’égard de la presse, porté par le gouverneur. Il faut dire que ce titre désigne en réalité le Journal Encyclopédique de Pierre Rousseau dont la parution à Liège a dû cesser à la suite d’accusations portées par les autorités religieuses entraînant la révocation de son privilège. Réfugié à Bruxelles et protégé par le comte de Cobenzl, Rousseau espère obtenir une autorisation de publication des autorités locales. Sans succès, puisque dans une consulte exceptionnellement laconique et contre l’avis de Cobenzl et du Conseil, Charles de Lorraine ne trouvant « pas à propos de permettre l’impression de cet ouvrage » éconduit la demande du suppliant68. Sans doute s’est-il rangé aux arguments déployés publiquement et auprès du Conseil par le parti de la faculté de théologie de Louvain très hostile au journal, dont la crainte principale est que l’ouvrage « ne fasse éclore dans ces provinces, où ils règnent maintenant une heureuse tranquillité, des sistemes nouveaux sur la Religion et les mœurs »69. Si ce refus s’explique en partie par la publicité des positions de l’évêque de Liège et de l’Université de Louvain auxquels le gouverneur ne souhaite pas s’opposer, cette affaire témoigne de l’apparition au sein du gouvernement d’un discours teinté de méfiance à l’égard de la presse. Or, cette suspicion s’exprime ouvertement lorsqu’en 1761 la Feuille manuscrite rédigée par Chevrier et la Balance chinoise écrite par un certain Wendler sont interdites car jugées « dangereuse[s] ».
Dans le premier cas, le refus du Conseil invoque l’esprit de satire qui dominerait l’ouvrage « pour flatter la coupable malignité de ses lecteurs », « bless[a]nt également les bonnes mœurs et le bon sens » au point « que rien de pareil ne [puisse] être toléré dans un État policé »70. Cette interdiction survient après qu’un destinataire parisien du prospectus, le Marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour, s’en soit plaint à Cobenzl71. Dans le second cas, les autorités bruxelloises craignent surtout pour l’ordre intérieur car le périodique aurait pour objet « toutes les parties de l’administration des Chinois comparées à celles de l’Europe avec des réflexions de l’auteur ». Or, sur un tel « projet tout à fait nouveau de traiter des matières aussi graves et aussi délicates dans des feuilles périodiques », le Conseil considère qu’une censure « la plus éclairée », « reflechie » et « rigoureuse » ne serait pas « praticable »72. Au printemps 1760, ces deux ouvrages introduisent ainsi dans le discours politique, le caractère potentiellement subversif et incontrôlable de la presse. Ce jugement progresse dans les rangs du Conseil jusqu’à être théorisé en 1766 lors de la suspension du Gazetin de Bruxelles et des refus opposés à la Gazette de négocians et au Journal étranger.
Dans ces trois derniers cas, les motifs invoqués ne concernent plus les ouvrages en particulier mais la presse en général. L’argumentaire du Conseil a évolué depuis 1760 et la multiplication des journaux dans la ville. Si l’on retrouve l’idée selon laquelle ces auteurs sont des inconnus auxquels on ne sait quelle confiance accorder, l’argument qui prévaut désormais est que les journaux sont davantage un moyen de subsistance pour des auteurs impécunieux qu’une publication utile pour la société73. L’absence de « désirs réels de se rendre utiles au public » explique, selon le Conseil, la faible qualité de ces ouvrages et le désintérêt des lecteurs qui n’y trouvent pas d’informations utiles et de qualité74. D’après le Conseil, les journaux sont nombreux à travers l’Europe et, à l’exception de quelques-uns, peu d’entre eux rencontrent le succès, preuve qu’ils sont bien inutiles. Toutefois, la méfiance va plus loin puisque certains « deviennent dangereux »75. Dangereux pour les mœurs et les principes car ils propagent les mauvaises idées ; pour la réputation des personnes par les calomnies qu’ils diffusent ; pour la sureté de l’État par les pratiques de lecture et de pensée auxquels ils incitent. Enfin, c’est finalement le principe même des périodiques que le Conseil condamne désormais. Car non seulement ces ouvrages ne permettent qu’une connaissance parcellaire à ceux qui sont peu instruits des matières données à lire, mais ils pervertissent aussi ceux qui possèdent un savoir en amont76. La critique se teinte en outre de mépris à l’égard des auteurs, le Conseil peinant « à se persuader qu’un homme possédant toutes ces qualités dans un degré à requerir, voulut prendre le parti de quitter sa patrie et son État pour un objet tel qu’il se propose. »77 Ces préventions contre les auteurs et leurs ouvrages, totalement absentes des avis du Conseil jusqu’au début des années 1760, témoignent de la transformation radicale du point de vue du gouvernement des Pays-Bas autrichiens. Sans doute les représentations de ses membres se sont-elles modifiées à l’épreuve de la réalité, au contact des journalistes78 et de leur production, au gré d’une approche pragmatique de l’action médiatique. La suspicion l’a ainsi emporté sur l’enthousiasme initial, les journalistes n’ayant pas, aux yeux du Conseil, su appliquer la préconisation de Cobenzl qui en 1759 écrivait que « comme la Médecine trouve l’art de convertir les poisons en remèdes, de même un journaliste éclairé peut être d’une utilité essentielle à l’ordre public, en combattant avez zèle et solidement les opinions blamables. »79
Loin d’être close, cette étude invite à des prolongements, actuellement en cours d’enquête à partir d’autres fonds : quelle fut la position (officielle et officieuse) de Vienne sur ce dynamisme de la librairie bruxelloise ? Car si le chancelier Kaunitz soutient l’entreprise du Journal de Commerce, il est au contraire prudent en ce qui concerne le Journal encyclopédique. De même, quel rôle a joué le gouvernement de Versailles : a-t-il pu soutenir, voire inciter Cobenzl ? Quelques pistes pourraient inviter à le penser, comme le fait qu’en 1761, Choiseul devenu secrétaire d’État à la guerre, se charge de faire respecter le traité commercial de distribution de la Gazette des Pays-Bas à Paris, ou encore que le libraire David chargé de cette commercialisation soit aussi l’un des acteurs de la publication de périodiques anti-anglais commandités par le ministère des affaires étrangères80. Ce serait alors la question de l’autonomie de cette politique médiatique des Pays-Bas autrichiens qui se poserait. En outre, plus largement, comment cette politique s’insère-t-elle dans la dynamique d’expansion européenne de la langue et de la culture française au XVIIIe siècle et qu’apporte-t-elle à la compréhension de ce phénomène ?
Quelles que soient les réponses à ces questions, à l’échelle locale privilégiée ici, la position bruxelloise apparaît dans sa cohérence et ses antagonismes. À l’initiative d’un ministre réformateur et francophile, le gouvernement des Pays-Bas a mené une politique médiatique d’envergure en langue française. Si dresser un bilan définitif serait à ce stade hasardeux, il semble néanmoins que l’un des succès de cette entreprise ait été l’émergence d’une presse politique de gouvernement pensée par celui-ci au service de l’État, du public et de la politique internationale. Cobenzl n’est en revanche pas parvenu à créer durablement une presse belge rivalisant avec le journalisme francophone européen. Avec le temps, peut-être lui-même était-il moins enthousiaste. Le fait qu’en 1766 et 1767 il ne soutienne ni l’auteur de la Gazette de négocians, ni celui du Gazetin invite à le penser. Du côté du Conseil, la concurrence européenne étant jugée trop forte81, on ne cherche plus à faire rivaliser la capitale des Pays-Bas avec les autres capitales européennes. Échec ou succès, reste qu’à Bruxelles de 1755 à 1767, la culture a bel et bien été pensée pour servir à gouverner !