« Tout ce qui inquiète me rassure » : jouer avec l’histoire, du contrefactuel à l’uchronique

Entretien avec Pascal Ory, réalisé par Jean-François Bonhoure le 19 mars 2020

Everything that worries reassures me”: playing with history, from the counterfactual to the uchronic.

DOI : 10.56698/rhc.376

Résumés

Pascal Ory analyse, lors d’un entretien avec Jean-François Bonhoure, la démarche de l’histoire contre-factuelle. Il prend appui sur l’ouvrage paru en 2018, L’Autre siècle, qui a donné lieu à des contributions à la fois d’historiens et d’écrivains.

In an interview with Jean-François Bonhoure, Pascal Ory analyzes the approach of counterfactual history. It is based on the book published in 2018, L’Autre siècle, which has given rise to contributions from both historians and writers.

Index

Mots-clés

counterfactual History, uchrony, historians, writers

Keywords

histoire contre-factuelle, uchronie, historiens, écrivains

Texte

Quel regard portez-vous sur l’émergence de cette histoire contrefactuelle, visible depuis une quinzaine d’années en France ?

Significativement, elle s’est développée à partir des années 1990 et du monde anglo-saxon et, comme pour tout ce qui vient de cette culture, la France s’est caractérisée par une certaine réticence à adopter ce qu’on pouvait délégitimer en la qualifiant de « mode ». Seuls quelques jeunes historiens professionnels s’en sont réclamés, et que cet intérêt français se situe dans les années 2010 a certainement du sens – j’y reviendrai1 . Au reste, on peut s’interroger sur cette nécessité de labellisation « contrefactuelle », sans doute destinée, de manière prophylactique, à différencier la démarche de celui qui l’entreprend du registre de l’uchronie, réputée plus littéraire et donc moins scientifique. Les clercs ne changeront jamais, ils ont toujours besoin de mettre le sensible à distance. Pour eux l’imagination confine trop (si j’ose encore utiliser ce mot, dans ce sens...) à l’imaginaire. Ils devraient prendre garde à ce que l’auteur de l’argumentation par le « nez de Cléopâtre » était à la fois un philosophe, chrétien de surcroît, mais aussi un mathématicien... Après tout, si la démarche est ludique – je dirais même : joueuse –il ne faut pas se cacher qu’il y a aussi une part d’imagination, voire de jeu, dans l’agencement des historiens. Sinon, on s’éloignerait de l’histoire de l’historien pour se rapprocher de l’histoire de l’annaliste (au sens médiéval du terme, bien entendu…).

Par ailleurs j’observe, personnellement, une dynamique contradictoire. D’un côté, l’histoire contrefactuelle montre que la démarche critique tend à se perfectionner par l’évaluation de plusieurs hypothèses, de plusieurs scenarii. On est dans le prolongement de la vocation critique des sciences sociales. Le raisonnement contrefactuel questionne la place de l’événementiel, le déterminisme, le lien et la distinction à la fois entre « causes » et « effets », etc. De l’autre, je ne peux m’empêcher d’y voir un signe, parmi d’autres, d’une crise de la recherche historique. L’histoire contrefactuelle est une des tentatives de dynamiser une histoire à la fois frôlée par l’arrogance et l’abstraction. En ce qui concerne l’arrogance –qui est celle de celui qui arrive après la bataille et sait qui en est le vainqueur –, j’ai pu vérifier ces temps-ci, en travaillant à mon livre, longuement médité, sur «  Qu’est-ce qu’une nation  ?  » que toute une historiographie n’a voulu voir dans le XXe siècle que le long fleuve, tranquille ou pas peu importe, vers toujours plus d’international ou – ce qui n’est pas la même chose –de mondial. Alors que la Chute du Mur de Berlin permet de relire toute la période avec une toute autre hypothèse, celle d’un progrès continu du national, à commencer par la période dite de Décolonisation… En ce qui concerne l’abstraction, je note que si assurément le contrefactuel est une des modalités du retour à l’événement – ou, mieux, du retour sur l’événement –, il ne conduit nullement à ignorer le structurel. Les structures, il les met en branle : il en rappelle seulement la dépendance à l’égard du fameux « contexte », qui est lui-même truffé d’événements, petits, moyens et grands.

Quelles peuvent être les qualités intrinsèques de cette démarche  ?

Cela permet de modifier les hiérarchies implicites ou explicites qui président aux choix des objets de recherche. Les gains ont, pour l’instant, été significatifs pour l’histoire politique : tel événement paraît moins significatif ou tel personnage plus décisif. Cela permet aussi d’ébranler les présupposés téléologiques de l’historien. On peut même pousser la provocation à étudier l’ensemble des options possibles à un instant « t », ce qui peut s’avérer éclairant quant à la complexité du réel. La fatalité s’affaiblit devant tous ces possibles.

Existe-t-il un paradoxe à défendre les fondements scientifiques de notre discipline et, dans le même temps, à légitimer une transgression du temps ? De même, peut-on trouver un intérêt scientifique à étudier l’inaccompli ou l’inachevé ?

On est plutôt ici dans l’inaccompli que dans l’inachevé – qui, lui, occupe une large place dans toute analyse historique « factuelle ». Au reste on ne peut pas raisonner historiquement sans hiérarchiser les facteurs explicatifs, ce qui revient à esquisser une argumentation contrefactuelle. De même, et plus largement, s’en va-t-on tous proclamant avec Croce que « toute histoire est une histoire contemporaine », et j’ajouterais : relative. C’est, d’ailleurs, une des découvertes de certains de nos étudiants, qui tombent des nues en découvrant à quel point tout est dans le regard et combien les regards changent d’un milieu à un autre sur un même objet – à se demander ce qu’il subsiste de l’objet en question. Edgar Morin, qui est un ami, m’a souvent raconté que c’était ça que les cours d’histoire qu’il avait suivis en 1939-40 à la Sorbonne, sous l’égide de Georges Lefebvre, lui avaient appris. Bref, il n’est pas gênant que l’histoire soit fragile : c’est sa condition, celle d’une connaissance indirecte et reconstruite. Le vrai échec de l’historien, c’est son idéologie : nous en sommes tous pétris mais nous devons, en permanence, penser contre elle. Et, à les lire, je ne suis pas sûr que tous les historiens parviennent à ce stade. Alors qu’en ce qui me concerne, tout ce qui inquiète me rassure.

Certains historiens, comme Paul Lacombe ou Raymond Aron, avaient proposé quelques pistes « contrefactuelles », puis étonnamment, ce type de questionnement fut marginalisé en France. Comment expliquer selon vous la relative frilosité des historiens français vis-à-vis de cette méthode pendant le XXe siècle ?

Deux raisons, au moins, peuvent être avancées, d’après moi. La première tient, il me semble, à la tradition des Annales, qui s’installe progressivement en France après la Seconde Guerre mondiale. Avec ses deux facettes, l’histoire économique – et – sociale d’un côté, l’histoire culturelle de l’autre, elle impose une histoire à vocation structurelle. De facto, le questionnement politique, ramené à sa dimension événementielle, a été rejeté dans les ténèbres extérieures. Or la forme artistique du contrefactuel – l’uchronie– paraissait jouer surtout avec l’événementiel, et faisait peu de cas de l’argumentation quantitative, et l’école anglo-saxonne du contrefactuel est plutôt, au départ, une école politique, voire militaire. J’ai eu la chance d’avoir pour premier maître Jean Delumeau, disciple de Febvre, qui était tout à fait capable de mener des enquêtes quantitatives mais qui est resté dans l’historiographie pour son histoire des imaginaires collectifs et était aussi capable, en même temps, d’écrire un essai sur l’hypothèse d’une disparition du christianisme. Ça vaccine contre, justement, l’arrogance.

Et, du coup, la seconde raison serait à chercher du côté de ce fameux caractère ludique du contrefactuel. Cette école des Annales dont je suis prêt à me réclamer, façon Rois thaumaturges ou Religion de Rabelais – a aussi reproduit les travers des générations précédentes : la conviction d’avoir fait mieux qu’elles et de se rapprocher au plus près de l’histoire totale. J’oserai une hypothèse redoutable : avec l’anéantissement du contre-modèle soviétique, dernière version – la version marxiste – de l’histoire orientée d’essence chrétienne, les historiens ont intérêt à alléger sérieusement leur déterminisme, sinon ils vont passer leur temps à commenter une histoire devenue à leurs yeux in-sensée. Les contrefactuels d’ici et de là en ont peut-être eu l’intuition, d’où la chronologie générale du mouvement.

Cette année 2020 en est une belle démonstration, dont il est facile de faire la contrefactualisation : que se serait-il passé sur les trois terrains de l’économique, du politique et du culturel s’il n’y avait pas eu de pandémie ? J’ai mon idée là-dessus… En tous les cas, on est vraiment ici devant un bel exemple, apte à troubler les historiens les plus doctes, d’hybridation entre art et science : bref, un bel exemple de cette culture « post-moderne », cristallisée justement dans les années 1980, qui est fondée sur un systématique mélange des genres.

Pensez-vous que l’histoire contrefactuelle soit une chasse gardée des historiens ?

Comme je l’ai dit en commençant, je pense qu’il ne s’agit que d’une question de vocabulaire, donc de corporatisme. L’uchronie des artistes – les écrivains, pour commencer – a, dans le temps, précédé, et de loin, les réflexions théoriques et pratiques de notre corporation. Mais moi, ça ne me gêne pas de dire que j’ai participé à une entreprise uchronique, à savoir celle de L’Autre siècle, ouvrage collectif publié en 2018, à l’initiative et sous la direction de Xavier Delacroix et qui mêlait, justement, historiens et écrivains. En tant que lecteur de romans et, surtout, en tant que critique de bandes dessinées, j’ai souvent été au contact de créations uchroniques – la série Jour J, par exemple. Mais dans le petit groupe d’historiens que nous étions – une demi-douzaine – l’un d’entre nous est, assez vite, sorti du cercle car chez lui l’esprit de sérieux demeurait trop fort et le paralysait. Au reste, il a été remplacé au pied levé. On pouvait se demander si le caractère extrêmement tragique de la section dont il avait la charge n’avait pas joué un rôle dans sa décision – mais non  : comme nous avions à prendre à bras-le-corps toute l’évolution du XXe siècle à partir de l’hypothèse d’une victoire allemande à la bataille de la Marne – donc une fin rapide de la guerre, qu’on ne peut dès lors plus qualifier de mondiale – nous avions la possibilité, dont nous ne nous sommes pas privés, de développer une hypothèse beaucoup moins tragique que ce qui est, finalement, advenu.

On note que, sur la couverture de l’ouvrage auquel vous avez contribué, historiens et journalistes sont identifiables par un code couleur différent. Le dialogue a-t-il été facile entre les deux métiers ?

C’est mon seul regret. Dans l’élaboration de l’ouvrage, les historiens2 ont travaillé en collégialité, confrontant leurs points de vue, entre-lisant leurs textes, les corrigeant, etc. Une expérience enrichissante –et sympathique–, qui s’est étendue sur plus d’une année. Pour moi, un excellent souvenir, convivial, associé à l’accueil chaleureux de Xavier Delacroix et de son épouse, Hélène Miard-Delacroix, professeure d’histoire et civilisation allemandes à Sorbonne Université. À l’inverse, les écrivains, tous un peu dans leur tour d’ivoire, n’ont pas participé à ces réunions et se sont livrés à un exercice solitaire, en livrant individuellement leur texte. Le seul écrivain que nous ayons rencontré, une fois, était, comme par hasard, celui-celle, qui était, par ailleurs une enseignante, Cécile Ladjali. L’ethos individualiste est encore plus avancé chez les écrivains que chez les chercheurs. L’ouvrage restitue ces deux démarches. De ce point de vue l’expérience a rencontré ses limites mais, en quelque sorte, en amont du résultat final. En aval –comme on dit à la fin de L’Homme qui aimait les femmes, de Truffaut : « un objet rectangulaire, trois cent cinquante pages brochées ; on appelle ça un livre » –, je trouve que ça se tient bien. Alors que le parcours était semé d’embûches : l’uchronie, la collégialité des historiens et la juxtaposition de deux écritures.

In fine, l’ouvrage a-t-il une vision d’ensemble ?

Les écrivains3 ont fait œuvre d’écrivains tout en s’appuyant – s’il le voulaient –sur les ressources historiques que nous leur produisions, en testant alors la plausabilité de leurs fictions et je pense que cette coexistence des deux métiers a, plus ou moins consciemment, autorisé les historiens à l’audace. Il faut dire que c’était un prêté pour un rendu : une des grandes tendances de la littérature contemporaine est dans le développement de tous les genres mixtes entre littérature et histoire, au-delà du seul « roman historique », telle l’exo-fiction. Certains littérateurs peuvent se définir par ce rapport presque constant à l’histoire, tels un Pierre Lemaître, un Éric Vuillard ou un Javier Cercas.

À ce sujet, l’ouvrage porte la mention « uchronie », et sur les 12 auteurs, 7 sont historiens. Pensez-vous qu’il existe un mouvement de fond poussant les historiens vers une écriture plus littéraire et créative ?

Ces dernières décennies, on a assisté à une sorte de libération des écritures historiennes. L’émergence de l’ego-histoire, pour reprendre la formule et l’initiative féconde de Pierre Nora, a permis à l’historien de s’emparer du « je », mais dans le cadre d’une démarche qui reste d’enquête (historia) et d’explicitation. Depuis lors, les historiens sont de plus en plus nombreux à assumer leur subjectivité et/ou à tenter des paris métis, tel Ivan Jablonka4.

Ceci posé, j’ai toujours défendu la distinction entre œcuménisme et syncrétisme – cela vaut aussi pour les relations entre disciplines scientifiques : je crois à l’œcuménisme, pas au syncrétisme. J’ai toujours été incapable de mener à bien un projet de « roman historique » : trop de questions touchant à la vraisemblance me l’interdisaient. En revanche, j’ai écrit une pièce de théâtre – qui a été montée jadis sur France-Culture –, et trois livres à caractère littéraire. Ces quatre textes ont tous un rapport à l’histoire, mais un rapport ludique. C’est le cas même pour le plus récent, qui était pourtant une commande d’autobiographie, pour la belle collection « Traits et portraits » du Mercure de France. J’y affrontais nécessairement le fameux « égo », dont je persiste à penser qu’il est bien problématique si on l’aborde en historien : peut-être le projet serait-il plus clair si on parlait d’ « auto-histoire », mais c’est sans doute plus laid. Quoi qu’il en soit, seuls pour moi le « je » et le « jeu » me permettent de ne pas tout confondre. Les romans de l’histoire je les abandonne à Cercas, qui me semble très convaincant, et je prends note de la petite polémique entre Vuillard – dont, pour moi, le 14 juillet est une belle réussite – et Robert Paxton. Ce dernier mobilisait dans son dernier roman L’Ordre du jour, une thèse idéologique ancienne, datant de 1933. Formulée par l’Internationale communiste à propos d'Hitler, la suite des événements a montré qu’elle était historiquement inexacte et – surtout – politiquement désastreuse – ce que Staline lui-même a fini par reconnaître, l’année suivante. Mais, bon, ici, il ne s’agit pas d’uchronie mais de la forme moderne du roman historique.

Comment pourrait-on différencier une bonne histoire contrefactuelle d’une quelconque ? L’appui sur les sources ? Le sujet ? La part de l’imagination ?

Un peu tout cela, sans doute. L’appui sur les sources est paradoxal puisqu’en vertu de l’effet papillon chaque source peut commencer à diverger dès le premier jour de la divergence uchronique générale. Quant à la part de l’imagination, je lui substituerais plutôt la part de l’intelligence, qui consiste, par exemple, à ne pas oublier le caractère dialectique de tout mouvement historique. Ainsi, à partir du moment où je pars de l’hypothèse que la victoire militaire allemande entraîne une hégémonie culturelle de ce pays sur l’Europe, je suis amené à distinguer trois cas de figure : les secteurs où cette hégémonie était déjà perceptible – de la chimie à la philosophie, en passant par… l’histoire –, ceux où elle devient plus nette – de l’architecture à la littérature –et enfin tout ce qu’elle génère comme réaction, à la fois anti-hégémonique et anti-académique. Ainsi la France choisit-elle dans mon schéma une forme d’américanisation et Paris devient-elle une sorte d’équivalent – mais français : pas de copié-collé – de Berlin sous le régime de Weimar. Etc.

Certains domaines de l’histoire ont mis à profit ce raisonnement contrefactuel avec succès, que ce soit l’histoire politique ou l’histoire économique. Quels pourraient être les liens entre histoire culturelle et histoire contrefactuelle ? L’histoire sociale des représentations peut-elle s’emparer des futurs non advenus ?

Dans mon texte, que j’ai intitulé « La Très Belle Époque », je reviens sur une hypothèse qui m’a toujours hanté : si l’on raisonne dans les termes modernistes qui sont ceux de toute une critique et de toute une histoire des arts et des sciences, le XXe siècle est déjà en germe avant le 1er août 1914, d’Einstein à Malevitch. Ce que la « Grande Guerre » ajoute, c’est elle-même, je veux dire la guerre. J’ai jadis répondu à la question de savoir si le fascisme venait de la gauche ou de la droite : « il vient de la guerre ». C’est à ça qu’on mesure l’importance relative d’un événement historique : elle tient un peu à l’imprévisibilité de son irruption, beaucoup à l’étendue et à la durée de ses prolongements, et enfin plus encore à l’imprévisibilité de ses effets en cascade.

Nous sommes aujourd’hui le 19 mars 2020, au troisième jour du confinement : quels effets culturels de la Pandémie peut-on déjà envisager ? À mon avis à la fois, certainement, l’accélération de tendances antérieures (la virtualisation de nos sociétés, l’effondrement du secteur de l’imprimé ou de celui du cinéma de salle, etc.) et, plus hypothétiquement – c’est là que le contrefactuel joue à plein –, un « retour à l’État » et la consolidation des cultures autoritaires nationalistes.

On le sait, l’histoire contrefactuelle interroge des événements politiques principalement, mais laisse parfois de côté les phénomènes du temps long, avec davantage d’inertie. Pensez-vous que les représentations des sociétés culturelles soit solubles dans cette histoire contrefactuelle ?

Il me semble qu’il serait facile de tester une histoire contrefactuelle des phénomènes culturels du temps long. Prenez l’exemple de ce que j’appellerai la révolution protestante. La question qui demeure définitivement en suspens : après Valdo, Wyclif ou Hus, Luther était-il « fatal » ? Ce qui distingue Luther des trois précédents, c’est qu’il réussit à constituer une alliance avec une partie décisive des élites de son temps et de son pays. Bon. L’apport du contrefactuel est ailleurs : dans le constat que si on « retire » Luther de l’histoire, le destin économique, politique et culturel de l’Occident – donc du monde – est profondément différent. L’histoire contrefactuelle ne peut pas changer le cours de l’histoire, mais elle en éclaire les déterminations. Je dis bien « cours » et non pas « sens ». Je ne crois pas au « sens de l’Histoire » et l’un des mérites de l’histoire contrefactuelle est de faire mieux comprendre l’imprévisibilité en aval de l’événement historique dont je viens de parler. J’ai écrit un jour, pour me faire comprendre, qu’en histoire il n’y a pas de causes, rien que des effets… Prenez la Pandémie présente : tout laisse à penser que ses effets essentiels ne seront pas démographiques mais culturels, donc politiques.

Pensez-vous que certaines thématiques soient particulièrement mises en avant, comme les turning points ? L’éditeur Fayard avait fait mettre un bandeau « Si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne », en pensant attirer l’œil du lecteur.

Je crois que ce bandeau est surtout destiné à éclairer le titre… Mais vous avez raison sur les turning points : le retour en force de l’événement, logique dans un univers qui n’est plus finalisé, met en lumière ces moments de bascule. D’où l’importance de la réflexion sur la périodisation. Et ces moments-là, ils ne sont pas programmables – une élection surprise, par exemple  : l’élection l’était, mais, par définition, pas la surprise.

Selon vous, est-ce un domaine potentiellement vendeur pour l’édition ? Faut-il y voir une manière de revitaliser une production atone ?

De l’avis des éditeurs, en effet, l’histoire et, au-delà, les sciences sociales, sont en déclin. Ceci posé, au royaume des aveugles, les borgnes sont rois : la France passe pour un pays accordant encore une place exceptionnellement élevée à l’histoire, par rapport à beaucoup d’autres. En publiant des essais d’histoire contrefactuelle, les éditeurs recherchent des pas de côtés mais, selon moi, c’est davantage le signe d’une crise du sens. Le lecteur cherche des réponses, des certitudes mais l’historien ne peut lui proposer que des questionnements, des interprétations. Les certitudes, il y a les réseaux sociaux pour ça.

In fine, pour le lecteur, l’intérêt de la démarche est-il plutôt dans le plaisir de lecture ou dans l’intérêt scientifique ?

Je crois à la fécondité intellectuelle d’une argumentation contrefactuelle assumée au sein d’une démonstration factuelle générale. Mais, pour le reste, je crois plutôt au plaisir d’un jeu avec le feu, mais qui reste un jeu. Comme je crois aussi, depuis les origines mêmes de mon désir de devenir historien – je daterais ça, au bas mot, de mes sept-huit ans –, au plaisir de l’ « estrangement  » cher à Montaigne, donc à Carlo Ginzburg. L’uchronie la plus vertigineuse, elle est sans doute dans l’histoire toute simple.

1 Jan Synowieki, Florian Besson, Écrire l’histoire avec des « si », Rue d’Ulm, 2105 ; Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des

2 Outre Pascal Ory : Stéphane Audoin-Rouzeau, Sophie Coeuré, Quentin Deluermoz, Robert Frank, Christian Ingrao, Pierre Singaravélou.

3 Outre Cécile Ladjali : Pierre-Louis Basse, Bruno Fuligni, Benoit Hopquin et Pierre Lemaitre.

4 Ivan Jablonka a proposé un Manifeste pour les sciences sociales qu’il a intitulé L’histoire est une littérature contemporaine, Le Seuil, 2014 ;

Notes

1 Jan Synowieki, Florian Besson, Écrire l’histoire avec des « si », Rue d’Ulm, 2105 ; Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, Le Seuil, 2016.

2 Outre Pascal Ory : Stéphane Audoin-Rouzeau, Sophie Coeuré, Quentin Deluermoz, Robert Frank, Christian Ingrao, Pierre Singaravélou.

3 Outre Cécile Ladjali : Pierre-Louis Basse, Bruno Fuligni, Benoit Hopquin et Pierre Lemaitre.

4 Ivan Jablonka a proposé un Manifeste pour les sciences sociales qu’il a intitulé L’histoire est une littérature contemporaine, Le Seuil, 2014 ; après quoi il a franchi le pas.

Citer cet article

Référence électronique

Pascal Ory et Jean-François Bonhoure, « « Tout ce qui inquiète me rassure » : jouer avec l’histoire, du contrefactuel à l’uchronique  », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 18 septembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=376

Auteurs

Pascal Ory

Pascal Ory est professeur émérite d’histoire à la Sorbonne (Paris 1). Quelques ouvrages en rapport avec le sujet : L’Histoire culturelle (cinquième éd. : 2019) ; La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938 (deuxième éd. 2016) ; Une nation pour mémoire. Trois jubilés révolutionnaires, 1889-1939-1989 (1992); Les Couleurs de la France (avec Michel Pastoureau et Jérôme Serri, 2016).

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Jean-François Bonhoure

Jean-François Bonhoure est professeur agrégé d’histoire au lycée Louis Armand d’Eaubonne (95) et soutient une thèse intitulée « Les historiens à l’épreuve du temps : la production historique éditée en France des années trente au début des années cinquante » sous la direction de Pascal Ory.

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