L’heuristique des possibles en histoire culturelle

The heuristics of possibilities in cultural history

Résumés

Présentation du dossier consacré à l’heuristique des possibles.

Presentation of the dossier dedicated to the heuristics of possibilities.

Index

Mots-clés

Histoire contre-factuelle

Keywords

Counterfactual history

Texte

C’est sans doute un gage d’ambition pour les prochains numéros que de s’intéresser dans ce premier dossier à l’usage des « possibles » en histoire culturelle, c’est-à-dire aux récits qui s’emploient, sur des modes variés, à déchiffrer les possibilités du monde : utopies, dystopies, uchronies, récits fantastiques ou anticipations, science-fiction, collapsologie, etc. Ils élaborent des mondes neufs ou les futurs de notre monde. En les abordant de front, on a voulu dépasser leur évidente diversité et questionner les fonctions, l’heuristique, de ces expériences de pensée qui sont autant de manières de dire les temps du monde alternatives à de celle de l’histoire.

L’idée initiale tenait pourtant à des possibles nichés dans la discipline historique : ces futurs non advenus du passé nés des expérimentations contrefactuelles, qui introduisent du fictionnel au moteur d’une démarche scientifique. Le dossier propose de les confronter aux productions culturelles – littérature, bandes dessinées, films de cinéma – qui ressortissent au territoire de la fiction. Dans tous les cas, une rationalité scientifique, celle des sciences humaines mais aussi celle des sciences et des techniques, dont les corpus alimentent largement ces investigations, se confronte avec des productions en apparence plus libres. Les possibles touchent ainsi à la question classique des rapports qui se nouent entre histoire, littérature et fiction. L’apport des sciences d’une part et des arts visuels de l’autre permet d’aller un peu au-delà et d’y voir un point de contact entre ce qui relève finalement d’une autre opposition classique, celle des arts et des sciences, soit deux manières de dire le monde, mobilisant des rapports spécifiques à la réalité tout autant que des dispositifs de véridiction, ou des capacités cognitives, divergentes. Les possibles fournissent en somme une zone de contact entre deux régimes de savoir. Leur observation voit émerger des questions fortes que les articles du dossier abordent chacun à leur manière et de leur point de vue.

La première est classique pour l’histoire culturelle, car ces productions culturelles sont des corpus structurés, largement auto référencés, dotés d’une autonomie où s’élaborent des cultures des mondes possibles. Celles-ci bien évidemment ne parlent ni du futur ni du passé, mais de leur présent, et c’est en ce sens que l’histoire culturelle les a appréhendées. La seconde concerne la nature des savoirs produits par les possibles. Il n’est pas le lieu de mobiliser ici la bibliographie massive qui s’est attachée à caractériser la littérature, les arts et les sciences. On peut néanmoins avancer que ce n’est ni l’usage de la fiction qui les distingue parce qu’elle n’est pas propre aux arts, ni celle de l’expérimentation qui n’est pas réservée aux sciences, mais plutôt d’une part un engagement du côté de la subjectivité, et de l’autre en direction de l’objectivation. La troisième question tient aux liens que tissent ces deux modes d’écriture du réel, en premier lieu aux formes d’investissement des sciences par les arts. On a ainsi vu récemment la littérature s’emparer de la méthode contrefactuelle. De même, c’est aux sciences et aux techniques que la science-fiction confère depuis la seconde moitié du XIXe siècle un pouvoir de transformation sociale et politique majeur, dans lequel elle puise une bonne part de son inspiration. À l’inverse, ce point de contact permet aussi de s’intéresser à un cheminement moins évident, celui qui mène de la science-fiction aux sciences. Autant d’échanges qui eux aussi sont historicisables.

Le dossier se consacre en premier lieu à l’histoire contrefactuelle. L’article de Jean-François Bonhoure propose une généalogie et un état des lieux de cette méthode expérimentale, promue déjà par Max Weber en 1906, où s’hybrident science humaine et fiction. Il précède un entretien avec Pascal Ory qui revient sur une expérience collective d’écriture contrefactuelle, menée entre historiens et littéraires. L’échange porte sur les liens qui se nouent entre méthode contrefactuelle, uchronie et fiction comme modes d’écritures permettant d’accéder à la réalité passée, mais finalement surtout comme pratique ludique de ce qui apparaît comme un jeu intellectuel. La seconde partie du dossier se place du côté de la science-fiction. Tout d’abord autour d’un moment inaugural, celui du récit merveilleux-scientifique. Selon Fleur Hopkins ce genre précède la réflexion véritablement anticipatrice qui fait la marque de la science-fiction américaine des années 1920. Les possibles du merveilleux scientifique conservent partie liée avec celui des contes de fée, du surnaturel ou du spiritisme, modernisé cependant par les sciences et notamment les sciences du psychisme. Pour clore le dossier, l’entretien avec Roland Lehoucq, astrophysicien et spécialiste de science-fiction, aborde les liens entre astrophysique et arts, du point de vue des sciences. On y apprend que les sciences, recèlent aussi leurs « si », avec leurs hypothèses et simulations qu’elles disciplinent parfois en des « si et seulement si ». Il admet que la science-fiction peut être une source d’inspiration pour les chercheurs, qu’ils peuvent y partager un goût commun pour la spéculation, mais si son apport peut être savant, et dans ce cas pour le meilleur, il n’est jamais scientifique parce que la physique au fond n’est pas son objet. Elle en questionne les marges, en élabore les possibilités d’appropriation sociale ou subjective, les enjeux politiques, éthiques, ou les implications en termes de système de catégories (homme/machine par exemple) ou de valeurs, soit des questions étrangères aux sciences. Elles évoquent plutôt des définitions du roman, par exemple celle qu’a donné Georg Lukàcs : « un lieu d’élaboration du rapport entre l’homme et le monde ». On l’étendra ici aux mondes possibles.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-François Bonhoure et Laurence Guignard, « L’heuristique des possibles en histoire culturelle », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 17 septembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=346

Auteurs

Jean-François Bonhoure

Jean-François Bonhoure est professeur agrégé d’histoire au lycée Louis Armand d’Eaubonne (95) et soutient une thèse intitulée « Les historiens à l’épreuve du temps : la production historique éditée en France des années trente au début des années cinquante » sous la direction de Pascal Ory.

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Laurence Guignard

Laurence Guignard est professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil Val-de-Marne/INSPE

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