« Ce qui survit dans une culture est le plus refoulé, le plus obscur, le plus lointain et le plus tenace, de cette culture. Le plus mort en un sens, parce que le plus enterré et le plus fantomal ; le plus vivant tout aussi bien, parce que le plus mouvant, le plus proche, le plus pulsionnel. »
Georges Didi-Huberman, L’Image survivante
À quiconque voudrait répondre à l’urgente nécessité de mieux relier la psyché au social-historique, il importe de renouer au préalable avec le vieux problème des rapports entre histoire et psychanalyse. D’aucuns, il est vrai, l’estiment démodé. Pour l’historiographie contemporaine, il demeure pourtant plein de ressources cachées et riche de possibles non advenus. Surtout si l’on parvient, comme y invitait déjà Cornelius Castoriadis, à s’émanciper des rapports difficiles de la psychanalyse avec l’historicité1. Et, ce faisant, à offrir un jeu de nouvelles questions.
En dépit de la grande proximité épistémologique de leurs disciplines2, les relations des psychanalystes et des historiens n’ont jamais été très suivies, ni très fécondes. Les éclaircies furent rares3. En dehors d’une courte période, au cœur des années 1970, où certains historiens réputés se sont épris de psychanalyse, ce qui a dominé (et domine encore largement) c’est la méconnaissance, la défiance, voire l’indifférence pure et simple. En 1975, dans Histoire et psychanalyse, Saül Friedlander le constatait avec regret : « l’ignorance des historiens en matière de psychanalyse est au moins égale à l’ignorance des psychanalystes en matière d’histoire4 ». Dix ans plus tard, au seuil de Martin l’Archange, le psychanalyste Jacques Nassif et l’historien Philippe Boutry se présentaient comme des « confrères qui s’ignorent par profession5 ». En dépit de précieux passeurs, aux premiers rangs desquels Michel de Certeau et Peter Gay6, la psychanalyse n’est jamais devenue une ressource véritable pour les historiens, ni un objet historique de premier plan. Quant aux psychanalystes, ils tournèrent largement le dos, en pratique comme en théorie, à la discipline historique7.
Pour l’avoir fait ailleurs, il nous est impossible de revenir ici en détail sur ce rendez-vous manqué des années 1970. Soit ce moment où une poignée d’historiens célèbres ont usé à dessein de la psychanalyse comme d’une ressource pour tenter d’expliquer ces régions obscures de l’histoire (la sorcellerie, la transe, la possession, la mystique, le carnaval, la séduction du fascisme, les pratiques de cruauté…) qui résistaient à l’interprétation économique et sociale alors dominante8. Partout où les approches habituelles de l’historien s’abîmaient sur les marches de l’insensé, du paroxystique et de l’ineffable, bref, des puissances psychiques de l’ombre, grande alors était la tentation de faire usage de ce savoir savant en matière « de persistance et de rémanences de l’irrationnel9 » et à même d’ouvrir à une approche de l’histoire en termes de refoulé et de retour du refoulé10.
Symptomatique de cette période fut l’attitude d’un Emmanuel Le Roy Ladurie. Dans les Paysans du Languedoc (1966), l’historien voyait en effet dans la révolte camisarde contre le Roi-Soleil l’expression d’une « hystérie convulsionnaire et prophétique ». Dans le fanatisme sanguinaire s’y exprimant, il lisait le produit du strict refoulement sexuel imposé aux huguenots. Au jeune Freud, il empruntait ainsi le concept d’« hystérie de conversion », dont il louait alors le caractère hautement heuristique, convaincu par ailleurs qu’entre sabbats et révoltes existent « certaines parentés profondes, au niveau des structures mentales et du psychisme inconscient11 ». S’il a renié plus tard ces emplois, « L’histoire immobile », sa leçon inaugurale au Collège de France en 1973, porte néanmoins la marque de ces emprunts historiens à la théorie analytique12.
Avant qu’il ne rejoigne dès 1978 le camp des sceptiques et ne fasse dans L’Arc une sorte d’apostasie publique13, nul n’a consacré plus de forces à l’avènement d’une histoire psychanalytique qu’Alain Besançon. En 1967, dans son Tsarévitch immolé, l’historien explorait une longue tradition, médiévale et moderne, courant d’Ivan le Terrible à Pierre le Grand (revisitée au xixe siècle par les écrits de Pouchkine et de Dostoïevski) et jugée hautement révélatrice de la culture russe : celle des souverains sacrifiant systématiquement leurs fils pour mieux installer leur pouvoir autocrate14. Fort d’une bonne connaissance de la théorie analytique, c’est à lui, logiquement, que revint en 1974 la tâche d’inscrire, dans les volumes de Faire de l’histoire, l’inconscient dans la liste des nouveaux objets de l’historien, dont le territoire ne cessait alors de se dilater15. Il expliqua plus tard avoir voulu mener « une histoire centrée sur l’inconscient, mais qui soit de l’histoire », postulant toutefois « l’unité et la fixité de la nature humaine inconsciente16 ». À cela, il ajoutait : « La psychanalyse me semble du côté de ceux qui affirment que l’homme ne change pas. C’est pour elle la condition même de son exercice comme méthode historique17 ». Mais cet étrange fixisme de la part d’un historien le mena en fin de compte, et de son propre aveu, dans une impasse historiographique et à un brutal revirement.
Trois ans auparavant, dans L’Écriture de l’histoire, Michel de Certeau s’était pour sa part inquiété, non pas tant d’ailleurs de cette forme de structuralisation de l’histoire (celle qui ferait de l’inconscient des cultures la seule strate de l’histoire proprement insensible au devenir), mais de ces emprunts et captations sauvages de concepts analytiques dans le champ de l’histoire :
Un certain nombre de travaux, aussi bien en ethnologie qu’en histoire, montrent que l’usage des concepts psychanalytiques risque de devenir une nouvelle rhétorique. Ils se muent alors en figures de style. Le recours à la mort du père, à l’Œdipe et au transfert, est bon à tout. Ces « concepts » freudiens étant supposés utilisables à toutes fins, il n’est pas difficile de les piquer sur les régions obscures de l’histoire. Malheureusement, ils ne sont plus que des objets décoratifs s’ils ont seulement pour objet de désigner ou de couvrir pudiquement ce que l’historien ne comprend pas. Ils circonscrivent l’inexpliqué ; ils ne l’expliquent pas18.
Soucieux d’œuvrer à une interdisciplinarité respectueuse, rien n’était plus dangereux selon lui que ces importations imprudentes, sans effort de traduction, sans travail de reconstruction disciplinaire19. Rien n’était pire en somme que de vouloir absolument trouver, dans la documentation d’époques anciennes, des Œdipes, des surmois ou des complexes de castration20.
Ces années de l’épanouissement de l’histoire des mentalités étaient aussi hantées par un problème de taille : celui de l’existence ou de l’inexistence d’un inconscient collectif. Cette question divisait alors profondément les historiens qui s’y adonnaient (non moins que les écoles psychanalytiques elles-mêmes), et n’a pas entièrement disparu aujourd’hui. Elle continue à se poser avec intensité à tous ceux qui, historiennes ou historiens du culturel, s’efforcent de saisir et d’interpréter, sous les manifestations et saillances de surface, les courants historiques de profondeur qui les ont rendues possibles21.
Qu’on songe, par exemple, à Carlo Ginzburg, figure majeure de la micro-histoire culturelle22, qui, s’il ne retint pas en définitive les explications en termes d’« archétypes » ou d’« inconscient collectif », fit de la question du rapport entre morphologie et histoire l’objet d’une vie entière de recherche23. Se référant régulièrement à Freud quant à la question de l’analogie ou la fonction de la métaphore, si capitales dans l’analyse morphologique24, Ginzburg a usé de cette dernière dans ses études sur le sabbat25 comme d’une sonde permettant de remonter à un passé beaucoup plus éloigné, « pour explorer une couche que l’on ne peut atteindre avec les instruments habituels de la connaissance historique26 ». Notamment pour témoigner de l’existence d’un « culte de fond chamanique » au long cours, pour repérer finalement ce noyau mythique commun ayant gardé selon lui pendant des siècles, sinon des millénaires, une vitalité intacte. Ce fond de croyances populaires serait comme « un magma refoulé et dont, à le lire, on pressent la présence secrète sous de très vastes aires géographiques. Que survienne une fracture dans les couches les plus jeunes, et cette lave que l’on croyait inerte remonte en force à la surface : c’est ce qui se serait passé dans l’Europe du XVIe siècle, avec les ébranlements majeurs qu’ont constitués les convulsions de la Réforme et les tensions sociales et culturelles qui les ont accompagnées27 ».
Sur ces ressemblances troublantes entre des mythes, des contes ou des rites provenant de parties du monde ou d’époques très éloignées les unes des autres, signalons au passage l’existence d’une percée possiblement décisive récemment réalisée grâce notamment à l’approche systématique de la phylogénétique des mythes. Jean-Loïc Le Quellec et Julien d’Huy montrent ainsi, de façon très novatrice, comment ces airs de famille entre mythes ne sont pas le fruit de ressemblances fortuites ou le résultat d’archétypes universels, mais des récits venus d’une lointaine préhistoire, transmis de génération en génération au fil du peuplement humain de la planète, moyennant des oublis, des emprunts et des altérations plus ou moins importants28.
Pionnière en matière d’histoire de la mémoire29, l’helléniste Nicole Loraux fut au cours des années 1980 et 1990 celle qui poussa le plus loin en France, avec Alain Boureau30, l’usage historien de la psychanalyse31. Venue de Marx, gagnée à Freud et à Lacan, collaboratrice régulière à la Nouvelle revue de psychanalyse, son parcours singulier est marqué par un art consommé des « voies traversières32 ». Reprochant à l’anthropologie historique des sociétés grecques anciennes d’avoir trop immobilisé le politique grec dans le temps répétitif du rituel (processions, banquets, sacrifices…), elle ne cessa pas d’interroger, depuis ses silences et ses oublis, le discours que la cité démocratique athénienne produisait sur elle-même. La ressource psychanalytique l’invitait à penser ce dernier sur fond « de déni, de refoulement, d’oubli plus volontiers que de conscience ». Ce qui lui permit d’échapper à la vision irénique et mythifiée que la société politique athénienne entendait donner d’elle-même : celle d’une communauté démocratique unie, d’un ordre civique harmonieux et consensuel33. Tout au contraire, la politique grecque procéderait selon elle de la stasis et de son refoulement – véritable « ciment de la communauté ». Sa relecture de l’expérience politique athénienne affirme que « s’agissant des opérations qui, à l’insu des sociétés humaines, définissent le politique, il en (est) comme de l’inconscient34 ».
Publié en 1997, son livre La Cité divisée non seulement regorge de termes analytiques (« oubli », « déni », « refoulement », « symptôme », etc.), mais se risque même à l’exploration d’une « métapsychologie de la Cité35 ». Et Nicole Loraux d’évoquer ainsi l’intérêt de la notion d’« inconscient collectif » (quoique sans le nommer explicitement) :
Il faudra peut-être faire encore un pas – un pas de plus et en terrain mouvant – pour doter ce problématique sujet (la Cité) de quelque chose comme un inconscient. Je sais les difficultés – pour ne pas parler des résistances – que soulève immanquablement le recours à cette notion, appliquée à un sujet collectif. Mais quand bien même il ne s’agirait que d’un mot pour avancer, j’y verrais au moins l’occasion d’aborder enfin de front une question que ceux-là mêmes qui, comme les anthropologues de la cité, parlent volontiers d’« imaginaire » ou de « symbolique », traitent trop souvent par prétérition36.
Si Nicole Loraux laissa de très intéressantes réflexions sur la manière dont la psychanalyse peut enrichir les modèles temporels de l’historien, si tant est qu’il se détache d’une vision trop étriquée de l’anachronisme37, elle ne cessa pas néanmoins au sujet de ses usages de la notion d’« l’inconscient collectif » de repousser « à un avenir indéterminé le moment de s’expliquer soi-même sur cette pratique »38.
Dans sa préface ouvrant Le Roman familial de la Révolution française de l’historienne américaine Lynn Hunt, si empreint de freudisme, Jacques Revel s’interroge avec elle : « Doit-on, peut-on faire l’hypothèse d’un inconscient collectif ? La question fait l’objet d’amples discussions qui n’ont pas jusqu’ici trouvé de solution forte – probablement parce que les termes du problème n’ont jamais été stabilisés39 ». Sans compter que, de part et d’autre de l’Atlantique, le questionnement diffère, dans ses enjeux, ses résonances, ses significations. En France, en tout cas, le fait est que ces appropriations de la notion d’« inconscient collectif » furent plus prégnantes au cours des années 1970 qu’elles ne le sont aujourd’hui. Mais, comme le note Jacques Revel, elles furent nettement « divergentes dans leurs orientations, dans leurs attendus et dans leur manière de comprendre l’usage d’une conceptualisation de type analytique dans une démarche historienne, depuis la version jungienne défendue naguère par Alphonse Dupront jusqu’à la prudence rigoureuse illustrée par Michel de Certeau40 ».
Précisons en effet : les questions qui alimentent le débat ne s’arrêtent pas au fait de discriminer, chez les historiens, ceux qui se sont fait les contempteurs de Jung pour jouer la carte freudienne41 et ceux qui, au contraire, trouvent à s’inspirer de sa théorie jungienne des archétypes. Voilà qui touche à maintes autres questions classiques et toujours en suspens, posées tout aussi bien par le Moïse de Freud, que, plus tôt, par son Totem et Tabou et Le Malaise dans la civilisation : « Est-il, par exemple, légitime de recourir à un instrument élaboré pour penser la névrose individuelle pour rendre compte d’une histoire collective42 ? »
Ce saut risqué, Jean Delumeau l’assuma ouvertement. « À l’historien, écrivait-il dans La Peur en Occident (1978), d’opérer la double transposition du singulier au pluriel et de l’actuel au passé43 ». C’est la raison pour laquelle il puisa abondamment chez les psychanalystes matière à interpréter ce « climat de “mal aise” dans lequel l’Occident a vécu de la Peste noire aux guerres de Religion », « climat d’anxiété voire de névrose », « peuplé de fantasmes morbides », chargé de culpabilités et d’angoisses, de rancunes et d’agressivité réprimée, « capable de se résoudre plus tard en explosions violentes ou persécutions de boucs émissaires ». Sauf qu’on peine à distinguer ici, au regard du foisonnement des références et de l’éclectisme des emprunts – Freud, Adler, Jung, Groddeck, Reich, Fromm, Horney, Devereux, entre autres –, où s’arrime véritablement cette appropriation historienne de l’outil psychanalytique. À plusieurs reprises s’invite en effet la notion d’inconscient collectif – une fois pour éterniser la peur du loup, une autre pour celle des fantômes, une dernière pour marquer la longue hantise de la peste44 –, mais sans qu’on sache chaque fois précisément – et sans que cela n’entame véritablement la richesse et la profondeur du livre – de quoi il retourne en définitive45.
Plus explicite, plus systématique aussi, s’est fait Philippe Ariès. En historien soucieux de psychologie collective, Ariès s’efforçait d’accéder aux soubassements inconscients des pratiques sociales. Qu’il s’agisse d’étudier les métamorphoses historiques des sentiments envers l’enfance ou l’évolution des représentations et comportements à l’égard de la vie et de la mort, il ne se satisfaisait pas des explications traditionnelles. Il ne suffit pas selon lui de mettre en exergue certains phénomènes démographiques, certains conditionnements sociaux ou encore certains écarts en matière religieuse, entre catholiques et protestants notamment. « Selon moi, écrivait-il, les grandes dérives qui entraînent les mentalités, attitudes devant la vie et à la mort, dépendent de moteurs plus secrets, plus enfouis, à la limite du biologique et du culturel, c’est-à-dire de l’inconscient collectif46 ». C’est pourquoi, dans L’Homme devant la mort, il attribuait les mutations des sensibilités face à la mort – celles qui selon lui menèrent, en Occident, de la « mort apprivoisée » et familière du Moyen Âge à la « mort interdite », obscène et refoulée d’aujourd’hui47 – aux variations et retournement d’un inconscient collectif qui transcenderait son seul environnement.
Ariès voyait dans le succès de l’histoire des mentalités dans les années 1970 un phénomène similaire à celui de la psychanalyse au cours du premier XXe siècle, « mais où l’inconscient collectif, favorisé par les cultures orales et refoulé par les cultures écrites remplacerait l’inconscient individuel de Freud, ou se superposerait à lui ». Et puis Ariès, soudain, d’hésiter au moment de le définir : « inconscient collectif » ou bien plutôt « non-conscient collectif » ? Citons-le encore : « Collectif : commun à toute une société à un certain moment. Non-conscient : mal ou pas du tout aperçu des contemporains, parce qu’allant de soi, faisant partie des données immuables de la nature, idées reçues ou idées en l’air, lieux communs, codes de convenance et de morale, conformismes ou interdits, expressions admises, imposées ou exclues des sentiments et des fantasmes ». Et l’historien des mentalités, plein de nostalgie pour ce jadis disparu, pour « ce monde que nous avons perdu », de révéler finalement ce qu’il désigne ici : « des sentiments autrefois enfouis dans une mémoire collective profonde » émergeant aujourd’hui à la surface de la conscience, d’ « anciennes oralités refoulées », survivances camouflées, cachées, en deçà du triomphe des « rationalités de l’écriture », des « sagesses anonymes et souterraines », « non pas sagesse ou vérité intemporelle », mais de celles qui règlent « les rapports familiers des collectivités humaines avec chaque individu, la nature, la vie, la mort, Dieu ou l’au-delà »48.
Différente, incontestablement, quoique centrée elle aussi sur l’inconscient collectif, fut la démarche d’Alphonse Dupront. Elle mérite ici qu’on s’y arrête plus longuement encore. Si l’on sait aujourd’hui mieux qu’hier l’influence considérable qui fut celle de cet immense historien et anthropologue du sacré sur toute une génération d’historiens ayant fréquenté son séminaire49 (Roger Chartier, Daniel Roche, Mona Ozouf, Jean-Louis Flandrin, Dominique Julia…), comme l’importance qui fut la sienne dans le renouvellement de l’histoire religieuse incarné par le Groupe de la Bussière50, l’on ignore encore parfois à quel point « sa référence fondamentale est à Jung et à sa psychologie51 ». Soucieux de souligner le différentiel d’échange que lient le patient et son analyste d’avec le commerce muet que l’historien noue avec les morts (invitant d’ailleurs ce dernier à découvrir, à l’aune du thérapeute-praticien, combien, jusque dans l’archive, « le silence parle52 »), Alphonse Dupront est l’un des très rares historiens à avoir jeté son dévolu sur la psychanalyse jungienne. Chez ce chercheur des plus singuliers, à l’écriture aussi extraordinairement évocatrice qu’extraordinairement ardue53, la notion d’inconscient collectif, dans laquelle il voit « l’assiette totalisante de l’expérience humaine », ouvre sur le repérage de pulsions archaïques, originaires, latentes, à l’œuvre dans les profondeurs de l’histoire.
Sur plus d’un millier de pages, Dupront relate ainsi l’histoire longue en Occident du désir de croisade en ses métamorphoses, qu’il suit depuis les huit croisades historiques jusqu’au XXe siècle finissant. Dans la Croisade (qu’il érige volontiers en majuscule), il voit comme une sorte de pèlerinage paroxystique qu’il s’agit d’étudier avant tout « à travers la puissance existentielle de son mythe ». Soit comme un phénomène de psychologie collective, comme une pulsion agissante dans tout l’Occident et capable, sur près d’un millénaire, de longues latences comme de mystérieuses surgies. Ici d’ailleurs gît un trait constant de l’œuvre : la volonté de ne plus délaisser dans l’analyse historique la part de l’insensé, les « fonds irrationnels », « les forces enfouies de l’âme profonde », quêtes de « plénitude et d’accomplissement ». Car, depuis Bergson et Jung, dit-il, il importe de faire de nouveau droit au mystère, de faire retrouver à l’irrationnel « sa place vitale »54. Longue est d’ailleurs la liste des manifestations de forces déraisonnables dont, selon lui, l’historien de l’Occident médiéval et moderne a le devoir de s’emparer : « paniques, épidémies, psychoses, sorcelleries, révolutions, émeutes, guerres religieuses, phénomènes miraculeux, cultes extraordinaires, etc. ». Et ce parce que seule l’étude de pareils ébranlements, de ces « agrégats psychiques », permettra « d’atteindre un jour à une analyse du panique, aux profondeurs les plus intactes de l’âme collective ». De là viendrait que « l’histoire de la psychologie collective doit permettre l’établissement d’une psychanalyse collective, thérapeutique des groupes, comme il y a une psychanalyse de l’individu et du social en lui »55.
Prudent malgré tout, Alphonse Dupront ne contourna pas la question de savoir si l’induction du psychisme individuel au psychisme collectif est légitime ou non ; il ne tranchait pas d’emblée non plus celle de savoir si cette transition peut se faire sans ajustements aucun ou, au contraire, moyennant d’amples refontes. Mais s’il refusait toute induction prématurée, réduisant l’un à l’autre, il avançait face au camp des « irréductibles », fossoyeurs de l’idée d’un tel passage, deux arguments essentiels. Le premier est qu’il faudrait savoir se risquer à ce « saut dans l’inconnu », qui, à bien y regarder, demeure moindre que celui qui, des biologistes aux médecins, mène « de l’expérimentation animale au travail sur l’homme ». Le second tient à sa conviction de la prégnance du collectif dans l’individuel, qui lui fait soupçonner chez ses adversaires un trait d’époque non su : celui du « narcissisme ambiant », de « l’individualisme clos » qui ignore que « nous naissons et grandissons complexes, c’est-à-dire prisonniers du social ». Or le risque de ce système mental contemporain, « charpenté jusqu’à la sclérose de grilles individualisantes », c’est d’empêcher d’après lui l’appréhension de ces anciennes attitudes mentales, devenues « depuis des siècles inhabituelles ». Ce qui revient à pointer en réalité notre incapacité à « nous familiariser à ces étrangetés » munis d’« un matériel d’un autre monde »56.
Bien que ses contradicteurs soient aussi souvent de ses admirateurs (eux qui voyaient chez ce franc-tireur une sorte de « génie secret », dont, sans un miracle éditorial, l’œuvre majeure, Le Mythe de croisade, a failli être perdue), la position de Dupront resta néanmoins des plus solitaires. Chez les historiens des croyances et des mentalités, elle n’était guère partagée. Georges Duby, par exemple, marqua à plusieurs reprises sa défiance « contre le concept fallacieux d’inconscient collectif ». « Il n’y a d’inconscient, explique-t-il, que par rapport à une conscience, c’est-à-dire à une personne57. » Ce faisant, Duby pointait le risque de laisser croire, à force d’emplois, à l’existence d’un être psychique collectif personnifié, distinct en quelque sorte des individus singuliers et auquel on attribuerait ainsi actions et volitions.
Peu, fort peu d’historiennes et d’historiens s’enthousiasmèrent au demeurant comme Dupront pour « le trésor archétypique » laissé par le maître de Zürich, avec lequel il avait d’ailleurs noué un contact direct. Bien avant Gilbert Durand, parti en quête des structures anthropologiques de l’imaginaire58, l’historien du désir de croisade puisa en effet à la théorie des archétypes jungiens pour mieux saisir les structures et récurrences de l’imaginaire, ces sortes d’images rectrices, primordiales et immémoriales, soi-disant porteuses de symboles universels, qui animeraient et régiraient cycliquement l’inconscient collectif : l’Arbre de vie, le Vieux Sage, la Déesse mère, l’Enfant divin… Il y aurait là comme un socle commun à tous, une sorte de bassin sémantique originaire, qui n’est pas sans rappeler, aux dires de Carl Jung lui-même, « le royaume platonicien des idées éternelles » et qui constituerait la condition a priori de l’assignation du sens. Difficile, cependant, de savoir (la théorie jungienne évoluant) si ces images archaïques, originelles, issues des couches les plus profondes de l’inconscient demeurent toujours identiques à elles-mêmes, quel que soit le lieu et le temps de leur apparition59, ou si ces archétypes demeurent des formes vides, se colorant de l’histoire personnelle des sujets et des conditions historiques et sociales où elle s’insère60. Reste que, pour Dupront, ces archétypes sociohistoriques, structures quasi immobiles, « s’inscrivent aux profondeurs du psychisme jusqu’à le conditionner ». Elles dessinent « un autre monde humain en sous-jacence à l’historique et coexistant avec lui ». Comme le socle de l’éternel qui, en quelque sorte, le rend possible61.
S’il était animé d’une même quête des profondeurs, comme du désir d’approcher autrement l’expérience religieuse d’autrefois, à mi-chemin de l’anthropologie et de la psychanalyse, Michel de Certeau, depuis sa posture freudienne et lacanienne plus encore, repoussa avec fermeté un tel usage de la notion d’inconscient collectif62 :
L’immense érudition d’Alphonse Dupront tire partout de l’histoire « un panique », profondeur sauvage et sacrée. Si parfois cette « âme panique du collectif », cette pulsion originaire, ou ce neutre opaque d’un « mental collectif », prend l’allure d’un référent, d’un signifié ou d’un sol de l’histoire, c’est par une sorte de fiction qui s’appuie sur les vues les plus discutables d’Otto ou de Jung. Car, en réalité, ce « panique » est le nom qu’une connaissance prodigieusement étendue donne à sa propre limite, à l’inconnu qu’elle révèle et rencontre dans son avancée, à la nescience que fait apparaître le progrès d’une science. Une épaisseur de l’histoire est ainsi désignée (et non éliminée, comme ailleurs), mais par un « irrationnel » proportionné à l’investigation qui s’est placée sous le signe d’une connaissance des idées et des formes culturelles : « Le non historique, dit M. Dupront, est indispensable à l’historique »63.
Au vrai, ce dessin d’un « au-delà de l’histoire » semble témoigner chez Dupront d’un désir existentiel tenace : celui d’échapper à « la seule immanence » grâce à l’étude du sacré, qui semble récuser le temps lui-même. « Et juste promotion de l’histoire : par elle, les portes de l’éternel ; une puissance des clefs en somme64 ».
Arrêtons-nous à présent et tentons d’y voir clair. À l’auteur de ces lignes, il ne fait aucun doute que l’œuvre de cet historien, d’une puissance et d’une érudition sans beaucoup d’équivalents, mérite d’être lue et relue comme l’une des tentatives les plus achevées et séduisantes d’une histoire longue et collective de l’inconscient. Seulement voilà : une tension extrême l’habite entre, d’un côté, une attention des plus vives à l’historicité du vécu psychologique, aux rythmiques du temps (« de l’épisodique à l’anthropologique »), comme à la pleine ouverture du devenir historique, et, de l’autre, une tendance marquée à une approche fixiste, achronique et idéaliste de l’histoire, lorsque, s’appuyant sur les archétypes jungiens, elle fait de l’inconscient collectif une figure ahistorique, stable dans sa structure, invariante dans sa fonction65. Sans compter que, à notre connaissance, Dupront n’éclaire jamais le point le plus obscur et le plus discrédité de la pensée de Jung : la transmission biologique de « l’inconscient racial », la présumée mémoire raciale par laquelle sont transmises les images archétypales. C’est pour cette raison même qu’un Georges Devereux ou un Edward Dodds, dans leurs explorations respectives des forces obscures et irrationnelles, d’ailleurs ou de jadis, se détournent avec clarté de tout héritage jungien66.
Disant cela, nous manquons toutefois le plus évident, le plus définitif. À savoir que nous nous laissons prendre une fois encore au piège de la vielle opposition individu/société67. Car à parler sans cesse ainsi d’« âme collective » ou d’« inconscient collectif », que fait-on ? On verse toujours à un moment ou l’autre, et sans qu’on y prenne garde, dans la métaphysique. Ce glissement consiste en effet à donner vie et substance à un être psychique inédit, séparé, distinct des individus eux-mêmes. Caractéristique, sur ce point, chez tous ceux qui empruntent la notion d’inconscient collectif, est le mouvement qui consiste à attribuer à cette entité collective ce qu’on attribue d’ordinaire aux seuls individus : une existence, des intentions, une volonté, des actions… Or cette généralisation abusive ne peut que conférer au propos un caractère abstrait et idéel à l’excès, qui, en définitive, ne manque jamais de faire disparaître les individus eux-mêmes, leurs existences concrètes, leurs singularités irréductibles, les circonstances particulières où ils se déploient. C’est bien là ce qui fut reproché dès l’abord au Mythe de Croisade : sa propension à l’abstraction, sa survalorisation du symbolique et du mythique, son inattention aux pratiques situées et aux acteurs historiques eux-mêmes68.
À poser d’emblée, et comme distincts, un inconscient individuel et un inconscient collectif (ce à quoi Freud se refusait au nom du seul inconscient de l’espèce69, même s’il projetait régulièrement sur le collectif les diagnostics névropathiques et psychopathiques venus de l’analyse individuelle), l’on court immédiatement le risque de laisser croire que ce fait collectif vit indépendamment des individus, comme étant en quelque sorte extérieur à eux70. On reconnaît ici un problème bien connu des sociologues, pris eux aussi dans les filets de ces personnifications du collectif, pour certaines héritées d’un Durkheim s’autorisant à donner à « la conscience sociale », à « l’esprit collectif », au « corps de la nation » comme une existence concrète, réaliste et non pas seulement métaphorique. Or, on voit mal, comme le demande Bernard Lahire, où peut se tenir cet « en dehors des individus71 ». Idem lorsqu’on personnifie et réifie l’inconscient collectif. En bref, lorsqu’on en fait autre chose qu’une commode fiction pour l’esprit. Si inconscient collectif il y a, il ne peut être qu’au « dedans » de l’individu concret72. Nullement extérieur aux individus, il est en revanche « porté par tous ».
Mais en ces confins jusqu’où aller ? Gageons qu’il faut au moins sortir du long embarras où tant de chercheurs se sont vus plongés dès qu’il fut question de savoir si cet inconscient collectif existe « réellement » ou non. Au vrai, l’expression ne peut tout au plus que désigner chez un individu ce qui, dans son propre inconscient, est le plus communément partagé par d’autres membres de son groupe. Mais il est peut-être préférable ici de parler d’un inconscient culturel ou historique – soit cette part de l’inconscient total de l’individu qu’il possède en commun avec des membres de sa culture ou de sa génération73. Soit ce que l’on apprend dans cette culture et à cette époque à refouler, mais qui change au fil des générations à mesure qu’évoluent le régime des mœurs collectives et les tabous sociaux74. La distinction – même si ces expressions ne désignent que des tendances, jamais des formes pures – entre des « cultures de la honte » (comme en Grèce ancienne ou au Japon) et des « cultures de la culpabilité » (comme l’Occident médiéval et chrétien) sont précieuses par exemple pour éclairer la structure de la personnalité psychique des membres, les premières reposant sur l’extériorité du contrôle social, les secondes sur son intériorité75.
En tout cela, il faudrait faire aussi la part de l’inconscient social proprement dit chez l’individu. Celle de sa classe, de son milieu social d’appartenance (élite/peuple, dominants/dominés, bourgeois, ouvriers, paysans, etc.), mais pas seulement. Car, à bien observer, on partage des conflits psychiques types et des refoulements spécifiques avec les gens de sa génération, de son genre, de sa religion, de son parti, etc. Soit ces autres principes sociaux de différenciation trop souvent délaissés des historiens et qui font de l’individu « le point d’intersection d’une série d’ensembles différents qui ont chacun des dimensions variables76 ». De là aussi, soucieux que nous sommes de souligner l’intrication constante du sociologique et du psychologique, la proposition qui consiste à distinguer par exemple des « névroses de génération », des « névroses de classe », des « névroses de genre »77.
Pour résumer : l’inconscient d’un seul individu est riche de toutes ces dimensions, de la plus commune à la plus singulière, de la plus vaste à la plus réduite. C’est la raison pour laquelle il est dangereux de trop tenter de les distinguer dans l’analyse, de faire comme si elles pouvaient être étudiées indépendamment les unes des autres. Dans l’expérience vécue, elles s’interpénètrent d’une façon aussi indémêlable que toujours particulière. Gardons en tête également qu’au gré de l’infinité des variations interindividuelles, une complexion psychique demeure toujours unique. Une sorte de pli donc. C’est pourquoi il n’existe jamais selon nous qu’un seul et unique inconscient, toujours déjà singulier-pluriel. Ou, si l’on préfère, psycho-social.
Ces réserves exprimées à l’endroit de la notion d’inconscient collectif, suggérons à présent quelques pistes et sentiers. Si nous aurions pu choisir les mythes ou les rites, concentrons-nous ici, à titre d’exemple exemplaire, sur les rêves, ces voies d’accès privilégiées vers notre psychisme profond.
Nous avons eu l’occasion, ailleurs et avec d’autres, de dire combien après avoir tant psychologisé le rêve, il était temps de le resociologiser et de le réhistoriciser78. D’abord parce que les sociétés confèrent aux songes des rôles et des attributs variés. Pour les Indiens Mohaves, par exemple, rien n’arrive jamais qui n’ait été auparavant rêvé par quelqu’un79. Les Anciens Grecs, eux, se faisaient aussi une tout autre idée que nous de l’entrelacement des rêves et du réel, les premiers s’insérant étroitement dans la trame de l’existence quotidienne80. Si, aujourd’hui en Occident, du fait de la forte imprégnation de la psychanalyse freudienne, nous continuons largement de lire dans nos rêves la résurrection d’expériences antérieures, la surgie d’un passé enfoui, le plus souvent archaïque et traumatique, « l’Ancien Régime du rêve81 », lui, y voyait un présage de l’histoire, une annonce de l’avenir. Et puis, comme on sait, selon les cultures, les milieux et les générations, nous ne rêvons ni de la même manière, ni des mêmes choses82.
Loin de s’arrêter aux portes du sommeil, le social-historique travaille en vérité l’être intime jusqu’au tréfonds et inscrit, par conséquent, sa marque profonde jusque sur nos moindres fantaisies nocturnes. Prenons garde ainsi d’oublier que nos rêves sont toujours culturellement codés et qu’on ne peut en vérité les interpréter à l’aide d’une sorte de répertoire transhistorique et transculturel de symboles. Rappelons, par exemple, ce reproche que Carlo Ginzburg adressa à l’interprétation freudienne du fameux rêve de « l’homme aux loups83 » : ce rêve enfantin, plein de terreur, livré à Freud en 1914 par Sergueï Pankejeff, un patient issu de la grande bourgeoisie russe, où celui-ci s’était vu entouré de sept loups blancs assis sur les branches d’un arbre et le regardant fixement de toute leur attention. Moyennant une longue et minutieuse analyse, Freud y reconnut le produit d’une expérience plus précoce encore : la scène primitive du coït parental. D’après Ginzburg, et bien que Freud eût noté que le patient était né « coiffé », ce dernier ne sut pas reconnaître la marque évidente des croyances folkloriques slaves, qui attribuent à ceux qui naissent coiffés des pouvoirs exceptionnels, dont celui de devenir loups-garous. L’historien italien écrit ainsi :
Dans le rêve de l’homme aux loups, nous pouvons déchiffrer ainsi un rêve de caractère initiatique, induit par le milieu culturel ambiant. [...] Soumis à des pressions culturelles contradictoires (la nourrice, la gouvernante anglaise, les parents, les maîtres), l’homme aux loups n’a pas suivi la voie qui se serait ouverte à lui deux ou trois siècles auparavant. Au lieu de devenir un loup-garou, il est devenu un névrosé, au bord de la psychose. [...] Freud ne reconnut pas le folklore présent dans le rêve de l’homme aux loups. Le contexte culturel dont le rêve était issu se voyait ainsi ignoré : ne restait que l’expérience individuelle, reconstruite à travers la grille d’associations induites par l’analyste84.
De là un nouvel impératif : ne pas se risquer à interpréter des rêves à des siècles de distance sans une connaissance aigue des mœurs, des sensibilités, des croyances et des systèmes de valeurs du temps. Contre la tentation récurrente de recourir dans l’interprétation à l’invariance des archétypes, le jeune Michel Foucault appelait dès son premier texte à la nécessaire attention au « polysémantisme des symboles85 ». Si, bien sûr, certains accepteront comme une évidence l’historicité des contenus oniriques manifestes, ils voudront cependant continuer de croire à l’universalité de leurs significations latentes. Or, là encore, il est permis de s’interroger. Comme le souligne Peter Burke, l’un des pionniers de l’histoire sociale et culturelle des rêves86, si ce qui est inhibé et réprimé varie à travers les époques, alors « les désirs, les anxiétés et les conflits réprimés ont toutes les chances de s’exprimer dans le contenu latent des rêves. Le contenu latent des rêves devrait donc avoir une histoire, et cette histoire serait celle de la répression87 ».
Rappelons aussi que les acteurs rêvent, fantasment, délirent à partir d’imaginaires sociaux88 qui, s’ils peuvent être animés de motifs ou de schèmes de longue durée, n’en cessent pas moins de se transformer au fil des décennies et des siècles. Ainsi, le XIXe français est un moment de profond bouleversement du répertoire des images et des significations oniriques. Quoiqu’inégalement selon les milieux et les régions, une progressive laïcisation du rêve accompagna d’abord la déchristianisation des consciences et la décrue des superstitions. Ainsi éloigna-t-elle les représentations du Paradis et de l’Enfer qui polarisaient encore, sous l’Ancien Régime, l’activité onirique. Chez les élites d’abord, plus tard dans le reste du corps social, le pôle édénique se métamorphosa en rêves de jardins, de rivages et de paysages naturels. Une nouvelle expérience du voyage, marquée par l’avènement de l’esthétique du sublime, par de subtiles mutations dans la culture sensorielle et affective ou encore par le renouvellement des espaces de l’aventure, s’invita comme le signale Alain Corbin jusqu’au cœur de la rêverie89. La descendance de l’enfer, elle, se rattacha à un nouvel imaginaire déchiffré par Dominique Kalifa90 : celui des bas-fonds et des pathologies urbaines, lequel renouvela les contenus et les significations du cauchemar, lui-même très prégnant en ce siècle, nous dit Yannick Ripa, où « l’angoisse encadre les nuits91 ». À la fin du siècle, frappantes sont par exemple la réitération du cauchemar de la guillotine (qui obséda tant Alfred Maury qu’Henri Bergson) ou la prolifération des rêves sadiques.
On l’aura compris, tel est le plus important peut-être pour l’historien : l’absolue nécessité de s’opposer au déploiement métahistorique des significations du rêve. S’il ne s’agit pas de nier l’existence de mythes, de croyances, de contes, donc de schèmes au long cours (religieux notamment), susceptibles de nourrir des siècles durant les songes des femmes et des hommes d’autrefois, c’est toutefois se tromper dangereusement que de croire pouvoir les interpréter à l’aune d’une symbolique transhistorique et transculturelle, de pouvoir s’adosser à l’existence d’une prétendue langue symbolique primordiale universellement partagée, telle que celle, par exemple, des archétypes jungiens. Seule une connaissance aiguë des imaginaires et des sensibilités d’une époque et d’une société données sera susceptible d’ouvrir la voie à une interprétation acceptable car contextualisée, recevable car située, quoique toujours conjecturale et incertaine. Ou dit autrement, de la culture du temps, entendue « comme l’ensemble des mots, des croyances, des rites et des gestes à travers lesquels des communautés donnent sens au monde, qu’il soit social, naturel ou surnaturel92 ». Ce qui amène ici à tenter de décrire ces toiles de significations dans lesquels les rêveurs d’une époque demeurent pris, significations elles-mêmes soumises aux lentes métamorphoses de l’imaginaire social93.
Si non seulement il faut rappeler la nécessité de relier les songes des individus à leurs expériences vécues dans un monde social irréductible aux seules relations familiales94, on se souvient également ici de l’invitation de Gilles Deleuze et Félix Guattari à refuser le cantonnement de l’inconscient dans « la seule petite histoire œdipienne ». Contre ce repli familialiste, Deleuze et Guattari rappelèrent avec force que l’inconscient brasse tout le champ social et historique : les peuples, les classes, les cultures, les continents… « Tout délire a un contenu historico-mondial, politique, racial95. » Ailleurs : « On délire sur les Chinois, les Allemands, Jeanne d’Arc et le Grand Mongol, les aryens et les juifs, l’argent, le pouvoir et la production, pas du tout sur papa-maman. Ou plutôt le fameux roman familial dépend étroitement des investissements sociaux inconscients qui apparaissent dans le délire, et pas l’inverse96 ».
Et c’est ici qu’il faut se demander : en quoi les historiennes et les historiens ne compteraient-ils pas eux aussi parmi les explorateurs et exégètes privilégiés de cet inconscient élargi ? Ne sont-ils pas devenus plus habiles qu’autrefois dans l’analyse des mythologies politiques, de l’imaginaire social comme de toute la fantasmatique historique97 ? C’est, à certains égards, ce pas que franchit Laure Murat, dans L’homme qui se prenait pour Napoléon, où, faisant un usage métaphorique de la notion d’« inconscient collectif », elle éclaire à travers elle la façon spécifique dont on peut délirer collectivement l’Histoire, ses personnages et ses événements, à un moment particulier du devenir historique : ici, autour de 1840, au temps du retour des Cendres de l’Empereur à Paris, moment où les registres des asiles enregistrent une multiplication sans précédent des délires d’identification98. S’appuyant sur certains textes de Laplanche et Pontalis99, Joan W. Scott invite pour sa part à explorer les dimensions inconscientes et historiques de certains fantasmes, prémisses fondamentales, selon elle, à bien des narrations fondatrices comme aux identifications genrées, sociales ou nationales. Et l’historienne américaine d’ajouter : « Je suggère que l’Histoire constitue un véhicule pour le fantasme – lequel, à son tour, exerce un effet profond sur les processus historiques100 ». Ce qui, dit autrement, rappelle que les représentations fantasmées ne sont pas seulement passives (soit le « reflet » déformé de la réalité social-historique), mais pleinement actrices d’histoire.
Refuser de penser de façon duale l’inconscient individuel (ou idiosyncrasique) et l’inconscient collectif (ou impersonnel) comme s’ils existaient dans des compartiments séparés, c’est refuser de trébucher une nouvelle fois sur le problème de l’individu et de la société. Parce que le social gît autant en l’individu qu’en dehors de lui, nous ne pouvons plus étudier séparément le sociologique et le psychologique (les identités sociales et la personnalité psychique)101. D’ailleurs, la singularité même de notre personnalité psychique ne se forge jamais que dans et par des rapports sociaux102. Or dire cela ce n’est pas écraser l’individu sous le poids du collectif, c’est simplement empêcher de placer immédiatement l’individu, seul, au premier plan, et de ne considérer la société que comme une toile de fond103. Car, non seulement la société n’est pas la famille, mais « le sujet n’est pas une île104 ».
Avec Norbert Elias, c’est comprendre aussi par-là que, puisqu’elles les ont intériorisées, les structures psychiques se transforment en connexion étroite d’un point de vue historique avec les structures sociales105. De là, par exemple, la nécessité de considérer tout ce que les pathologies émotionnelles et les troubles psychiques d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, doivent aux cultures, aux époques et aux milieux sociaux où ils sont apparus. D’où également la nécessité plus générale de ne jamais désindexer les faits psychiques, quels qu’ils soient (pulsions, désirs, rêves, fantasmes…), des contextes socio-historiques d’où ils émanent. Au vrai, et jusque dans leurs couches les plus inconscientes, nos économies psychiques sont en proie à un lent devenir historique. C’est là précisément ce que ne peuvent appréhender une anthropologie structurale et immobile ou une psychanalyse anhistorique et excessivement centrée sur la synchronie106. Ce qu’il faut apprendre à reconnaître, c’est bien plutôt l’histoire silencieuse, nocturne et souterraine qui ne cesse, au fil des siècles, d’altérer nos désirs, nos anxiétés, nos addictions, frustrations, complexes, rêves et autres fantasmes, les faisant ainsi lentement dériver loin de ceux des hommes et des femmes de jadis.
Dire cela, ce n’est pas nier la vie longue et pluriséculaire de certains schèmes et motifs de l’imaginaire, ni ignorer l’existence d’un immense corps de mémoire au sein d’une même société, sinon le partage d’un fonds culturel commun aux pesanteurs de longue durée – celui-là même que, pour les sociétés occidentales, l’historien de l’art Aby Warburg a souligné à travers la notion de Pathosformel (« formules du pathos ») pour rendre compte notamment de la survivance de certains gestes émotifs au fil des âges107, dessinant ainsi une sorte d’« inconscient du temps »108 –, mais c’est néanmoins rappeler que, en deçà de ces continuités longues et de ces répétitions manifestes, rien de tout cela n’échappe au devenir historique, au flux du temps, à un processus de différenciation incessante109.
Nous n’avons donc pas affaire à des structures fixes, invariantes et universelles (sur le modèle du complexe d’Œdipe freudien ou des archétypes jungiens), mais à un continuum en permanente transformation. Ce qu’il s’agit de penser, ce ne sont pas des structures indépendantes des contingences de l’histoire (la structure étant alors pensée comme l’armature stable et enfouie de la nature humaine), mais des processus socio-historiques incessants (de civilisation, de privatisation, d’individualisation ou encore d’« informalisation110 » des mœurs) dans lesquels se développent des relations structurales. En sorte que nos économies et personnalités psychiques évoluent à mesure que les structures sociales se transforment en affectant la vie des individus jusqu’au plus intime de l’expérience. Car non seulement des siècles d’histoire se trouvent lovés au plus obscur de nous-mêmes, mais jamais le devenir historique ne cesse d’œuvrer au cœur des inconscients qui sont les nôtres. Il poursuit nuitamment son lent travail des profondeurs.