Anouchka Vasak, 1797. Pour une histoire météore

Paris, Anamosa, 2022

Bibliographical reference

Anouchka Vasak, 1797. Pour une histoire météore, Paris, Anamosa, 2022, 432 p.

Text

Ancrée dans l’imaginaire collectif comme date symbolique de la Révolution, l’année 1789 éclipse les années suivantes qu’elle a entrainées dans le même torrent historique. Plusieurs tentatives ont pourtant cherché à leur donner davantage de relief. Quatrevingt-treize de Victor Hugo est devenu le roman emblématique du moment de la Terreur. L’année 1792 s’est imposée comme celle de La chute de la royauté, pour reprendre le titre du livre classique de Marcel Reinhard paru dans collection dédiée par Gallimard aux grandes dates qui « ont fait la France » (1969). Plus récemment, Quatre-vingt-quinze de l’historien Loris Chavanette (2017) indiquait « un nouveau départ pour la Révolution », annonciateur également de sa fin possible. Ces derniers travaux sont significatifs du déplacement considérable de l’intérêt dans l’historiographie de la Révolution : après avoir privilégié longtemps ses origines et ses débuts, l’attention se dirige de plus en plus vers la période suivante, celle du Directoire et d’une société qui aspire à finir la Révolution et à retrouver la stabilité sans déceler pourtant quel chemin suivre.

C’est à cette période qu’appartient l’année 1797 à laquelle Anouchka Vasak consacre un livre passionnant, destiné à la sortir de « l’ordinaire », voire de l’ombre que la prise de la Bastille a jetée sur les événements ultérieurs. Pour cela, et c’est l’un des aspects les plus originaux de sa contribution, elle ne s’arrête pas sur les faits les plus connus, comme l’exécution de Babeuf, à l’extrême gauche du champ politique, ou la répression des royalistes, à sa droite. Bien au contraire, elle cherche son miel dans les expressions parfois impénétrables de la sensibilité afin d’y découvrir des significations communes capables d’expliquer l’originalité de cette année d’une autre perspective particulière : celle d’une frontière « entre deux eaux » dans le cours de l’histoire, à travers la manière de penser l’homme et le monde, la culture et la nature.

Déchiffrer ces significations parfois bien cachées est le sens majeur de la démarche et de la méthode proposées par Anouchka Vasakn, ce qui explique aussi son titre : « Penser météore – écrit-elle dans le sillage des travaux d’Emanuele Coccia – c’est reconnaître ce presque rien, furtif et mobile. C’est percevoir les liaisons, les réseaux, ce qui se passe entre. C’est, comme en contemplant les nuages, être sensible aux "transformations silencieuses" » (p. 17). C’est l’idée phare qui traverse son livre, à commencer par le premier chapitre, consacré à l’enfant sauvage d’Aveyron, sujet du beau livre de Jean-Luc Chappey (Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron, Fayard, 2016), qui souligne l’importance de cet épisode dans les controverses de l’époque concernant la définition de l’homme et les frontières anthropologiques entre la Bête et l’humain. Le traité médical de Pinel, Nosographie philosophique, portant sur la classification des maladies mentales et paru en 1797, ainsi que les premières recherches menées par Lamarck, la même année, sur la classification des nuages, permettent des interprétations similaires, conduisant, en dépit de la différence entre les domaines concernés (la médecine et la météorologie), à l’exploration des marges parfois opposées qui vont de « l’univers » du moi au « spectacle du ciel ».

On ne peut pas mentionner ici la variété des sujets qu’aborde Anouchka Vasak pour montrer les incertitudes d’un monde en recomposition sous la Révolution : l’ambiguïté de la situation des femmes, qui, à l’exemple de Germaine de Staël, s’aventurèrent hors de l’espace privé ; les passions confuses de Stendhal entre les mathématiques et le dessin, exprimées dans le symbolisme et la sublimation artistique ; le brouillard des « mille gouttelettes » du récit de voyage de Goethe, laissant entrevoir sa réflexion sur la continuité entre nature et culture, etc. Les frontières mêmes de la Révolution sont inévitablement en discussion – « Est-elle ou non "finie" en ’97 ? » –, partant de la métaphore de la tempête qui relève d’« un nouveau rapport au temps, parfois à l’insu des locuteurs, entre conscience aiguë du présent, tentation du regard sur le passé et désir d’avenir » (p. 175).

Au-delà de cette « mosaïque de fils » qui s’entremêlent dans un complexe tissage, afin d’éveiller l’attention sur cette année, le livre est une belle illustration d’une certaine poétique de l’histoire, telle que l’a définie Jacques Rancière. On comprend ainsi la fascination de l’auteure pour la calligraphie chinoise dont l’objet n’est pas « de représenter les formes et les couleurs des choses mais "de reproduire à travers le geste les rythmes et les mouvements du monde" ». Sensible à ce modèle d’écriture, elle navigue aisément dans l’interprétation des textes littéraires – son domaine privilégié – mais aussi des ouvrages scientifiques ou philosophiques afin d’y découvrir les empreintes d’un monde en profonde mutation, « comme celles que les Inuits laissent sur leur territoire » (p. 23).

Son regard sur quelques œuvres d’art apporte en discussion d’autres suggestions riches de signification. C’est le cas du portrait du député noir de Saint-Domingue, Jean-Baptiste Bellay, achevé en 1797 par Girodet. Inscrit thématiquement dans les débats de l’époque entre les abolitionnistes et les adeptes de l’esclavage, et marquant une innovation dans le langage pictural par la promotion du noir, traditionnellement une non-couleur, à côté de la couleur « élevée » du blanc, il est ainsi, selon l’opinion de l’auteure, politiquement et picturalement à l’image d’une année « entre deux eaux » (p. 207).

Reprenant et développent les interprétations des historiens de l’art tels que Jean Clair, Anouchka Vasak ne multiplie pas seulement les perspectives de son analyse. Elle tente surtout de les rapprocher autour des mêmes conclusions possibles et de franchir ainsi un pas essentiel : les changements qu’introduisent Turner ou Tiepolo dans la représentation de la figure humaine ou dans les perspectives ouvertes vers les hauteurs du ciel ou les paysages d’intérieur ne sont pas uniquement de nouvelles images qui « invitent à un autre mode de perception » du moi et du monde (p. 231). Aussi discrètes qu’elles soient, ces « embardées » dans l’histoire de la peinture ont droit de cité dans le même parcours « qui s’emploie à recenser ce qui, comme l’apparition de l’enfant de l’Aveyron dans les bois de La Caune, fait événement sans crier gare » (p. 241).

Ce type d’événement occupe une place essentielle dans l’anatomie de son livre. Il est au cœur des plusieurs chapitres : ceux autour de l’enfant sauvage d’Aveyron, de la mise en liberté de Sade et la réouverture de la maison de Charenton, où il sera de nouveau enfermé, de la grande commémoration de Rousseau à Genève, de l’apparition d’innovations techniques dans la peinture « anticipant sur des modes divers l’invention du cinéma » (p. 213), du dernier voyage de Goethe en Suisse, etc. Ces événements sont également présents d’une manière « météorique » tout au long de l’ouvrage, pour compléter la réflexion et servir de point de départ à de futures études. Il n’est pas sans intérêt de découvrir grâce à ce livre combien d’autres choses chargées d’un sens très proche dans l’annonce des futurs changements se rencontrent durant cette même année : l’apparition peut-être pour la première fois du mot « Historismus » sous la plume de Friedrich Schlegel – signe d’une nouvelle conscience historique marquée par la Révolution (p. 81) ; l’invention de l’expression « classe mitoyenne », annonciatrice de la « naissance des classes moyennes » (au moins sur le plan conceptuel) et de la fin des « hommes illustres » (p. 299).

Faut-il alors conclure de ces réflexions que l’année 1797 constitue une autre date qui mérite de se détacher du lot commun des années moins connues de la Révolution ? D’autres témoignages pourraient être mentionnés en même sens, indiquant un changement dans l’air du temps : par exemple, les impressions de Madame de Chastenay, une jeune noble bourguignonne, emprisonnée sous la Terreur et selon qui « jamais hiver n’avait été plus gai à Paris » que celui de 1796-1797, quand « le régime révolutionnaire était absolument fini » et qu’on « n’entendait plus parler […] de dénonciateurs ou de gendarmes ». Mais ce type de lecture, qui consiste à privilégier certains détails pour tirer des conclusions plus larges pourrait, s’appliquer à d’autres années, en particulier durant la période évoquée du Directoire. L’auteure d’ailleurs est loin de surestimer l’importance de 1797, admettant « ne pas s’en tenir au point, à la date précise, mais regarder "à côté", dans les coins, dans le voisinage » (p. 23-24). En effet, elle s’autorise à reconnaître dans les tableaux des Quatre Saisons de Carmontelle (1798) une nouvelle représentation du monde (p. 108), ou à évoquer d’autres frontières qui « se brouillent » également en 1800 (p. 217).

L’essentiel de la contribution d’Anouchka Vasak consiste finalement dans le défi méthodologique qu’elle relève. De ce point de vue, l’histoire météore est un modèle d’analyse dont l’intérêt dépasse largement l’année en question. Son écriture vive, imagée par le jeu de la métaphore ou de la couleur n’a pas moins la qualité de la rigueur, malgré la crainte de l’auteure de décevoir « tous les spécialistes ». Au contraire, embrasser d’un seul regard des domaines aussi variés que la littérature, l’histoire de la psychiatrie, l’histoire de la langue, l’histoire du paysage, l’histoire des femmes, l’histoire de la Révolution ou l’histoire tout court, revendiquer sans hésiter une « démarche buissonnière » (p. 302) et des choix subjectifs (p. 417) c’est battre en brèche, comme le montre Françoise Waquet (Une histoire émotionnelle du savoir. XVIIe-XXIe siècle, CNRS éditions, 2022, p. 379-381), l’ancien idéal d’un chercheur scientifique, parangon de rationalité et d’impersonnalité.

Pour Anouchka Vasak, historienne littéraire, formée dans le sillage d’Emmanuel Le Roy Ladurie et d’Alain Corbin, 1797 apparaît alors comme une « porte qui s’ouvre, une intrusion dans les représentations » (p. 57) et les sensibilités, qui peut déboucher sur bien d’autres périodes que cette seule année. Le livre invite à réfléchir à de nouvelles pistes d’analyse de l’histoire de la sensibilité individuelle ou collective et contribue à mieux comprendre des pans entiers de l’histoire culturelle, en peignant le tableau de la transition lente et ambigüe pendant laquelle un vieux monde disparaît tandis qu’un nouveau monde, celui du romantisme et de la modernité, émerge.

References

Electronic reference

Stefan Lemny, « Anouchka Vasak, 1797. Pour une histoire météore  », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since 20 octobre 2022, connection on 17 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2878

Author

Stefan Lemny

Docteur en histoire

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