L’Union du salut d’Andreï Kravtchouk. La critique du libéralisme au prisme de la révolution décembriste de 1825

DOI : 10.56698/rhc.2750

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« Je suis le Souverain et Empereur de toutes les Russies. » En déclarant solennellement ses droits à la couronne, l’Empereur Nicolas Ier lance un défi aux forces libérales de l’Empire russe : quelle que soit leur opposition, il assumera la continuité de l’État. Le rôle essentiel du souverain, joué par Ivan Kolesnikov, est ardemment défendu dans le film L’Union du salut [Soyuz spaseniya], sorti en 2019 sur les écrans russes. Grâce à un budget conséquent (près de 980 millions de roubles, soit 16,1 millions de dollars), le réalisateur Andreï Kravtchouk retrace les origines et le déroulement de la tentative révolutionnaire « décembriste », survenue le 26 décembre 1825 à Saint-Pétersbourg. Des officiers et intellectuels membres de sociétés subversives tentèrent pendant quelques heures de soulever la garde impériale pour mettre le prince Constantin sur le trône, à la mort de l’Empereur Alexandre Ier, et instaurer un régime constitutionnel inspiré de l’Europe de l’Ouest. Une tentative malheureuse et réprimée dans le sang par les gardes fidèles à Nicolas, l’héritier choisi par Alexandre, qui ouvrirent le feu à mitraille sur les révoltés. L’exécution de cinq meneurs du soulèvement contribua cependant à ériger les « décembristes » en martyrs de la cause libérale, transformant cette débâcle en mythe. L’éloge, si ce n’est l’hagiographie, des décembristes dans les cercles réformateurs russes du XIXe siècle est toutefois vivement critiqué dans le film de Kravtchouk, qui privilégie la défense du régime autoritaire tsariste contre ce qui est assimilé à une tentative de déstabilisation du pays. Un message bien accueilli par le gouvernement russe au vu de sa réception du film : le ministre de la Culture Vladimir Medinsky a en effet salué le scénario et demandé, au soir de la première, à ce que L’Union du salut soit inclus dans le curriculum scolaire1. Grâce à cet imprimatur institutionnel et à un certain succès au box-office, le film a été suivi par la série télévisée L’Union du salut, le temps de la colère, dirigée par Nikita Visotski et Ilya Lebedev, reprenant de façon plus détaillée les préparatifs et le déroulement de l’insurrection. Le soutien de Medinsky, et avec lui celui du gouvernement de Vladimir Poutine, s’explique par le message idéologique de Kravtchouk et le parallèle implicite entre cette révolution ratée et des événements de l’actualité politique russe.

Andreï Kravtchouk n’en est pas à son premier film historique, et bien que ses périodes de prédilection s’étendent du Moyen Âge à l’ère contemporaine, son combat reste le même : défendre un récit patriotique, conservateur, célébrant la Russie chrétienne et fidèle au souverain régnant. Dès 2008, Admiral réhabilite l’amiral Alexandre Koltchak, en rappelant sa lutte contre la révolution bolchevique. Koltchak, joué par l’acteur de premier plan Konstantin Khabensky, incarne un officier fidèle à sa patrie, opposé aux communistes accusés d’avoir saboté la mobilisation russe lors de la Première Guerre Mondiale. En 2016, le réalisateur revient sur les origines de la Rus de Kiev au Xe siècle avec Viking, une biographie du prince Vladimir et de sa conversion au christianisme. Vladimir, chef héroïque, lutte pour l’intégrité de son pays en émergence, repousse les envahisseurs de la steppe et n’hésite pas à braver l’empire byzantin pour envahir la Crimée. Le parallèle est évident avec l’annexion de cette péninsule par l’armée russe, survenue seulement 2 ans avant la sortie du film. L’Union du salut achève cette trilogie. Avoir choisi les premières décennies du XIXe siècle permet de décrire une Russie en pleine expansion territoriale et économique après avoir défait Napoléon, et Kravtchouk ne se prive pas de le rappeler : l’une des premières scènes se déroule ainsi en 1814, dans le Paris occupé par les troupes russes.

Cette œuvre rejoint les nombreuses productions filmiques russes consacrées au XIXe siècle, qui se multiplient depuis quelques années. Une dynamique, allant des adaptations plus ou moins fidèles à des romans d’époque – Les frères Karamazov (2008) de Yuri Moroz, ou l’interprétation libre des œuvres de Gogol dans Les chroniques de Viy (2017) d’Egor Baranov par exemple –, à la production de films grand public avec des scénarios originaux, comme Duelliste d’Alexeï Mizguirev (2016). Kravtchouk fait de la Russie de l’Union du Salut une puissance mondiale, victorieuse et prospère, et l’on peine alors à comprendre les raisons du complot décembriste. Les débats entre intellectuels « occidentalistes » et « slavophiles » sont omis, tout comme les troubles connus par le pays dans les années suivant la victoire de 1814-1815 et particulièrement la question du servage qui déchire les élites du pays entre partisans de son maintien et abolitionnistes.

Réaliser un film spécifiquement consacré à des insurgés semblerait à première vue paradoxal pour un réalisateur dont le gouvernement a recommandé l’œuvre. Les politiques enclenchées par Vladimir Poutine depuis son arrivée à la tête de la Fédération de Russie se manifestent ainsi par un renforcement de la centralisation de l’État, dans une logique verticale et autoritaire. L’ennemi construit par l’équipe dirigeante russe est aussi bien extérieur, à savoir les obstacles à la réémergence du pouvoir russe, qu’intérieur, et sont particulièrement visés les mouvements séparatistes et les libéraux favorables aux valeurs occidentales2. Le malaise du Kremlin à l’égard des mouvements révolutionnaires et de leur incidence sur l’histoire russe est d’ailleurs notable. Le centième anniversaire de la révolution d’Octobre 1917 a été ouvertement ignoré par Vladimir Poutine, faisant des bolcheviks les responsables des pertes territoriales du traité de Brest-Litovsk et de la scission du pays en républiques fédérées. Dans son discours du 22 février 2022, annonçant le début de la guerre en Ukraine, le président russe accuse ainsi Lénine d’avoir inventé l’Ukraine contemporaine, en donnant l’autonomie à des territoires jusque-là considérés, selon lui, comme russes. Or, les décembristes ne furent pas seulement héroïsés par les libéraux : les bolcheviks virent aussi en eux des précurseurs de la révolution d’Octobre3. Cette parenté supposée entre décembristes et bolcheviks est reprise par Kravtchouk mais, à l’inverse, pour mieux condamner les révolutionnaires de 1825. Les parallèles avec les moments les plus sombres de 1917 sont répétés, en insistant sur les aspects les moins glorieux de la conspiration décembriste. La révolte des soldats du régiment Semionovsky en 1820, montrée aux premiers moments du film, rappelle les mutineries de soldats de l’année 1917, ayant conduit à l’effondrement du front. Le comte Miloradovitch, un général loyal au tsar bien que sympathisant libéral, est tué par traîtrise et dans le dos alors qu’il tente de calmer pacifiquement la révolte à Saint-Pétersbourg : un renvoi direct aux exécutions d’officiers tsaristes par les communistes, lors de leur prise du pouvoir. Les comploteurs envisagent aussi d’assassiner la famille impériale par un meurtre de sang-froid, évoquant le sort qui fut réservé au tsar et à ses enfants en 1918. Ces comparaisons implicites donnent alors à penser au spectateur qu’une guerre civile sanglante aurait suivi la prise du pouvoir des libéraux, rappelant les affres de 1917 et de ses lendemains. Les sympathies de Kravtchouk ne vont pas à des comploteurs, ou à des révolutionnaires, que ce soit dans L’Union ou dans ses autres œuvres. Au contraire, sont exaltées la loyauté et la fidélité à la patrie. Dans son deuxième film, L’Italien (2005), un jeune garçon refusait de renier ses racines russes en étant adopté par des parents étrangers et partait à la recherche de sa mère. Son dernier film Palmyra (2022) rend, lui, hommage aux soldats russes déployés actuellement en Syrie.

De 1814 à 1826, le film se construit autour d’une succession de courtes vignettes centrées autour des membres de l’Union du salut, la société secrète ayant rassemblé les comploteurs. Ce choix permet de suivre en détail les intrigues des révolutionnaires, donnant l’image de comploteurs idéalistes mais amateurs, naïfs, incompétents et manipulés par d’importants personnages hostiles au prince Nicolas. Divisés, certains d’entre eux agissent comme des proto-bolcheviques tel l’intellectuel Kondraty Ryleïev qui est l’un des conspirateurs les plus ardents, mais aussi l’un des plus dangereux, voire un être instable. Le prince Trubetskoï, censé devenir un dictateur temporaire une fois Nicolas détrôné, se dérobe et se réfugie chez lui dès le premier coup de canon, tandis que Ryleïev s’agite impuissamment à ses côtés et l’implore de tuer le tsar de ses mains. Bien que Sergueï Mouraviev Apostol, personnage charismatique et au courage indéniable, provoque l’admiration en marchant seul avec le drapeau de son régiment contre l’artillerie, sa tentative s’achève de façon pathétique. Lors de son exécution, dans l’ultime scène du film, Mouraviev Apostol songe à une scène qu’il avait vécue en 1814 : l’Empereur Alexandre et le prince Nicolas avaient refusé de trinquer avec leurs officiers lors d’une parade. Plusieurs décembristes, présents dans les rangs de la garde, cultivèrent alors un certain ressentiment à l’égard du souverain. Dans l’ultime rêve de Mouraviev, le dénouement de la scène change : l’Empereur Alexandre accepte cette fois de boire avec ses hommes, à la grande joie de ces jeunes combattants. Il suffirait donc au souverain et maître de toutes les Russies de ne pas se couper de ses serviteurs, pour qu’ils restent fidèles à l’autocratie.

Sans être des anti-héros, les décembristes ne ressortent pas grandis de ce film : de jeunes gens certes bien intentionnés, mais maladroits et nocifs pour leur pays. Contre eux, Nicolas passe de l’ombre à la lumière. Frère de l’Empereur Alexandre, sa légitimité ne tient ni d’une élection, ni d’un coup de force. Il est choisi par son frère pour lui succéder car jugé le mieux à même de préserver la Russie, alors que son frère aîné Constantin s’y refuse. L’Empereur est d’abord un personnage timide, voire timoré et incertain. Toutefois, sa résolution à accepter le trône, après des semaines d’hésitation, le transforme en chef d’État prêt à protéger son pays et sa famille. À un moment fatidique du film, le comte von Benckendorff, officier loyaliste, demande à l’Empereur la permission d’ouvrir le feu à mitraille sur les rebelles. Nicolas accepte, et en prend alors l’entière responsabilité : « Tout le sang sera à jamais sur mes mains » affirme-t-il tristement… avant de donner l’ordre de tirer. Lors de son ultime apparition, il enlace son jeune fils, le futur Alexandre II : l’avenir du pays est protégé car la dynastie des Romanov perdure. Comme dans Viking et Admiral, Kravtchouk se fait le défenseur d’un pouvoir fort, dont la réaction aux troubles internes rappelle l’intransigeance actuelle du Kremlin contre ses opposants libéraux. La défense des actions de Nicolas au début de son règne est claire : il eut raison d’utiliser la force pour venir à bout d’une opposition interne, qui menaçait la stabilité du pays, en se réclamant d’idées venues de l’Occident. Une position qui rappelle ouvertement la défiance du Kremlin envers les « révolutions de couleur » libérales survenues en Ukraine et en Géorgie depuis 2005, et la répression ferme de plusieurs mouvements de protestation en Russie : en premier lieu les vastes manifestations de 2011-2012, puis celles de 2017-2018.

1 Ilya Budraitskis, « Union of Salvation. Dir. Andrei Kravchuk. Moscow: Direktsiya Kino, 2019. 136 minutes. Color », Slavic Review, volume 80, n°2

2 Jean-Robert Raviot, « Le prétorianisme russe : l’exercice du pouvoir selon Vladimir Poutine », Hérodote, n°166-167, 2017.

3 Julien Grandhaye, « La révolution au théâtre, entre histoire et mémoire. Une analyse des Décembristes de Zorine (1967) », dans Francine

Notes

1 Ilya Budraitskis, « Union of Salvation. Dir. Andrei Kravchuk. Moscow: Direktsiya Kino, 2019. 136 minutes. Color », Slavic Review, volume 80, n°2, 2021, p 392.

2 Jean-Robert Raviot, « Le prétorianisme russe : l’exercice du pouvoir selon Vladimir Poutine », Hérodote, n°166-167, 2017.

3 Julien Grandhaye, « La révolution au théâtre, entre histoire et mémoire. Une analyse des Décembristes de Zorine (1967) », dans Francine Maier-Schaffer, Christiane Page et Cécile Vaissié, (dir.), La Révolution mise en scène, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

References

Electronic reference

Ivan Burel, « L’Union du salut d’Andreï Kravtchouk. La critique du libéralisme au prisme de la révolution décembriste de 1825  », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since 15 octobre 2022, connection on 16 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2750

Author

Ivan Burel

Professeur agrégé d’histoire. Doctorant en histoire contemporaine, IRHiS – UMR 8529. Chargé de cours à l’université de Lille et à Sciences Po Lille. ivanburel.iep@gmail.com