Bodo Mrozek, Jugend Pop Kultur. Eine transnationale Geschichte

Berlin, Suhrkamp, 2019

Référence(s) :

Bodo Mrozek, Jugend Pop Kultur. Eine transnationale Geschichte, Berlin, Suhrkamp, 2019.

Texte

« Sans pop, il n’y aurait pas d’histoire du temps présent » affirmaient en 2014 Bodo Mrozek et Alexa Geisthövel dans l’introduction de leur Histoire de la pop (p. 14)1. Cet ouvrage collectif présentait un bilan, théorique et empirique, concernant la culture pop dans l’étude des transformations sociales et politiques de l’après-1945. Cinq ans plus tard, B. Mrozek poursuit la démonstration en publiant une monographie foisonnante de plus de 700 pages, dans laquelle il dresse un vaste panorama de l’émergence de la culture pop, croisée avec celle de la culture jeune, dans une étude comparative transnationale. L’ambition de l’auteur, qui se concentre sur les années allant de 1953 à 1966, est d’analyser aussi bien les protagonistes et les pratiques de ces nouvelles cultures que leurs réceptions et les discours qu’elles ont provoqués en les resituant dans leur contexte social, politique, économique et technologique. Même si tous les terrains nationaux n’ont pas fait l’objet d’une même analyse fouillée, l’ample approche comparative proposée (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Pays-Bas et, plus ponctuellement, Jamaïque) de même que l’attention portée aux mécanismes précis de diffusion et de circulations transnationales ont le grand mérite de jeter une lumière nouvelle sur des objets familiers.

Trois périodes structurent l’ouvrage, suivant un plan chronologique – dont les sous-parties s’émancipent cependant régulièrement, au risque de faire perdre parfois le fil au lecteur. La première phase est celle des années 1950, « La jeunesse et l’Etat : une topographie de la déviance (1953-1958) ». L’émergence de la culture jeune se fait au rythme de tension sociales et d’altercations violentes dans l’espace publique, avant tout urbain. Archives de procès, débats parlementaires mais aussi analyses de chansons et de films permettent de souligner les effets transnationaux de ces conflits. L’auteur montre combien il est alors question plus de bruit que de musique, dans une vision très stéréotypée et criminalisante de la jeunesse. Toutefois, les signes de reconnaissance vestimentaires d’une sous-culture urbaine, jugés localement comme déviants, deviennent à la fin des années 1950 les premiers attributs d’une mode jeune à l’échelle internationale.

Le chapitre suivant, « Rythm, Rock and Riots : de nouveaux combats culturels (1958-1961) », se concentre sur une nouvelle esthétique, avant tout sonore, qui s’impose dans l’espace urbain et médiatique. C’est le temps du rock’n’roll, du calypso, du boogie et du modern jazz, entre Europe et Etats-Unis. Rock Around the Clock de Bill Haley & His Comets (1954) se vend à près de 22 millions d’exemplaires dans le monde entier. Le développement des tournées internationales des groupes sont à la fois facteurs de diffusion mais aussi de heurts avec la police. Le développement de clubs de fans (y compris en RDA où ils prennent une dimension contestataire), de programmes de radio spécifiques, du transistor, mais aussi de la culture du DJ ou du classement des ventes favorisent la diffusion transnationale de la culture jeune. Les radios pirates, émettant illégalement en zone internationale depuis la mer du Nord, rappellent cependant que la méfiance et la résistance à cette culture jeune demeure. Des experts, dont les travaux sont traduits et circulent eux aussi, tentent de résoudre l’équation jeunesse, culture, problèmes sociaux et contribuent à la construction de la jeunesse comme entité sociale. Toutefois, les pratiques restent encore fortement socialement différenciées et très marquées par les différences d’âge.

Le dernier chapitre, « De la beat à la pop : la culture jeune pour adultes (1961-1965) » raconte comment, peu à peu, le thème de la jeunesse perd de sa dimension conflictuelle. Le twist en est, selon l’auteur, la parfaite illustration, permettant de dépasser les différences nationales, sociales et générationnelles. Les Teenager deviennent de nouveaux consommateurs. B. Mrozek décrit très clairement comment le marché du magazine pour la jeunesse et les programmes de télévision dédiés à la culture pop se mettent en place, dans un effet de concurrence mais aussi de transfert d’un pays à l’autre. Les touristes ou les travailleurs migrants jouent aussi un rôle de passeurs dans cette histoire transnationale. A l’exemple de la Beatlemania, qui structure en grande partie la période, l’auteur analyse également les liens entre médiatisation et émotions et consacre de belles pages au transfert international de pratiques affectives.

Le livre se conclut sur 1966 comme « point de fuite », lorsque culture jeune et culture pop deviennent synonymes, ayant acquis une certaine reconnaissance politique et sociale, mais alors que des évolutions sont bien entendu encore à venir. B. Mrozek s’émancipe ainsi, comme d’autres avant lui, d’une chronologie entièrement focalisée sur 1968 et les révoltes étudiantes.

Adapté d’une thèse d’histoire, soutenue à l’Université libre de Berlin, l’ouvrage impressionne par le travail d’enquête mené en amont et par l’imposante somme de connaissances dont il témoigne. B. Mrozek, actuellement chercheur au Berlin Center for Cold War Studies (BKKK) de l’Institut d’histoire du temps présent (IfZ, Munich) et de l’université Humboldt de Berlin, inscrit ses recherches dans divers champs historiographiques que l’on retrouve dans une riche bibliographie réunissant des ouvrages en anglais, allemand et français : histoire transnationale, histoire culturelle, Sound Studies, histoire du corps et des émotions, histoire des savoirs, histoire urbaine. Ses différents séjours et terrains de recherche dans les six pays étudiés lui ont en outre permis de réunir un très large éventail de sources et d’archives : disques vinyles, dont les pochettes comme les enregistrements intéressent l’auteur, films, photographies, journaux et magazines, émissions de radio, de télévision, affiches, caricatures, annonces publicitaires, mais aussi archives d’institutions publiques (archives municipales et nationales, de la BBC…) et privées (Archives des cultures jeune à Berlin par exemple). Pour l’auteur, « l’histoire ne se lit pas seulement, elle s’écoute aussi » (p. 37) – et elle se laisse voir également, pourrait-on ajouter. Les discographie et filmographie en annexe donnent un aperçu de la matière travaillée par l’auteur.

B. Mrozek ne propose pas de définition précise de ce qu’est la pop. Il reconnaît utiliser là une notion aux contours flous, renvoyant « à des phénomènes esthétiques et bénéficiant d’une diffusion massive » (p. 21) mais laissant une large place à diverses interprétations. Selon lui, la pop peut avant tout se définir par ce qu’elle n’est pas : une culture ni élitiste, ni officielle, ni « sérieuse ». Il s’est cependant attaché à suivre l’utilisation du terme même dans les sources et les archives consultées : cette utilisation s’est développée timidement depuis les années 1940, avant de prendre de l’ampleur au milieu des années 1960, pour finalement perdre sa dimension négative et péjorative. Le chercheur décrit également le passage d’une culture pop avant tout sonore vers des pratiques et des productions de plus en plus visuelles. La dimension politique de l’histoire de la pop est en outre soulignée par l’auteur, qui s’attache à suivre les processus de censure et d’interdictions qui l’accompagnent, à l’Ouest comme à l’Est, faisant corréler l’histoire de la réception de la pop et les processus de démocratisation et de médiatisation des sociétés étudiées. Nulle lecture simpliste ici cependant : la dimension raciste de certaines émeutes de jeunes est ainsi analysée à divers moments du livre.

Jonglant habilement avec un corpus de sources très variées, B. Mrozek joue de manière tout aussi aisée avec les échelles, passant sans difficulté de l’espace intime d’une chambre d’adolescent à la salle de concert, des bagarres ayant éclaté lors de la projection d’un film à Chelsea à leurs échos dans la presse internationale et aux incidents semblables survenus à Paris, Tokyo ou Bielefeld… Cette alternance constante entre le local et le global sert de cadre méthodologique au chercheur qui souhaite démontrer le lien étroit existant entre la culture pop et le processus de transnationalisation. L’étude proposée met en évidence les limites des lectures nationales des phénomènes culturels et sociaux analysés ici et prouve combien le cadre global permet de mieux comprendre des événements jusque-là étudiés de manière isolée. De nombreux exemples, décrits de manière très détaillée, ancrent, d’une part, le propos dans une approche volontairement empirique, afin de donner chair à « un discours sur la pop souvent très théorique et insuffisamment étudié » (p. 17), et permettent, d’autre part, de suivre l’émergence de nouveaux médias, de nouvelles pratiques et de nouveaux espaces qui entraînent tout aussi bien de fortes oppositions que des processus de circulations favorisant de manière décisive le développement d’une culture jeune transnationale. L’un des autres atouts du livre est d’ailleurs d’avoir intégré la République démocratique allemande dans l’espace transnational étudié. Il est en effet frappant de voir comment la jeunesse est-allemande, dans un contexte économique, politique et social si différent de celui de la RFA, a développé au quotidien des pratiques culturelles très proches des jeunes de l’Ouest, s’appropriant les mêmes goûts vestimentaires ou musicaux. Pour cela le transfert a d’ailleurs pu se faire via la Pologne ou la Tchécoslovaquie. Des échappées judicieuses vers le Japon ou la Jamaïque permettent également d’ouvrir plus largement le propos et le champ géographique.

L’originalité de cet ouvrage réside de fait principalement dans la perspective qu’il propose sur une période et des objets souvent déjà étudiés, mais dont les multiples dynamiques transnationales ont été rarement aussi précisément démontrées. Une traduction du livre en français permettrait sans nul doute de nourrir une recherche internationale renouvelée et toujours plus dynamique autour de ces questions, qui mériteraient aussi de s’ouvrir résolument à des terrains autres que les sociétés occidentales.

1 Alexa Geisthövel, Bodo Mrozek (dir.), Popgeschichte, Bielefeld, transcript, 2014.

Notes

1 Alexa Geisthövel, Bodo Mrozek (dir.), Popgeschichte, Bielefeld, transcript, 2014.

Citer cet article

Référence électronique

Caroline Moine, « Bodo Mrozek, Jugend Pop Kultur. Eine transnationale Geschichte  », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2020, mis en ligne le 26 septembre 2020, consulté le 25 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=230

Auteur

Caroline Moine

Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, UVSQ/Centre d'histoire des émotions à l'Institut Max-Planck de développement humain, Berlin