Christian Ruby, Des cris dans les arts plastiques. De la Renaissance à nos jours

Bruxelles, La Lettre volée, 2022

Bibliographical reference

Christian Ruby, Des cris dans les arts plastiques. De la Renaissance à nos jours, Bruxelles, La Lettre volée, 2022, 144 p.

Text

Le cri dans les arts plastiques évoque au premier abord la peinture éponyme d’Edvard Munch. Ce thème a pourtant fait l’objet de nombreuses représentations artistiques qu’évoque le philosophe Christian Ruby dans son essai Des cris dans les arts plastiques. De la Renaissance à nos jours (La Lettre volée, 2022), qui prend la suite de son précédent « Criez et qu’on crie ! ». Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment (La Lettre volée, 2019), attentif à la portée socio-politique du cri.

La représentation du cri est paradoxale : elle attire et rebute à la fois le spectateur. Le cri constitue une interruption d’une situation qui interpelle. Christian Ruby s’intéresse à la façon dont certains artistes ont, à partir de la Renaissance, où la référence religieuse s’estompe progressivement, mis en scène le cri dans leurs œuvres – qu’il s’agisse de peintures, de sculptures, de vidéos ou de performances –, ainsi qu’aux raisons de cet intérêt.

Le cri s’inscrit en marge de l’histoire de l’art où a longtemps dominé la culture de la « beauté idéale ». Les personnages fictionnels à la bouche ouverte en appellent alors au public et tranchent souvent avec le reste d’une peinture. Christian Ruby ne cherche pas à dresser un inventaire exhaustif de ces apparitions mais à en dégager le sens pour le spectateur, en particulier l’interpellation qu’il constitue en invitant à regarder les « drames du monde ». Il ne se limite pas une analyse interne des œuvres mais « se polarise […] sur la quadruple articulation entre ce que pense ou entend du cri celui qui le donne à voir, ce qui est donné à voir, ce qui est reçu par les spectateurs, et la médiatisation de l’exposition-institution des œuvres en cris » (p. 10). L’auteur de La Figure du spectateur. Éléments d’une histoire culturelle du spectateur (Armand Colin, 2012) se penche donc sur sa réception.

Ce n’est pas le cri religieux ou compris comme quelque-chose de sauvage ou d’instinctif qui retient l’attention de Christian Ruby mais la relation qui conduit au cri : le lien à un objet, des circonstances, ou à autrui, à un objectif (obtenir quelque chose, attirer l’attention, alarmer, dénoncer), etc. Le cri doit aussi être compris à l’aune de l’histoire de l’art et à de potentiels renvois à des œuvres antérieures. Il existe une « mémoire » du cri qui travaille l’imagination des artistes comme des spectateurs. Il convient alors d’en étudier les « transmissions » et les « ruptures ». Ainsi, si le cri est fréquemment associé à la bouche, les mains peuvent également le figurer, à l’image de ce qu’on peut voir dans Guernica de Picasso.

Le cri est profondément humain et témoigne notamment de la conscience de sa finitude, comme le montre La Mort d’Adam de Piero della Francesca au sujet du « premier » décès de l’humanité. La représentation du cri implique aussi une observation fine du visage humain. Elle varie également à travers les époques et les espaces. De manière générale, « La bouche en cri signale des causes et des menaces humaines, des nécessités de se faire entendre dans les rapports entre humains dès lors que l’on commence à comprendre que les humains sont pris dans des jeux de forces et des rapports de domination » (p. 64). Pour Christian Ruby, il existe par ailleurs des « œuvres-cris » où le cri n’est pas nécessairement central par rapport à la représentation de l’acte dénoncé, au premier chef la guerre. Le Très de Mayo de Goya est un exemple paradigmatique de ce type d’œuvre.

Christian Ruby relève parmi les principaux motifs des cris exposés par les artistes : le « désespoir, [l’]indignation, [la] résistance, [la] protestation, [la] réparation » (p. 83). Chez le spectateur, la représentation du cri et de la bouche reste l’objet de discussions esthétiques, et son appréciation s’appuie sur une mémoire ou une connaissance visuelle sur le sujet. Christian Ruby fait également remarquer que « la bouche en cri est massivement féminine » (p. 120). En termes de réception, « Le sentiment d’horreur devant une œuvre en cri décline subjectivement un basculement vers une compréhension immédiate de ce qui se joue dans l’existence humaine et que l’on a tendance à masquer » (p. 128).

En conclusion, Christian Ruby relève que : « Des œuvres, en explorant l’état du monde et des dominations, proposent ainsi des configurations de cris, indiquent des causes qui les ont suscités : colonisations, exils, enfermements, anthropocène ou capitalocène ; et ouvrent sur des réflexions philosophiques qui ne peuvent s’épargner le soin d’une attention à ces figurations adressées à des spectateurs » (p. 136). Le propos est accompagné d’une vingtaine de reproductions d’œuvres en noir et blanc qui sont l’objet d’analyses poussées. L’ouvrage se termine sur un utile inventaire des cris présentés au fil de la démonstration. Cet essai inscrit dans le domaine de l’histoire et de la philosophie de l’art pourrait être enrichi de références bibliographiques à l’histoire des émotions. Christian Ruby cherche en effet à saisir l’évolution des représentations du cri, manifestation par excellence de l’émotion, dans l’histoire et leurs significations pour les sociétés qui les ont produites. Autrement dit, un objet d’histoire culturelle.

References

Electronic reference

Benjamin Caraco, « Christian Ruby, Des cris dans les arts plastiques. De la Renaissance à nos jours », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since 30 septembre 2022, connection on 25 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2232

Author

Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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