Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité

Paris, P.U.F., 2021

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Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité, Paris, P.U.F., 2021, 369 p.

Text

Philippe Coulangeon voue une profonde admiration au fameux ouvrage de Pierre Bourdieu sur La Distinction1, qu’il tient pour un chef d’œuvre de la littérature en sciences sociales. Son opiniâtre préoccupation a été de plaider pour la durable pertinence de l’appareil théorique déployé par le sociologue français, en dépit de mutations sociétales considérables depuis les années 1960-70. Pour résumer les termes du débat brièvement, le constat d’un éclatement sans précédent des conventions en matière de goûts paraît invalider la thèse selon laquelle les codes de la classe dominante s’imposeraient toujours systématiquement en tant que « modèle légitime », de même d’ailleurs que le rôle majeur que Bourdieu conférait au « capital culturel ». Maintes enquêtes ont mis en évidence la figure de ce que l’on subsume désormais sous l’étiquette d’« omnivore » : renvoyant au fait que les pratiques culturelles des membres des classes supérieures sont de plus en plus éclectiques, entremêlant volontiers la consommation d’œuvres exigeantes et d’autres beaucoup plus populaires (de certains types de musique au roman policier ou la bande dessinée, par exemple). Le schéma bourdieusien semble totalement remis en cause par de tel constats.

Si ces dynamiques objectives ne prêtent plus à discussion désormais – et Philippe Coulangeon d’évoquer inévitablement des phénomènes de « syncrétisme assumé » et autre « hybridation des répertoires » –, en revanche récuse-t-il tout abandon d’une analyse centrée sur les antagonismes de classe, en défendant l’idée que des processus culturels demeurent au cœur des inégalités sociales. Il est intéressant de voir comment l’argumentation évolue au fil des publications. Furent par exemple un temps mises en avant des « métamorphoses de la distinction », ou encore une « ruse de la domination symbolique » qui épouserait de nouvelles formes : expression vague et guère convaincante2. Dans ce livre-ci, il est surtout question de la compatibilité entre une « culture de masse » (renvoyant tant à la massification de la production des biens culturels qu’à « l’expansion scolaire ») et la persistance de clivages de classes. Il n’est pas certain que les configurations sociétales de plus en plus individualistes, ou plutôt tissées de myriades de microgroupes (et que d’autres interpréteraient sous l’angle de la postmodernité) soient des « sociétés de masse », ce qui invoque une sorte de tout indifférencié. Mais l’on comprend la logique du raisonnement. Il convient de faire des concessions au regard d’un net déclin des attitudes clairement scindées d’antan (appréhendées en termes d’habitus) sans céder sur l’essentiel, à savoir une analyse reposant toujours sur le primat des classes sociales. L’enjeu semble indissociablement dogmatique et idéologique. Il s’agit de fournir des munitions autour de ces thèmes à une école de pensée qui a su œuvrer à sa propre reproduction au fil des décennies, en lien avec des convictions sociopolitiques très ancrées.

Les débats paradigmatiques évoqués ici ne sont pas sans intérêt du point de vue de l’histoire culturelle, en cela que cette discipline a assurément des études à produire et son mot à dire, notamment sur les phénomènes de réévaluation, d’appropriation de genres artistiques naguère dominés, ou inversement de relative diffusion de pratiques antérieurement considérées comme élitistes. À cet égard, les quatre parties de l’ouvrage de Philippe Coulangeon, qui concernent respectivement son cadre théorique entre sociologie de la culture et de l’éducation, les conséquences socioculturelles de l’expansion scolaire, les phénomènes de recomposition des frontières culturelles et enfin leurs conséquences sur le plan politique, sont de nature à nourrir la réflexion. Je songe notamment à des renvois à divers travaux faisant référence à des phases successives et in fine au « recul de la distinction savante ». Encore convient-il de souligner une divergence majeure. La culture se voit ici réduite à des questions de « cultures de classe », tandis que tout relativisme culturel, tout « culturalisme » se trouve d’entrée rejeté sur fond attendu d’accusation d’essentialisme.

Le lecteur pourra se faire une idée des types d’argumentation avancés pour tenter de contrer les affirmations de ceux qui pensent que le modèle fondateur est aujourd’hui complètement dépassé. En s’en tenant à l’exemple des phénomènes de brouillage des césures symboliques, il est par exemple mis l’accent sur des manières différentes de consommer les mêmes produits culturels (mettons des séries télévisuelles en v.f. ou en v.o.), ou une valorisation de la diversité pouvant constituer une « forme émergente » de « capital multiculturel ». Autrement dit, la différenciation sociale des usages réintroduirait de la distinction, une hiérarchisation des pratiques, par-delà des goûts partagés. Les clivages générationnels (et notamment tout ce que l’avènement de l’Internet a bouleversé) sont également pris en compte. Sans surprise, l’on retrouve les sempiternelles récriminations autour du fait que la complexité des analyses de Bourdieu ne serait pas suffisamment considérée, à commencer par ses raisonnements sophistiqués en termes d’« homologie », ou son approche « relationnelle » qui demeurerait parfaitement compatible avec les dynamiques contemporaines. Mieux, au fil d’un court passage de La Distinction, le sociologue critique aurait anticipé le phénomène de l’omnivore3.

Le procédé est bien connu. Un livre entier assène une thèse à longueur de pages mais l’on va aller chercher le petit extrait qui semble nuancer celle-ci et, en l’occurrence, donner continuellement raison à l’auteur pris en défaut d’obsolescence. Philippe Coulangeon ne procède d’ailleurs pas autrement quand il déclare à moment donné (p. 206) que « L’omnivorisation des goûts et des pratiques ne correspond pas à un simple avatar du modèle de La Distinction éternellement recommencé et vérifié sous des formes nouvelles ». L’ensemble de son ouvrage va pourtant nettement en ce sens, celui d’une permanence de soi-disant lois universelles qui auraient été mises en évidence une fois pour toutes par Bourdieu et qui demeureraient pertinentes.

1 La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de minuit, 1979.

2 Cf. Ph. Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2011 ; Ph. Coulangeon

3 Dans une perspective d’histoire culturelle, on fera remarquer qu’au début des années 1970 déjà, Peter Burke avait mis en lumière un possible goût

Notes

1 La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de minuit, 1979.

2 Cf. Ph. Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2011 ; Ph. Coulangeon et J. Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013.

3 Dans une perspective d’histoire culturelle, on fera remarquer qu’au début des années 1970 déjà, Peter Burke avait mis en lumière un possible goût hybride d’élites pour des répertoires haut de gamme et populaires dès le XVe siècle. Cf. son livre The Italian Renaissance: Culture and Society in Italy, Cambridge, Polity Press, 1999 [1972], pp. 160 sqq.

References

Electronic reference

Jean-Pascal Daloz, « Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since 30 septembre 2022, connection on 18 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2230

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Jean-Pascal Daloz

Directeur de recherche au CNRS (UMR SAGE, Strasbourg) – Faculty Fellow, Center for Cultural Sociology, Yale University

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