Le Théâtre des émotions. L’expression de l’affect dans les arts visuels

Paris, Musée Marmottan, 12 Avril-21 août 2022

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Le Théâtre des émotions. L’expression de l’affect dans les arts visuels, Paris, Musée Marmottan, 12 Avril-21 août 2022.

Editor's notes

Ce texte présente une version concise de l’introduction au catalogue de l’exposition : Collectif, Catalogue officiel, Paris, Hazan, 2022, 240 p. 35 €.

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Tristesse, joie, colère ou deuil traversent le temps. L’intérêt pour les résonnances affectives et les conflits intimes légitime une exploration de l’émotion dans les arts visuels. Le « supplice de l’innocent » par Dirk Bouts en 1475, « Le retour du fils prodigue » par Paul Rembrandt en 1662, « La liberté guidant le peuple » par Eugène Delacroix en 1830, « Le cri » par Edward Munch en 1893, autant d’œuvres montrant combien l’émotion y est présente. L’enjeu tient aux désordres intérieurs, aux troubles traversant les personnes. C’est ce sens élargi que l’exposition veut illustrer. D’où l’intérêt d’une interrogation chronologique.

La représentation médiévale de l’émotion, retenue ici comme dispositif inaugural, multiplie ces diversités. Les manifestations de l’affect se différencient de l’amour à la tristesse, de la colère à la tendresse, du plaisir au deuil. Le geste l’emporte sur la physionomie, l’attitude globale sur les traits singuliers. Chaque expression a sa règle, chaque émotion son trait fixé : la douleur se manifeste avec la tête penchée vers l’avant, main portée au cœur, comme dans la miniature du Miroir historial dit du roi Jean Le Bon, au début du XIVe siècle.

Nombre de ces repères se déplacent avec la Renaissance. L’invention de la perspective, comme l’usage plus systématique de la peinture à l’huile, renouvellent les formes expressives. Elles donnent au visage plus de relief, plus de profondeur, creusant les traits, animant la face. L’Annonciation peinte par Titien en 1535, par exemple, est largement centrée sur le visage de la vierge, au point que le rayon divin vient spécifiquement le frapper. L’émotion se resserre sur la physionomie, comme elle se resserre sur une tonalité plus personnalisée.

Les visages prennent une importance plus grande avec l’univers classique. Alors que Charles Le Brun, le peintre de Louis XIV, tente en 1692 de distinguer les Caractères des passions, non différenciées encore des émotions, en géométrisant les visages, de la tristesse à la joie, de la tranquillité à la colère, retenant les angles de direction du regard, ceux de l’inclinaison ou du redressement des sourcils. Un corpus visuel se crée, déclinant toutes les lignes possibles, celles entourant la bouche, les yeux, le front ou même le menton. La physionomie malicieuse de la mangeuse d’huîtres de Jan Steen en 1660, le visage torturé des victimes dans L’Enlèvement des sabines de Nicolas Poussin, en 1639, montrent l’engendrement de telles exigences.

L’univers classique est aussi l’initiateur d’un naturalisme inédit, celui venu d’Italie, amorcé par Le Caravage, à la fin du XVIe siècle, avec ses saints aux pieds maculés, sa vierge mourante au ventre boursoufflé, sa gorgone aux yeux exorbités ; celui venu de Lorraine, avec ces scènes de guerre, centrées sur la cruauté, gravées par Jacques Callot comme autant de terribles faits de « reportage », loin des combats quasi factices des Dieux de la mythologie ; celui encore, venu de Hollande, avec ses scènes d’intérieur, ses joies ou jouissances simples, allant de la nourriture à la boisson, des actes ménagers aux actes ouvriers, valorisant un quotidien éloigné de toute référence religieuse.

La culture des Lumières ouvre sur de nouvelles formes émotionnelles. L’instant gagne en importance, le choc en brièveté, les signaux en profondeur et en densité. La peinture du XVIIIe siècle invente des scènes nouvelles : gestes furtifs, mouvements en suspens, dont l’extrême brièveté fait toute la valeur. Peintres et graveurs s’arrêtent au moment fugitif, à « l’instant capturé », pour mieux aiguiser l’atteinte émotionnelle : l’émergence des pieds nus sous la robe, le mouvement de La Petite Jardinière de Boucher, la jambe dévoilée pour provoquer l’élan dans l’Escarpolette de Fragonard, la poitrine offerte aux mains mesureuses dans Le Tailleur pour femme de Cochin. Un univers d’émotion peut alors s’entrevoir : celui que fait miroiter le fugace, l’infime, l’inopiné.

Le romantisme accroît l’espace intérieur. Il transforme l’affect en souffrance, malheur éprouvé en solitaire, spleen incompris. Le spectateur romantique s’abandonne aux « confrontations surprenantes avec une vie secrète brusquement dévoilée ». Le saisissement y est gouffre, emportement. Les « enfants du siècle » cultivent le rêve, déçus sans doute par une réalité que la Révolution n’aurait pas su transformer. L’intériorité, surtout, porte à l’illimité. C’est la représentation du Radeau de la Méduse, transfigurée par le regard « halluciné » de Théodore Géricault, image extrême, où les anatomies convulsées, les corps à demi noyés, les résistances exaspérées, conduisent jusqu’à l’impensable. Le peintre ou le graveur se situent, pour la première fois, quasiment au-delà du sujet traité, souverains dans la traduction d’une « vision » personnalisée.

Plusieurs investigations se renouvellent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, faisant de l’émotion un objet de savoir inédit. Toutes sont liées à un profond renouvellement des sciences elles-mêmes : physiologie, anthropologie, psychologie. Guillaume Duchenne de Boulogne est le premier à bouleverser en 1862 l’approche des traits expressifs du visage. Il prétend mettre en évidence, « les lois qui régissent l’expression de la physionomie humaine », servi ici par une double instrumentation « moderne », la stimulation électrique, la photographie : excitation des muscles de la face, d’une part, observation sur la plaque photographique, d’autre part.

L’approche clinique de Jean-Martin Charcot a repensé les modes de compréhension, en imposant un fait nodal : le « trauma », trouble brutal survenu après une catastrophe, phénomène psychique dont l’existence et le mot commencent à être évoqués dans les années 1860. Il insiste sur les « états nerveux graves et tenaces » renvoyés à un symptôme générique, échappant aux repères organiques : « l’hystérie, rien que l’hystérie ». Une manière ainsi de rassembler un vaste univers émotionnel et nerveux, sous une catégorie psychique unifiée. Les corps s’agitent, se tordent, s’absentent, jusqu’à une scène finale jamais évoquée jusque-là : silhouette fortement arquée, « les reins séparés du plan du lit par une distance de près de 50 centimètres » ; un spasme fait d’une extension corporelle totale et prolongée.

Des interrogations inédites mobilisent avec insistance, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une inquiétude collective : « Les problèmes qui intéressent à la fois l’hygiène et l’économie sociale sont au nombre de ceux qui préoccupent le plus vivement les esprits de notre époque », répètent à l’envie notables et médecins. Un sentiment de déclin affleure, où convergent désolations ouvrières, éducations incertaines, maladies mal dominées, regard plus inquiet sur quelque possible délabrement des corps. D’où encore cette certitude de « calamités » menaçant la cité : alcoolisme, drogue, tuberculose, maladies infantiles, syphilis. Très marqués demeurent les ostracismes, les rejets, très aiguës les sensations de marginalisation, les revendications. Les arts visuels ne peuvent les ignorer : l’absinthe et ses buveurs, la bohème et ses « incompris », la drogue et ses « morphinés », le désir et ses malheurs, s’invitent dans l’atelier du peintre.

L’art pénètre la presse : Félicien Rops participe à la La Vie Moderne, journal qu’il a contribué à fonder dans les années 1870. Toulouse-Lautrec, au milieu des années 1890, multiplie les lithographies pour l’hebdomadaire Le Rire. Kees Van Dongen, au tournant du siècle, apporte « des dessins à L’Assiette au beurre et aux journaux humoristiques de Montmartre ». Jean-Louis Forain débute comme illustrateur, en 1876, à La Cravache parisienne et au Monde parisien, avouant « qu’il veut conter la vie de tous les jours, montrer le ridicule de certaines douleurs, la tristesse de bien des joies, et constater rudement quelquefois par quelle hypocrite façon le Vice tend à se manifester en nous ». Rien d’autre alors qu’une traduction délibérée des « émotions collectives », leurs changements, leur envahissement.

Le « théâtre des émotions » a basculé depuis le romantisme, le rôle du créateur s’est métamorphosé, la manière de montrer tend à l’emporter sur le monde à montrer. Ce qui confirme l’ascendance croissante de l’individu occidental, privilégiant plus qu’auparavant ses manières de ressentir et d’exprimer.

La première révolution, à cet égard, est celle de l’impressionnisme et sa dominance absolue accordée au sensible. La vision focalise l’éphémère, jusqu’au sentiment possible de sa précarité. Avec d’évidents contrastes selon les peintres. Monet, passant des heures à contempler « les subtils changements de couleur et de lumière » à la surface des nénuphars de son jardin japonais, suggère un univers contemplatif : « un état mystique d’union avec la nature qui lui permet de recréer un microcosme où fusionnent terre et ciel, réalité et illusion ».

Le « Futurisme » est une autre école encore, née avec le siècle. La sensation est au cœur du projet. D’où ces objets inédits aux enveloppes poreuses et aux frontières traversées : « Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur la mitraille, est plus belle que la victoire de Samothrace ».

C’est avec un contrôle de l’effervescence, que s’instaure en revanche le Cubisme : choix délibéré de refuser « l’anarchie chromatique du fauvisme ». L’univers se géométrise. Révolution décisive, accentuant la place de l’imaginaire. Ce que soulignent les premiers commentateurs insistant sur une « représentation d’un monde non plus vu, mais entièrement imaginé ». « Art pur », dit Guillaume Apollinaire « déterminant uniquement le plaisir de notre pouvoir visuel ». De l’expressionnisme au surréalisme, de l’art brut à l’art visuel, un « dedans » tout particulier, celui de l’artiste et de lui seul, s’exprime comme jamais. Les émotions y deviennent privilégiées sans aucun doute, traversant les déchirements de l’époque, comme ceux des consciences privées. Le Couple féminin amoureux d’Egon Schiele dessiné en 1915, représente l’affirmation d’une sexualité opposée aux modèles traditionnels, épousant les troubles de la société viennois au début du siècle. Détermination d’autant plus forte, ici, qu’Egon Schiele se confronte aux autorités de Bohème où il s’est installé, subit de la prison en 1912 pour « outrage à la morale publique », résiste à la suspicion des habitants.

Toute différente est l’œuvre de Salvador Dali, Projet pour Romeo et Juliette, peint en 1942, autre sujet, autre vision. Les êtres semblent ici issus d’un rêve, une manière toute personnelle d’interpréter l’histoire éponyme des deux amants. Les deux familles s’opposent en s’épuisant sur des chevaux devenus squelettes, leur haine métamorphose les visages en variant les masques d’horreur, alors que Juliette, en silhouette infime, s’efface au fond du tableau.

C’est la présence d’un trouble, d’un affect tout intérieur, sa prise en compte, qui ont fait exister un théâtre des émotions dans la peinture et son histoire. C’est sa croissante prise de conscience, son acceptation la plus intime, sa mise en visibilité systématique, au mépris des formes et des conventions les plus naturelles, qui achèvent la manière contemporaine dont la culture a su installer et conforter un tel théâtre.

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Georges Vigarello, « Le Théâtre des émotions. L’expression de l’affect dans les arts visuels », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since 30 septembre 2022, connection on 16 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=2227

Author

Georges Vigarello

EHESS