Initié dans le cadre d’une vaste étude scientifique autour de la restauration de la grande gouache découpée Fleurs et fruits menée par le musée Matisse de Nice1, un travail de recherche a visé à restituer au grand public une histoire lisible et accessible de ses collections et particulièrement de l’inscription de cette œuvre dans les diverses propositions muséographiques élaborées par l’institution depuis son ouverture, à Nice, en 1963.
Au-delà, les interrogations portent sur l’histoire du musée, sa place dans le paysage culturel des années 1960 et des premières expériences de politiques publiques de décentralisation culturelle. Au lieu d’un seul propos autour de la création et de la restauration de Fleurs et fruits, il est apparu opportun de proposer aux visiteurs une nouvelle histoire du musée, inscrite dans une optique interdisciplinaire, en explorant des sources et des fonds d’archives inédits quant à sa genèse2.
En premier lieu, la conception d’une nouvelle vitrine destinée à abriter Fleurs et fruits entre dans le cadre d’une réflexion globale sur la réhabilitation des espaces du musée, afin de faire de la rencontre avec l’œuvre un moment particulier et de redonner la primauté au sens et au souci de l’émotion. La relation privilégiée entre le public et l’œuvre est renforcée et les principes pédagogiques reposant pour Matisse sur la « nécessité d’un contact avec l’œuvre pour susciter l’immédiateté de l’expérience3 » sont mis en avant.
De 1917 à sa mort en 1954, Henri Matisse (1869-1954) trouve à Nice un cadre propice à la création d’une part importante de son œuvre. Les ateliers niçois déterminent autant de périodes de son œuvre, des intérieurs – factices – d’hôtels de la promenade des Anglais, de l’orientalisme savamment composé des appartements du cour Saleya en passant par les gouaches découpées de ceux du Régina, dans le quartier de Cimiez, où la vue lointaine et l’immensité extérieure accompagnent la création d’œuvres aux dimensions monumentales telle Fleurs et fruits (870 x 410 cm).
Cette grande gouache découpée fait partie de plusieurs ensembles d’œuvres donnés par l’artiste lui-même et ses héritiers en 19534, 19605 et 19636, lesquels fondent les bases d’une première collection installée dans une villa du XVIIe siècle transformée en un musée monographique inauguré le 5 janvier 1963. La Villa des Arènes, alors récemment acquise par la Ville de Nice, accueille cette collection singulière et au cours de ses aménagements successifs, les propositions muséographiques ont toujours été dépendantes de sa pièce maîtresse Fleurs et fruits. Œuvre incontournable, monumentale, elle est l’axe central autour duquel les circulations s’organisent, les choix d’accrochage et les écritures muséographiques se construisent.
Aujourd’hui, dans le cadre d’un partenariat avec le quotidien japonais Yomiuri Shimbun (Tokyo)7, le musée Matisse termine un chantier de restauration de Fleurs et fruits et réintègre l’œuvre dans une nouvelle vitrine conçue spécialement par l’entreprise Meyvaert (Gand, Belgique)8.
La volonté est de faire voir aux visiteurs les missions fondamentales du musée, habituellement invisibles au grand public9, ainsi les responsables leur proposent de découvrir, in situ, durant l’année 2021, la restauration se dérouler sous leurs yeux grâce à un dispositif d’atelier éphémère10 : l’histoire de l’œuvre, de sa création dans l’atelier voisin du Régina à son futur accrochage dans la nouvelle vitrine, est ainsi restituée.
Parmi les diverses expériences menées en la matière, on peut citer la très remarquée Operatie Nachtwacht que le Rijkmuseum d’Amsterdam a mis en place en 2019 autour d’un programme de recherches et de conservation visant à restaurer, en public, La Ronde de nuit de Rembrandt. En France, en 2012, à l’occasion de son ouverture, le Louvre-Lens a dévoilé « Les coulisses du musée », espace pédagogique intégré au parcours du musée où chacun a pu découvrir la restauration d’œuvres ainsi que les réserves. La même année, en Suisse, la Fondation Beyeler a mené à terme le plus grand projet de restauration de son histoire autour de l’œuvre Les Acanthes d’Henri Matisse11 au cours duquel le chantier de restauration a été réalisé dans un atelier aménagé spécialement pour le projet, accessible au public.
Ainsi, la proposition du musée Matisse se situe dans la droite ligne de ces expériences. Ce chantier global est d’une part, l’occasion de réexaminer de manière approfondie l’œuvre et, plus généralement, la technique de la gouache découpée, de prolonger les études colorimétriques en étroite collaboration avec la Fondation Beyeler et le Centre Interdisciplinaire de Conservation de Restauration du Patrimoine (CICRP-Marseille). D’autre part, il permet de s’interroger sur les choix tant de sa présentation au public dans les années à venir que de la construction d’un nouveau lien afin d’éviter, comme le soulignait Dominique Fourcade, « toute mésinterprétation de [l’] œuvre [de Matisse]12 ».
I. Matisse et l’Union méditerranéenne pour l’art moderne, les prémices d’une collection municipale
Aussi surprenant soit-il, le projet d’un musée n’a pas été une évidence. Alors que Matisse reçoit des écrivains, galeristes, musiciens, chorégraphes ou encore collectionneurs venus autant de France que des Etats-Unis ou du Japon, qu’il est très tôt célébré à travers le monde, comme un des artistes majeurs du XXe siècle, Nice tarde à le reconnaitre. À la fin des années 1940, son œuvre est mal connue dans son pays d’origine et particulièrement en province. Il faut attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour que l’institution municipale noue un lien particulier avec l’artiste, pourtant installé à Nice depuis 1917, et que le public local découvre son œuvre en premier lieu grâce à deux expositions tardives, en 1946, au Palais de la Méditerranée et, en 1950, à la Galerie des Ponchettes.
L’immense aura dont bénéficie l’artiste à l’issue de la Seconde Guerre mondiale change peu à peu la donne – notamment par l’acquisition d’œuvres par l’État – mais sans jamais combler le retard pris sur les Américains, les Russes ou les Européens du nord13. La collection de la ville de Nice prend donc forme dans un contexte particulier où peu d’œuvres peuvent encore être disponibles et surtout acquises par une collectivité.
1.L’Union méditerranéenne pour l’art moderne
Henri Matisse, lui-même, joue un rôle précurseur dans la création, à Nice, d’un premier musée d’art moderne, grâce à l’action avant-gardiste de l’Union méditerranéenne pour l’art moderne (UMAM)14.
Matisse et Bonnard, amis de longue date, qui ont notamment offert des œuvres lors d’une vente publique au profit des enfants évacués des Alpes-Maritimes, encouragent en effet à la fin du second conflit mondial la création, à Nice, d’un « Comité Consultatif des Arts Plastiques de la Ville de Nice » – appelé à devenir l’« Union Méditerranéenne pour l’Art Moderne » – visant à soutenir la création contemporaine, à l’initiative du peintre et journaliste Jean Cassarini15. L’action du comité se consacre dans un premier temps à l’organisation de deux expositions au cours du premier semestre de l’année 1946. La première exposition d’Henri Matisse à Nice a ainsi lieu du 19 février au 10 mars, au Palais de la Méditerranée. L’artiste y reprend l’approche didactique qu’il a adoptée auparavant, particulièrement à la galerie Maeght à Paris deux mois plus tôt, et présente, aux côtés des mêmes œuvres, des reproductions photographiques des états successifs de celles-ci en cours d’exécution, par exemple huit pour La France et treize pour la Blouse paysanne, montrant ainsi que ses cinquante années de travail sont l’objet d’une recherche continuelle16.
Cet événement présente un intérêt d’autant plus grand que c’est la première fois que l’œuvre de Matisse est montrée à Nice à un public peu familiarisé avec l’art moderne. En direction des « travailleurs17 », les horaires d’ouverture sont étendus en soirée répondant ainsi à la préoccupation du peintre de créer un art intelligible à tout spectateur quelle que soit sa culture. Mais si l’exposition témoigne d’un réel engagement de Matisse en faveur de l’éducation populaire18, sa réception est difficile19. Une deuxième exposition, collective cette fois, « Grands peintres contemporains », est présentée d’avril à mai 1946. Elle donne à voir Intérieur, harmonie jaune et bleu et La dame en blanc aux côtés d’œuvres d’autres grands maîtres comme Bonnard, Modigliani ou Picasso.
Les statuts associatifs de l’UMAM sont adoptés lors d’une réunion constitutive présidée par Bernard Dorival, conservateur au Musée national d’art moderne, déposés et publiés au Journal Officiel en juillet 1946. Pierre Bonnard et Henri Matisse en prennent la présidence d’honneur et participent activement à son fonctionnement. Son Comité d’honneur est composé de figures aussi importantes que Georges Salles, directeur des musées de France, Jacques Jaujard, directeur général des Arts et Lettres, ou encore Jean Cassou, conservateur en chef du Musée national d’art moderne – acteur essentiel qui procède à des acquisitions majeures d’œuvres de Matisse pour les collections nationales entre 1945 et 1947. D’autres personnalités comme Romuald Dor de la Souchère, créateur du musée Picasso d’Antibes, siègent au Conseil d’administration.
C’est dans ce contexte que l’UMAM, indépendante, organise dès 1946, en collaboration avec la Ville de Nice des expositions afin de « contribuer à la création d’un musée d’art moderne »20 pour lequel Régine Pernoud propose sa candidature. Mais la création du musée tarde à se concrétiser.
2. La Galerie des Ponchettes, un premier musée d’art moderne à Nice
Dès 1947, l’UMAM et la Ville souhaitent créer un musée d’art moderne à la Galerie des Ponchettes, alors caserne de pompiers désaffectée. Interrogé sur la démarche, Matisse approuve le projet ainsi que son emplacement en déclarant : « Vous ne pouvez pas ne pas avoir ça21 ». Il prend une part active dans les travaux d’aménagement dans ce qu’il qualifie dans une lettre adressée à Jean Médecin, maire de la ville, en juillet 1947, de « bel immeuble pouvant donner de jolies salles d’exposition sur le passage du touriste »22.
En 1949, dans une lettre qu’elle adresse à Jean Cassarini, Lydia Delectorskaya, l’assistante de Matisse, lui conseille de se distinguer des expositions parisiennes et d’offrir au public niçois constitué aussi d’hivernants un projet censé attirer « des gens qui viendront spécialement de plus loin »23 et de faire un lien avec l’exposition de Lucerne (1949)24. Y prennent part de nombreux prêteurs parmi lesquels les musées d’Amsterdam25, de Berne26, de Stockholm27 ou encore de Zurich28. La même année, Matisse est fait citoyen d’honneur de Nice.
Ouverte en janvier 1950, l’exposition inaugurale de la Galerie des Ponchettes présente une importante rétrospective des œuvres d’Henri Matisse dont beaucoup de toiles jamais exposées en France29. Le catalogue30 ainsi que les photographies d’exposition font état de trente-huit toiles accrochées, de nombreux dessins à la plume, au fusain, des tapisseries, des bronzes et des bas-reliefs en plâtre permettant de « suivre le déroulement continu de l’œuvre du maître »31. Par ailleurs, Matisse s’investit personnellement dans la présentation des œuvres. Dans une longue lettre adressée à l’architecte de la ville (Aragon) le 31 décembre 1949, il détaille le calendrier des actions à mettre en œuvre à la suite d’une visite de chantier. Matisse veille à l’opacité des fenêtres, au camouflage des appareils de chauffage, à la peinture des murs, au matériau des rideaux (en percale d’un ton clair) et donne des préconisations très subtiles quant à l’éclairage32.
Cette deuxième exposition consacrée à l’artiste à Nice est accueillie avec beaucoup d’enthousiasme par le public. Elle renouvelle l’intérêt de la collectivité à l’égard du peintre tout en suscitant un intérêt populaire et médiatique comme en atteste la présence au vernissage de Raymond Cogniat, rédacteur en chef de la revue Art ou encore d’André Warnod, critique du Figaro.
En concrétisant ainsi un tel projet muséal, « le rôle de premier plan que joue Nice dans la tradition contemporaine » s’affirme33. Par ces expositions qui témoignent d’un réel engagement de l’artiste pour la Ville où il réside depuis plus de trente ans, Matisse est donc à l’origine du premier musée d’art moderne à Nice34.
Vue de l’exposition à la Galerie des Ponchettes, 1950, Archives Henri Matisse, Issy-les-Moulineaux
3. « Nice, Travail et Joie », une affiche planétaire
Concomitamment, à l’invitation de l’UMAM et de la Ville, Matisse accepte, en 1949, de réaliser une affiche pour la promotion touristique de Nice à l’étranger. Elle est éditée par le Syndicat d’initiative de Nice alors que Jean Médecin préside le Conseil national du Tourisme.
La Nature morte aux grenades, récente composition faisant partie de la série dite des « Intérieurs de Vence », est choisie pour le visuel de l’affiche, elle est accompagnée de la mention manuscrite de Matisse « Nice, Travail et Joie » signifiant le contexte de création artistique positif que Matisse a trouvé sur la Côte d’Azur. Fidèle à une longue collaboration avec Matisse, Fernand Mourlot, l’imprimeur, est chargé de la reproduction lithographique des 15 000 exemplaires de l’affiche et de 500 exemplaires tirés sur papier du Marais et signés de la main de l’artiste. Grâce à la notoriété internationale de Matisse, un enthousiasme collectif accueille sa diffusion.
Gertrude Rosenthal, conservatrice générale du Baltimore Museum of Art, bénéficiant depuis peu de la donation des sœurs Cone, une des plus importantes collections de Matisse au monde, conclut sa lettre de remerciements par ces mots « I think the poster is very beautiful and will not only serve its purpose well, but also adds beauty to everyday life permitting the casual observer a glimpse of Matisse’s great art »35. Christina Black, une lycéenne de Stockholm écrit à Matisse pour qu’il la lui envoie ne pouvant « pas l’obtenir ici à Stockholm »36. J. R. Bessil un instituteur de Verneuil, dans l’Eure, écrit à l’UMAM le 23 novembre pour qu’on lui envoie une affiche pour ses élèves afin de « faire entrer l’art moderne par tous les moyens possibles »37 à l’école. Le 12 décembre, ayant reçu deux affiches, il remercie en ces termes : « j’en ai placé une dans ma classe où elle est invitation à la joie du travail créateur »38.
C’est à cette occasion que Matisse offre à la Ville de Nice Nature morte aux grenades ainsi qu’un ensemble d’œuvres qui constitue le point de départ de la collection du futur musée. Nature morte aux grenades est alors exposée à New York, dans la galerie de son fils Pierre39, et figure dans l’exposition du Musée d’Art Moderne à Paris en 194940. De fait, elle apparaît comme une œuvre phare du musée des Ponchettes alors en construction. La donation d’Henri Matisse à la Ville est officiellement actée en 1953 et amorce, au-delà de la seule initiative des Ponchettes, la volonté d’établir à Nice une fondation consacrée à son œuvre. Après la disparition du peintre en 1954, c’est à Amélie Matisse, son épouse, puis à Marguerite, Jean et Pierre, ses enfants, qu’a incombé la lente et laborieuse tâche de doter Nice d’une institution vouée à la diffusion et à la connaissance de l’œuvre d’Henri Matisse.
L’ensemble des archives liées à Fleurs et fruits permettent de retracer la genèse du musée et d’en proposer une nouvelle lecture.
II. Invention et histoire d’un musée-atelier
Peu après la mort de Matisse, sont esquissés différents projets de fondations aboutissant à l’inauguration, en 1963, du musée. Il ouvre ses portes dans un contexte où les musées d’art modernes, en province particulièrement, sont moins nombreux qu’aujourd’hui. La collection, qui s’étoffe au fil de la seconde moitié du XXe siècle, connait un rayonnement croissant attirant aussi bien spécialistes, qu’artistes contemporains, ou touristes venus, à Cimiez, contempler cette figure du XXe siècle41.
1. Une « bibliothèque de la couleur »
Rapidement, la famille de l’artiste lance le projet d’une fondation Matisse dans l’atelier du maître, au Régina. L’idée est de conserver en l’état le cadre dans lequel a vécu l’artiste et les œuvres qu’il y avait réunies, offrant à un public spécialisé la possibilité d’étudier à partir des pièces originales et de se livrer à des recherches sur la couleur et la lumière dans les arts plastiques grâce à l’aménagement d’une « bibliothèque de la couleur ».42. Le projet de « Fondation Henri Matisse » est donc particulièrement ambitieux pour l’époque et esquisse un musée d’étude accessible aux artistes, aux étudiants et aux jeunes chercheurs. Il répond à une préoccupation constante d’Henri Matisse d’une approche pédagogique de la connaissance esthétique reposant sur le contact direct avec l’objet pour favoriser une expérience plus approfondie43. Bien que pensée dans les détails, y compris dans son fonctionnement opérationnel, la Fondation n’a pas vu le jour44. La philosophie du musée d’étude reste cependant une des composantes essentielles du projet muséal du futur musée Matisse.
Aucun autre lieu n’étant disponible (bien qu’une autre partie des Ponchettes ait un temps été envisagée45), la famille et la Ville choisissent ensemble la villa des Arènes, toute proche du Régina, devenue définitivement propriété de la ville de Nice en 1950. Selon les termes de Marguerite, « Matisse avait distingué [cette villa] au milieu de cette campagne au point d’avoir souhaité l’habiter »46.
2. La construction d’une collection municipale
Amélie Matisse préside, avec la municipalité, à la réalisation du projet de son mari. Elle fait don à la Ville en 1960 d’un important ensemble d’œuvres comprenant notamment des peintures, près d’une centaine de dessins et autant d’objets47 dont Fleurs et fruits, qui permettent un survol représentatif de l’œuvre d’Henri Matisse. Les enfants de l’artiste complètent cet ensemble, notamment par le don de gravures, de livres illustrés, d’objets et de gouaches découpées, ainsi que d’un ensemble de travaux préparatoires à la chapelle de Vence48. Après plusieurs années de travaux (cf. supra), le désir des donateurs que l’ensemble des donations fondatrices soient présentées ensemble dans les salles du premier étage de la Villa des Arènes est enfin exaucé. Le musée ouvre ses portes le 5 janvier 1963. Sa collection constitue un ensemble patrimonial majeur pour la Ville de Nice qui porte la lourde responsabilité de la conserver et de la divulguer auprès du plus grand nombre. Non sans mal, la Ville de Nice s’acquitte de cette tâche dans un contexte de montée en puissance des collectivités locales dans la gestion des affaires culturelles49. Le musée Matisse, relevant d’une gestion municipale, est né. Son importance dans le paysage culturel des années 1960 est à souligner. Comme le rappelait Augustin Girard, créateur du comité d’histoire du ministère de la Culture, lorsqu’en 1959, l’État crée un ministère de plein exercice pour la culture « la confiance des nouveaux administrateurs dans la capacité culturelle des collectivités locales était faible. André Malraux et ses collaborateurs redoutaient que celles-ci ne se bornassent à gérer médiocrement, au jour le jour, des institutions décaties (…) sans objectifs déclarés, sans volonté d’investissement, et sans personnel compétent ni assez nombreux (…)50. »
De nombreuses personnalités assistent à l’inauguration du musée. Marc Chagall – le musée qui lui est consacré ouvre sur la même colline en 1973 – s’exclame : « Magnifique ! »51. Sont également présents Aimé Maeght, dont la fondation éponyme est inaugurée l’année suivante à Saint-Paul de Vence, Jean Cassou, conservateur en chef du musée national d’Art moderne et Gaëtan Picon, directeur général des Arts et Lettres, à qui revint la charge du discours inaugural52 :
On ne pourra plus désormais prétendre connaître l’œuvre d’Henri Matisse sans passer par le Musée de Nice […] Il faut ajouter qu’on y trouve, d’indispensables pièces d’archives pour quiconque veut connaître la peinture de Matisse, l’ensemble des études qui devaient aboutir à ce qu’il regardait comme son chef d’œuvre : la chapelle de Vence […]. L’œuvre d’Henri Matisse, poursuivit M. Picon, est, dans la peinture moderne, la seule ou presque à choisir d’être une louange du monde, un chant du bonheur humain. […] Il s’efforce de fixer la réalité non dans ses avatars mais dans ce qu’elle a d’essentiel53.
Si des observateurs évoquent le faible nombre de peintures présentées, cette assertion, longtemps tenace, est reléguée à un rang secondaire au fil du temps, l’ampleur des travaux en histoire de l’art ayant par exemple peu à peu mis en lumière l’importance des gouaches découpées dont le musée conserve des exemples significatifs comme la Danseuse créole (de grandes institutions étrangères en acquièrent alors sur le marché, comme le Stedelijk Museum d’Amsterdam qui acquiert en 1967 La Perruche et la sirène). Par ailleurs, certaines des lacunes initiales (ainsi, la faible représentation de la sculpture dans la collection) sont comblées quand le 25 juin 1979 le musée, entièrement rénové avec l’aide de l’État, accueille la donation Jean Matisse54. Ces œuvres, conservées pour une grande partie dans l’atelier d’Henri Matisse viennent renforcer la collection et sa dimension de musée atelier rappelant le vaste ensemble de médiums explorés par Matisse. C’est également, avec cette donation, l’entrée au musée de Polynésie, la mer55 ou encore de Nymphe dans la forêt56.
Au fil des années, plusieurs autres donations enrichissent les collections. Pierre Matisse, généreux à l’égard des musées du monde entier tout au long de sa vie57, fait par exemple don d’un dessin du grand Saint Dominique en 198758. La dation Pierre Matisse fait également entrer dans les collections, Femme à l’amphore59. D’autres membres de la famille font don de tissus, de costumes, d’eaux-fortes ou de lithographies et plus récemment d’un ensemble de près de quatre cents éléments de papiers gouachés découpés non utilisés par Henri Matisse dans ses œuvres60. En 2003, est aménagé un cabinet des dessins permettant d’organiser un meilleur accès à la collection d’art graphique pour les chercheurs. Cet espace garantit la conservation optimale des œuvres d’une part et rejoint l’approche didactique des origines du musée et, d’autre part, esquisse une réflexion sur le futur de la présentation de la collection61.
Conserver ce legs a toujours constitué un enjeu fondamental pour la Ville de Nice, sans toutefois qu’elle prenne toujours conscience, au gré des époques, de la contribution unique de cet ensemble à l’histoire de l’art62. Alors que les grandes collections monographiques dédiées aux figures majeures du XXe siècle sont pour beaucoup nationales, celles consacrées à Matisse sont hybrides et constellent le territoire. Elles ont un statut municipal à Grenoble, Lyon ou Nice, départemental au Cateau-Cambrésis63, et national avec le musée d’Orsay ou le MNAM. Ceux-ci sont amenés à travailler de concert avec les collectivités territoriales s’agissant de la recherche matissienne. Cette situation s’avère exceptionnelle au regard du rôle croissant que les collectivités territoriales ont eu à jouer dans le secteur culturel au fur et à mesure de la décentralisation.
3. Une collection phare, au cœur d’une politique de rayonnement internationale
Ouvert quelques années après la chapelle de Vence dont l’édification a connu un retentissement mondial, le musée Matisse porte loin le nom de Nice dès son ouverture64. Le poids historique de l’œuvre de Matisse dépassant largement le cadre des frontières, il confère de facto à la collection niçoise une présence incontournable sur la scène artistique internationale. Comme le soulignait Jacques Lepage dans Les Lettres françaises à propos de l’intérêt des collections :
Celles-ci justifient dorénavant d’inclure Nice dans un itinéraire Matisse. Aucun travail sérieux ne pourra se faire sans une visite au musée de Cimiez […]. Les objets d’art, quelques meubles, des soieries extrêmes orientales, des masques polynésiens, ont un intérêt de référence considérable car on les retrouve dans les toiles, les dessins, les gravures, mais transposés, mieux transcendés par le génie du peintre65.
L’étude des archives du musée, qui reste à effectuer de manière systématique, est à ce titre significative. Dès l’ouverture du musée, les œuvres de la collection voyagent : à titre d’exemple, pour le seul registre de l’année 196566, elles sont présentées à Boston67, Chicago68, Hambourg69, Los Angeles70, Munich71 et Paris72. Aucune exposition monographique ne se construit sans faire appel aux collections du musée qui sont parfois le cœur même des projets présentés. Cette participation essentielle à nombre de projets depuis le début des années 1960 a également conduit le musée à se doter d’un Centre de ressources important. Devenu un haut lieu de l’art moderne, le musée fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière et prend toute sa part dans la cartographie mondiale des collections matissiennes, allant jusqu’à contracter des partenariats stratégiques permettant le renouvellement de ses accrochages, comme c’est le cas avec le Centre Pompidou par exemple73.
Dans le contexte de la présentation de la collection au Japon, en 2024, on peut signaler que, depuis la création du musée, près d’une centaine d’œuvres de la collection ont été exposées à Hiroshima, Kumamoto, Kyoto, Nishimiya, Osaka, Tokushima, Yamaguchi, Yokohama, dans un pays où, dès le début du XXe siècle, collectionneurs ou étudiants exprimaient leur admiration pour Matisse :
Je crois que notre conception de l’art est totalement différente de l’idée du « Beaux-Arts », nous cherchons toujours des œuvres qui vivent, qui possèdent l’expression essentielle : aussi je crois que cette expression synthétique est une des puissances mystérieuses dans vos œuvres que je manque de trouver […] Tant de japonais admirent votre art74.
Phare culturel de la Ville de Nice, le musée est également un point d’attractivité important non seulement pour les visiteurs mais surtout pour les artistes qui visitent le musée dès son ouverture, de Claude Viallat à Ellsworth Kelly en passant par Bernar Venet et Noël Dolla75.
III. L’accrochage de Fleurs et fruits, un défi muséographique contemporain
1. Son installation dans la Villa des Arènes restaurée
C’est donc dans la Villa des Arènes, ancienne demeure privée de proportion modeste située au cœur du site archéologique de l’ancienne ville romaine de Cemenelum, qu’est décidé l’aménagement d’un musée. La ville, aux côtés de la famille, y prend toute sa part76. Au milieu d’un site patrimonial étroitement lié à l’histoire de Nice, « la magie du container »77 a toujours opéré un certain charme pour le visiteur découvrant cette villa ancienne. Elle fut cependant complexe à aménager dès ses débuts, d’autant plus qu’il s’agissait de présenter les œuvres de la collection tant à un public local, peu familier de l’art moderne qu’à un public plus avisé, soucieux par exemple de découvrir les esquisses préparatoires de la chapelle de Vence78.
Les plafonds sont restaurés, les salles d’exposition aménagées dans une lente édification que l’architecte Roger Seassal, grand prix de Rome 1913, met en œuvre. Les enfants du peintre, Marguerite en tête, sont très impliqués dans le projet comme en témoigne la correspondance abondante entre les héritiers et la ville de Nice et celle des héritiers entre eux79. Marguerite, Jean et Pierre sont particulièrement soucieux des questions muséographiques et se chargent directement de plusieurs sujets avec l’architecte comme celui de la présentation de Fleurs et fruits dans de bonnes conditions de conservation.
Cette œuvre fait partie d’un ensemble de grandes gouaches monumentales liées à une commande de céramique murale de Frances et Sidney Brody pour leur villa de Los Angeles. Si elle ne constitue pas initialement un projet pour la céramique, sa grande parenté avec l’un d’eux, la Grande décoration aux masques (conservée à la National Gallery of Art à Washington), invite à la rapprocher de cette commande. Elle est créée grâce à la technique des papiers gouachés découpés que Matisse développe dès les années 1930 et qui lui permet, à l’aide de ciseaux, de découper des formes dans des feuilles de papier préalablement gouachées. Disposant ainsi d’une palette de formes et de couleurs, l’artiste peut ainsi travailler ses compositions et les modifier à l’envi en épinglant, déplaçant, les modules sur un support à même les murs de son atelier du Regina. Dans leur état définitif, les compositions sont reportées à partir d’un calque puis contrecollées sur un support marouflé sur toile80.
Fleurs et fruits est montrée une première fois au public, en 1961, à Paris, pour l’exposition des Arts décoratifs81, après que la famille a pris à sa charge le contrecollage82. Son installation au premier étage de la Villa des Arènes relève de la prouesse technique et de conservation. On supprime les corniches de la salle Est pour faire rentrer l’œuvre là où elle est accrochée derrière des plaques de plexiglas. La famille et la ville entreprennent des démarches auprès de la société Alsthom, alors la seule entreprise possédant les moyens de réaliser un travail d’une telle envergure. Sa fixation fait l’objet d’une grande minutie de la part des héritiers et des architectes de la ville. Les minima et les maxima de températures sont contrôlés avant l’installation, on mesure le coefficient de dilatation des panneaux. Très tôt, sans que ce problème ne soit jamais résolu de façon globale, la climatisation des espaces du musée est abordée comme un élément déterminant de la conservation de la collection.
La famille prend également à sa charge la préparation des œuvres et les encadrements, opération assurée par des artisans ayant longuement collaboré avec Matisse comme Lefèbvre Foinet. Jean Matisse dessine par exemple le meuble de présentation des études pour La Danse. La fabrication de cette pièce de mobilier nécessite à elle seule l’intervention de cinq corps de métier dont un ébéniste et un bronzier. Soucieuse du résultat final et de la bonne coordination des artisans, la famille la fait fabriquer à Paris puis transporter à Nice comme le reste du mobilier conçu par la maison Dennery et qui permet notamment la présentation des objets en vitrines.
Dessin de Jean Matisse pour le mobilier du musée, Archives Henri Matisse, Issy-les-Moulineaux
En véritable scénographe, la fratrie discute le choix des baguettes d’encadrement – hésite sur le bois, la dorure à l’or fin – le renouvellement de l’air, le chauffage, l’hygrométrie. Frères et sœur échangent. Pierre, à New York, galeriste et maître dans la présentation de ses propres expositions, est régulièrement consulté et son avis de professionnel est précieux. Présent l’été, il suit les travaux du musée avec intérêt et participe financièrement comme Marguerite et Jean à cette aventure au long cours.
Patiente face au retard accumulé – l’ouverture est mainte fois reportée – et préoccupée par la qualité des reproductions des œuvres de la collection, la famille prend à sa charge l’impression du carton d’invitation réalisé par Mourlot. Il figure une partie de Fleurs et fruits, devenue dès lors un des étendards du musée. Rosamond Bernier, journaliste américaine et fondatrice de L’Œil résume, dans un long article qu’elle consacre au musée en septembre 1963, l’essence du musée :
La présentation est sobre et soignée, sans recherche d’« effets » […]. Rien en somme d’un musée-clinique, mais une succession de salles paisibles avec une vue merveilleuse […]. Le visiteur ne doit pas s’attendre à voir les grands intérieurs des débuts, les paysages fauves, les rutilantes natures mortes, mais plutôt imaginer qu’il a la chance de visiter l’atelier de Matisse83.
À l’étroit au premier étage d’une villa qui ne lui est pas entièrement consacrée84, le musée souffre dès son ouverture d’un manque de place, la muséographie devient illisible et l’urgence d’un agrandissement se fait rapidement ressentir. De plus, l’absence de réserve oblige la monstration de l’ensemble de la collection en permanence dans un accrochage saturé et dangereux pour la préservation de la collection. Noyée aux côtés d’autres œuvres et derrière des banquettes de chêne, la grande décoration n’est pas mise en valeur dans cette présentation et le visiteur, souffrant d’un manque de recul, peine à comprendre sa dimension architecturale.
Vue du musée Matisse, ca 1980, Archives du musée Matisse, Nice
2. Son installation dans l’aile moderne de Jean-François Bodin
Michel Guy, secrétaire d’État à la Culture, visite le musée en 1975 et participe à la réflexion sur son avenir et notamment sur l’engagement financier de l’État aux côtés de la ville85. Un premier réaménagement permet, dans les mêmes espaces, de présenter la collection de sculptures. Insuffisantes, les diverses améliorations apportées, alors que la collection s’enrichit, pousse la Ville à réfléchir à une transformation de fond. Un concours est lancé en 1987. Jean-François Bodin, cofondateur d’Écart international en 1979 avec Andrée Putmann, en est le lauréat. Faisant des musées un de ses domaines de prédilection, il a depuis réhabilité les espaces d’exposition temporaire du Centre Pompidou (2000), le Musée d’art moderne de la Ville de Paris (2006), le Musée national Picasso (2014).
Conscient de l’enjeu de la présentation de Fleurs et fruits, Jean François Bodin, dans les propositions qu’il formule à partir de 1987, souhaite redonner à l’œuvre son dessein originel d’élément architectural et en faire la porte d’entrée du musée, « son symbole, le tabernacle par lequel on accède (…) aux collections du musée »86. Le programme muséographique proposé consacre donc le nouveau hall d’entrée à l’accueil du visiteur autour de la vitrine monumentale de Fleurs et fruits. À l’occasion des travaux l’œuvre voyage une deuxième fois, à Venise, au Museo Correr.
Jean-François Bodin reconvertit l’ensemble des espaces existants de la villa, qui seront désormais consacrés uniquement à Matisse87, il en repense la muséographie et leur adjoint une extension contemporaine souterraine au cœur du projet du nouveau musée. L’ambition du projet est de rendre à la collection sa lisibilité et d’y orchestrer, dans un cadre architectural spectaculaire qui confronte une villa ancienne, une extension moderne, un jardin et un environnement complexe de monuments historiques, une rencontre simple et sensible.
Voisinage de l’Antiquité oblige, cette extension change de place et est plusieurs fois modifiée en cours de chantier notamment en raison de fouilles archéologiques et de la découverte de l’aqueduc romain de Cemenelum qui engendrent un retard considérable des travaux. Au terme d’un chantier titanesque et coûteux (51 890 000 francs88) de près de six ans, le musée est finalement inauguré en 1993 par le ministre de la Culture Jacques Toubon. Ce dernier souligne, dans son discours inaugural89, l’importance des crédits accordés par l’État à une époque où ils sont encore majoritairement concentrés à Paris. Des artistes comme Jean-Charles Blais conçoivent des éléments de mobilier – les luminaires dans son cas – ou encore d’œuvre intégrée à cette nouvelle architecture comme Bernard Pagès90. Des réserves, trop petites, permettent désormais des rotations dans la présentation des collections, notamment graphiques, et d’envisager une politique de conservation à long terme.
Le principe de la nouvelle aile du musée, sobre et minimaliste, permet de soutenir une politique d’expositions temporaires ambitieuses autour de scénographies qui se veulent à la fois savantes et accessibles. Dans l’article que Le Monde consacre à cette rénovation le 30 juin 1993, l’envoyée spéciale Geneviève Breerette revient longuement sur les contraintes des chantiers et en souligne les faiblesses.
3. Son installation aujourd’hui
Bien qu’offrant une meilleure mise en valeur de l’œuvre, la vitrine construite en 1993, après trente années d’usage, est aujourd’hui obsolète. « Une infestation de lépismes (dits aussi « poissons d’argent »), a dégradé le papier d’œuvre, notamment sur les bords et dans la partie basse des panneaux. S’attaquant à la cellulose, les insectes ont créé de nombreuses abrasions de surface, localement jusqu’à perforation de toute l’épaisseur du papier d’œuvre (petites lacunes) »91. Grâce au partenariat avec le Yomiuri, une restauration exigeante répondant aux normes de la conservation-restauration92 et approuvé par la commission scientifique régionale des collections des musées de France a pu être financée en vue de la présentation de l’œuvre, à Tokyo, en 2024. À cela s’ajoute la conception d’une nouvelle vitrine monumentale93 afin que Fleurs et fruits puisse être léguée aux générations futures dans le meilleur état de conservation qui soit. La restauration de l’œuvre a eu lieu in situ, au musée, en partie durant l’été 2021, au cœur d’un atelier de restauration éphémère conçu spécialement dans l’optique non seulement de montrer au grand public une opération habituellement invisible mais en plus de faciliter la diffusion de la connaissance acquise autour de cette œuvre94.
Vue de l’atelier de restauration éphémère, 2021, © Ville de Nice
Saisissant l’opportunité d’un mécénat exceptionnel, le musée Matisse a souhaité repenser sa présentation au sein de l’espace d’accueil du musée. La conception de son nouvel écrin a été confiée à l’un des spécialistes mondiaux, Meyvaert. Fondée en 1826 à Gand en Belgique, Meyvaert produit et installe des vitrines d’exposition dans les plus grands musées du monde. La nouvelle vitrine de Fleurs et fruits, unique et sur mesure, a été imaginée grâce à un dialogue entre les équipes du musée et les ingénieurs.
Un des premiers défis consistait à trouver la meilleure solution pour faire rentrer, par l’avant, les cinq panneaux de tailles différentes dans la vitrine, tout en permettant un accès à l’arrière de l’œuvre pour les équipes de conservation. Aussi, la nouvelle vitrine comporte deux portes, une sur le côté, et l’autre sur la face, correspondant au plus grand panneau. La porte en verre avant de près de 700 kg s’ouvre et se ferme par un système de vérins et permet, un à un, de rentrer les cinq panneaux de l’œuvre, individuellement accrochés sur un parapluie métallique permettant leur bonne tenue. Ils sont ensuite acheminés chacun à leur place, chaque parapluie étant équipé de wagonnets permettant son déplacement sur un rail. Cette solution permet, par ailleurs, une meilleure extraction en cas de péril.
Vue du montage de la nouvelle vitrine de Fleurs et fruits, 2022, © Ville de Nice
Autre enjeu technique, les panneaux doivent être parfaitement alignés, sans se frotter les uns aux autres, pour qu’ils ne s’abiment pas. De même, ils ne doivent pas toucher le sol pour être protégés de l’humidité et d’éventuels insectes. Aussi, un système a été spécialement développé et installé à l’arrière de l’œuvre pour maintenir les parapluies côte à côte et parfaitement alignés sans que les panneaux ne se touchent.
Il importe, de plus, que la vitrine s’intègre parfaitement dans le hall spectaculaire du musée, en respectant à la fois la vision initiale de l’architecte, tout en proposant une interprétation plus contemporaine95. À cette fin, elle est surmontée d’une vitrine lutrin visible depuis la mezzanine du niveau - 1, où seront présentés les éléments de papiers gouachés découpés non utilisés par Henri Matisse dans ses œuvres, trésors issus de la collection du musée.
Mise en valeur par un verre Saint-Gobain ultra transparent, la vitrine bénéficie d’un éclairage spécifique haut de gamme, pensé par la société ERCO (Lüdenscheid, Allemagne), qui permet de ne faire de compromis ni avec l’expérience visuelle ni avec la protection des œuvres. Les ingénieurs de l’entreprise ont en effet conçu un scénario lumineux permettant de retrouver la « vibration » des éléments de gouaches, mobiles, épinglés à même les murs de l’atelier de Matisse. Fleurs et fruits retrouve ainsi une relation privilégiée avec son public.
Enfin, un dispositif multimédia éducatif et ludique en cours de développement avec la société Mosquito (Paris) permettra, à l’issue du chantier, de proposer face à l’œuvre une table numérique tactile grâce à laquelle chacun pourra comprendre et expérimenter la méthodologie créative de Matisse à l’aide d’une bibliothèque de formes issues de l’œuvre. Les modules en papiers gouachés découpés seront reproduits et amovibles de façon que chacun puisse se les approprier, les déplacer sur un écran tactile et ainsi identifier les éléments à retrouver dans la grande composition de l’artiste incitant l’utilisateur à un travail d’attention et de reconnaissance visuelle96. Cette application sera par ailleurs un support de diffusion de l’ensemble des travaux de recherche menés afin de faciliter la compréhension de l’histoire de l’œuvre par les visiteurs.
En 2015, Umberto Eco se prêtait à un exercice de réponse à la critique du musée par Paul Valéry et tentait de brosser le portrait du musée idéal en écrivant « mon idéal est un musée qui serve à comprendre et à jouir d’un seul tableau »97. S’appuyant sur l’exemple du Printemps de Botticelli à la Galerie des Offices, il égrenait ce qui, au fil des salles, devait l’amener à une compréhension totale de cet unique tableau. Peut-être le musée Matisse embrasse-t-il cet idéal. Au fil de son parcours, le visiteur peut en effet appréhender les références aux maitres qui précèdent Matisse, ses œuvres annonciatrices, expérimentales, celles qui présentent les signes d’une innovation radicale ou encore celles de ses contemporains ou de ceux qui, plus tard, le regardèrent et lui conférèrent un héritage vertigineux. L’édification à Nice d’un musée consacré à Henri Matisse procède d’expériences primitives principalement fondées sur la volonté d’Henri Matisse et celle de quelques personnalités de faire découvrir, sur la Côte d’Azur, son œuvre et de façon plus générale l’art moderne. Dans ces premières expositions qu’il supervise tant dans le choix des œuvres que dans leur organisation, Matisse lui-même atteste l’importance du dispositif d’exposition et la nécessité de le penser avec minutie.
De fait, montrer Fleurs et fruits a, dès les origines du musée Matisse en 1963, soulevé des problèmes techniques, des problèmes spatiaux, des problèmes de compréhension par le public d’une œuvre majeure initialement enchâssée dans une salle trop petite puis qui s’est trouvée, après 1993, dépréciée par un dispositif de présentation peu adapté, alors même qu’elle avait retrouvé une place singulière dans un musée agrandi.
Au cours des deux dernières années, au terme d’un dialogue nourri par le travail mené sur les archives par les historiens et les chercheurs, Fleurs et fruits a pu bénéficier d’une restauration importante qui a permis de redécouvrir l’œuvre, de penser sa conservation future mais aussi de concevoir son nouveau dispositif de présentation. C’est par l’apport des recherches historiques sur l’œuvre, de sa création au Régina à son installation dans la villa des Arènes, que les ingénieurs, les installateurs, les régisseurs, les éclairagistes ont pu penser une nouvelle vitrine qui dans son design, sa technicité, sa praticité quotidienne, permet une meilleure conservation de l’œuvre et sa présentation augmentée.
Cette coopération de plusieurs dizaines de professionnels a par ailleurs été rendue possible par le soutien appuyé d’un mécène privé, le Yomiuri Shimbun, qui a pris à sa charge ce chantier. Ce financement a donné une impulsion forte qui a permis à la collectivité, ainsi qu’à l’État, de consolider et de compléter un budget global, tout en finançant la réinstallation d’un nouveau monte-œuvre nécessaire à l’installation de la nouvelle vitrine ainsi qu’un nouvel ascenseur favorisant – et c’est là un point essentiel – l’accès plus facile de l’œuvre aux personnes à mobilité réduite.
À l’aide d’une table tactile ludique et d’une documentation substantielle introduisant le contexte de création niçois, d’espaces où sont présentés les ateliers de Matisse, les objets venus d’ailleurs qu’il y accumulait, ses modèles, et où seront aussi diffusées demain les musiques qu’il écoutait, le musée Matisse entend retrouver, à l’aube de son soixantième anniversaire, sa vocation de musée d’étude et proposer une expérience multisensorielle devant permettre une compréhension globale de Fleurs et fruits, une percée dans l’œuvre, ouvrant et fermant la visite du musée.