Encore peu présente dans l’historiographie française, l’étude des cultures matérielles, qui embrasse aussi bien les objets que leurs nombreux usages, ou encore les récits, les gestes et les savoir-faire qui se tissent autour d’eux, a profondément renouvelé l’histoire des empires et de la colonisation et a suscité quantité d’approches1. L’histoire des empires modernes a ouvert la voie en plaçant les objets et leurs circulations au centre de l’analyse, dans une perspective fortement influencée par les méthodes et les questionnements de l’histoire économique et quantitative. L’étude de la production et des échanges d’objets à l’échelle du monde a permis d’écrire une histoire macroéconomique des circulations matérielles et de cartographier les réseaux commerciaux, de plus en plus complexes, au sein desquels ces objets circulent. À la fin des années 1980, l’ouvrage pionnier coordonné par Arjun Appadurai marque un tournant épistémologique. En proposant d’étudier la « vie sociale des choses » et d’établir, selon les termes d’Igor Kopytoff, leur « biographie culturelle »2, l’ouvrage analyse les objets non plus seulement du point de vue de leur production, mais aussi de leur réception. Les objets sont alors définis comme des « marchandises » dont la valeur et la signification changent au gré des échanges et des interactions sociales. La discipline anthropologique est à cet égard d’un apport précieux pour décrire et expliquer les comportements des consommateurs et les usages divers que les individus et les sociétés font des objets. Dans le sillage de ces approches se développe, au cours des années 1990, une histoire sociale et culturelle de la colonisation qui se déploie principalement à l’échelle du quotidien, de l’ordinaire et de l’individu et dans laquelle les objets, du bungalow anglo-indien au sari en passant par la tasse de thé ou la collection de vestiges humains, ne sont plus réduits au rang de simples accessoires ou de décor. En réconciliant l’échelle micro-historique et l’étude macroscopique des empires et de la mondialisation, l’histoire des cultures matérielles permet ainsi de s’affranchir des « récits surplombants »3 dont les histoires du monde et de la mondialisation regorgent encore trop souvent.
D’une histoire des circulations matérielles à une histoire de la consommation : la vie sociale des objets coloniaux
L’histoire des empires a étudié les circulations mondiales d’objets dès la période moderne, dans une perspective fortement inspirée de l’histoire économique. Des sources classiques comme les inventaires et les listes de marchandises fournissent alors la matière à un raisonnement de type quantitatif, afin de retracer les échanges, les circulations et les routes empruntées par les objets à travers le globe, et d’en mesurer l’évolution. Cette histoire alimente ainsi un débat important autour de l’apparition de la société de consommation, souvent associée au XXe siècle, mais qui remonterait, d’après certains historiens, à l’époque moderne4. La colonisation constitue, dans cette perspective, un phénomène déterminant : largement alimentée par la recherche de débouchés commerciaux et de matières premières, elle est également à l’origine de transferts considérables de produits, d’objets et de marchandises entre les colonies et les métropoles. Pendant la période moderne, ces produits sont principalement des objets exotiques rares et précieux, des « curiosités » qui sont détenues, collectionnées et exhibées par les plus fortunés. Codex aztèques, mosaïques de turquoise et mitres en plumes en provenance de l’Amérique espagnole, salières et olifants en ivoire ciselé de la Sierra Leone5 viennent ainsi garnir les cabinets de curiosités des princes européens. Écrire l’histoire de ces objets pourrait conduire à s’intéresser exclusivement aux élites qui les consomment, mais certains produits connaissent dès l’époque moderne un succès qui transcende les frontières sociales. Timothy Brook a ainsi montré que les chapeaux en peaux de castor canadiennes s’échangent en grand nombre dans la Delft du XVIIe siècle et que leur usage, relativement courant, n’est pas limité aux élites urbaines6. De même, les toiles d’indiennes, cotons imprimés aux motifs indiens7, et les porcelaines bleues et blanches produites dans la ville chinoise de Jingdezhen8, connaissent une vogue générale dans l’Europe moderne.
De nombreux travaux récents ont souligné la précocité des circulations matérielles liées aux empires9, circulations qui connaissent une croissance spectaculaire au XIXe siècle (malgré le peu de travaux les concernant pour cette période10), lors de l’apparition de grands empires coloniaux européens11. Pourvoyeuse d’objets en provenance de l’ensemble des régions du monde, la colonisation a également été facilitée, voire, dans une certaine mesure, permise, par les objets. Ainsi, selon Daniel R. Headrick, l’essor des impérialismes européens de l’époque contemporaine est au moins autant le produit d’innovations matérielles et techniques, que celui des motivations politiques et économiques des acteurs européens de la colonisation12. Headrick étudie le rôle fondamental d’objets aussi variés que les bateaux à vapeur, la quinine, les armes automatiques, les câbles de télégraphe ou les voies de chemin de fer dans la conquête de territoires lointains. Certains objets du quotidien comme le casque colonial, la moustiquaire ou la ceinture « anticholérique » (ceinture de flanelle censée garantir les Européens des dangers d’un refroidissement trop soudain) ont également joué un rôle fondamental dans le processus colonial, en apportant aux colons une protection matérielle efficace contre les dangers sanitaires des climats coloniaux. Les objets sont alors réinscrits dans un débat plus large autour des causes de l’impérialisme, et du poids respectif des facteurs politiques et économiques, d’une part, et des déterminismes matériels et technologiques, d’autre part, qu’Headrick appelle à reconsidérer.
Dans un mouvement inverse, certains historiens ont étudié les effets retour de l’impérialisme à travers l’afflux croissant, en métropole, d’objets en provenance des territoires coloniaux. Ces travaux ne se contentent pas d’une étude quantitative et statistique des flux commerciaux mais adoptent une « approche en termes de gestes, d’usages, de récits, soit de consommation » qui inscrit l’histoire de la culture matérielle à la croisée de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle13. Ce basculement, encouragé par les travaux anglo-saxons sur la consommation à l’époque moderne14, invite à envisager l’objet non pas seulement comme le reflet, figé et inerte, d’une société, mais comme le support de représentations, de comportements et de pratiques sociales qui évoluent constamment. Les objets sont désormais étudiés du point de vue de leur réception par le consommateur, plutôt que sous le seul angle de leur production. Cet infléchissement ouvre des perspectives nouvelles, dont les historiens anglophones de la colonisation et des empires se sont largement saisis.
Des jeux de société aux paquets de cigarettes, en passant par les boîtes en métal de thé ou de biscuits illustrées par des images d’empire, les objets constituent, selon les travaux fondateurs de John MacKenzie, autant de sources permettant de mesurer la diffusion de l’impérialisme dans les classes populaires britanniques et au sein de segments de la population que leur vie quotidienne maintient pourtant à l’écart de la réalité coloniale (même les plus jeunes sont concernés, comme l’illustre l’assiette pour bébé à l’effigie du général Kitchener, ornée de la légende « Conquer or Die », mentionnée par MacKenzie)15. Dans un ouvrage collectif dirigé par Catherine Hall et Sonya O. Rose, Joanna de Groot montre la manière dont le thé a révolutionné les habitudes de consommation des Britanniques, tout en suscitant l’apparition de nombreux rituels sociaux publics et privés, et ce dans toutes les classes sociales16. Ces travaux se heurtent cependant à une difficulté qu’avait déjà soulignée Dominique Poulot, à propos des travaux de John Brewer et Roy Porter : « comment passer du constat pur et simple de la présence ou de l’absence de biens en tels lieux à une explication des conduites ? »17. Comment rendre compte, à partir de l’étude de la diffusion des objets, de la signification et de la valeur que ces objets revêtent pour ceux qui les manipulent, les possèdent et les échangent ? Bernard Porter reproche ainsi à MacKenzie et Hall de surinterpréter l’impact culturel des produits coloniaux. Il souligne que les produits « impériaux » de tous les jours (le thé, le sucre, etc.), dont ces auteurs font l’un des signes les plus visibles de la diffusion d’une culture impériale au XIXe siècle, étaient sans doute identifiés par les consommateurs à une marque plutôt qu’à l’empire, et que la plupart de ces produits était anglicisés18. En effet, les matières indiennes sont transformées en vêtements européens et les aliments exotiques mis au goût anglais, dans un processus qui conduit à masquer leur origine coloniale. C’est le cas, d’après Porter, de la célèbre sauce worcestershire, conçue par des chimistes d’après la recette et les ingrédients rapportés du Bengale par Lord Sandys en 183519. Son origine indienne est rendue quasiment méconnaissable au goût, à l’oreille et à l’œil du consommateur britannique, par le procédé de maturation qui lui est appliqué, par le nom, très british, sous lequel elle est commercialisée, et par l’étiquette qui orne les bouteilles, au logo de la firme Lea & Perrins. Le débat historiographique engagé par MacKenzie et Porter autour de la place réelle des produits coloniaux dans l’imaginaire des Britanniques des classes populaires et de la conscience qu’avaient ces derniers de l’origine de leur nourriture20 reflète les difficultés auxquelles se heurte l’histoire sociale et culturelle de la consommation. Celle-ci court en effet le risque d’appliquer aux objets une grille de lecture sémiotique qui « considère que la signification est inscrite dans les propriétés textuelles de l’objet »21, et de sous-estimer la complexité des imaginaires des consommateurs du passé, ainsi que les emplois et les usages variables qu’ils font des objets. C’est précisément dans « la permanente instabilité des objets à travers leur recontextualisation »22 que réside la richesse d’une approche par les cultures matérielles, qui est de plus en plus souvent pratiquée par les historiens de la colonisation et des empires à travers la reconstitution de la « vie sociale » des objets coloniaux.
Ainsi, le même objet peut-il être, successivement et parfois simultanément pour les acteurs qui s’en saisissent, butin, trophée, humble objet du quotidien, œuvre d’art, relique, objet de collection, trésor. C’est le cas par exemple des bijoux, des armes, du mobilier et des livres qui composent le « trésor » d’Ahmadou Tall, saisi par Louis Archinard lors de la conquête de Ségou en 1890, et qui « de butin, deviennent trophées puis objets ethnographiques »23. Daniel Foliard retrace les significations changeantes de ces objets à travers les archives coloniales, la presse française et les archives du musée du Quai Branly, où sont exposés certains des bijoux de Ségou. Leonor Faber-Jonker reconstitue quant à elle l’itinéraire de vingt crânes appartenant à des Herero et des Nama tués lors de la guerre qui les oppose aux Allemands, entre 1904 et 190824 – restes humains qui, conservés à l’hôpital universitaire de la Charité à Berlin, ont fait l’objet d’une restitution officielle de l’Allemagne à la Namibie en septembre 2011. Leonor Faber-Jonker montre comment ces crânes furent, tour à tour, voire simultanément, trophées militaires et spécimens anthropologiques, avant de devenir, lors des cérémonies de restitution à la Namibie, symboles du génocide perpétré par les Allemands dans leur colonie du Sud-Ouest africain. Les objets, qu’il s’agisse de spécimens – qui alimentent les collections privées des savants ou celles des musées métropolitains25 – ou d’instruments26, ont également suscité une riche histoire matérielle des sciences et des savoirs coloniaux. Cette dernière envisage la construction de la connaissance par les savants comme indissociable des « choses qu’ils manipulent, qu’ils classent, qu’ils catégorisent, dont ils se souviennent, et qu’ils finissent par oublier »27.
Dans la « biographie culturelle » des objets en situation coloniale, les moments où ces objets changent de mains occupent une place particulière. En effet, étudier les circonstances des échanges matériels permet d’écrire une nouvelle histoire, « à parts égales », de la rencontre entre colonisateurs et colonisés. L’ouvrage publié en 1991 par Nicholas Thomas constitue une mise en œuvre féconde des propositions formulées par Appadurai et Kopytoff28. Dans Entangled Objects, Nicholas Thomas part du constat de « la mutabilité des objets matériels » et s’efforce de restituer le contexte social et culturel dans lequel s’inscrivent les échanges matériels entre explorateurs et marins européens d’une part, et populations océaniennes d’autre part. Il s’oppose ainsi au récit européen de la rencontre coloniale, voulant que les indigènes soient fascinés par les objets des colonisateurs et prêts à tout pour les acquérir29. Ce récit repose sur la conviction qu’ont les Européens de leur supériorité technique, et postule par ailleurs que les propriétés et les avantages offerts par les objets européens seraient immédiatement visibles et perceptibles par les populations extra-européennes. Il s’agit là, d’après Thomas, d’une erreur d’interprétation. Afin de dépasser ce point de vue téléologique et européocentré, les transactions entre Européens et Polynésiens doivent être réinscrites dans le contexte culturel de l’échange, afin de déterminer ce que les visiteurs étrangers et leurs produits représentaient pour les Polynésiens. Une telle entreprise se heurte aux lacunes des sources, qui sont pour l’essentiel produites par les Européens. Le recours à des témoignages oraux recueillis auprès de la population locale à une date ultérieure ne permet pas, d’après Thomas, de contourner cet obstacle. En effet, les descendants des colonisés déplorent la manière dont leurs ancêtres ont échangé leurs terres et leur liberté contre ce qu’eux-mêmes considèrent, de manière anachronique, comme des objets sans valeur (pacotille, colifichets, objets manufacturés). Ils alimentent ainsi l’hypothèse d’une supériorité matérielle européenne et d’un marché de dupes dont leurs ancêtres auraient été les victimes. C’est par une analyse fine et critique des témoignages de voyageurs et de marins que Thomas parvient au contraire à réinscrire les échanges matériels dans leur contexte culturel et à restituer certaines stratégies déployées par les Polynésiens. Si les Niue échangent les biens européens contre des armes (au grand dam des Européens qui leur préfèrent les denrées alimentaires), c’est sans doute, d’après Thomas, parce que les armes, même lorsqu’elles sont gravées et travaillées, ne constituent pas une valeur d’échange, et que leur don ne crée, entre les différentes parties, aucune forme de dette ou d’obligation sociale30. La nourriture, en revanche, était utilisée lors des transactions quotidiennes et lors des cérémonies, et constituait « le principal moyen d’exprimer les obligations et les affiliations sociales et rituelles dans tout le Pacifique Sud »31. C’est probablement pour cette même raison que les habitants des Marquises refusent généralement d’échanger les objets européens contre des porcs.
De même que les voyageurs européens du XVIIIe siècle peinent à saisir les significations sociales que revêtent les productions matérielles pour les populations du Pacifique avec lesquelles ils font affaire, les acteurs européens de la colonisation aux XIXe et XXe siècles se méprennent très souvent sur la signification et la valeur que possèdent certains objets aux yeux des populations africaines et asiatiques ou sur l’usage, détourné, qui en est fait. Malentendus et quiproquos abondent. C’est le cas dans le Congo du début du XXe siècle, où des Congolais vêtus à l’européenne arborent des montres cassées, qu’ils consultent régulièrement. Ce que les colons français et belges perçoivent comme une imitation ratée relève en réalité d’une contestation de la domination coloniale. En portant des montres cassées, ces hommes « refusent sans doute le temps cadencé de l’Europe » tout en « conservant la puissance de distinction » qui s’attache à cet accessoire32.
La remise en question de l’apparente évidence des objets et l’étude de leurs significations changeantes, dans le sillage des travaux d’Appadurai et de Kopytoff, ont été mises à profit durant les dernières décennies par les historiens des sociétés coloniales et des empires, qui ont utilisé les objets pour écrire une histoire sociale et culturelle de la colonisation. Ce courant, encore peu développé dans l’historiographie française, connaît un dynamisme croissant chez les auteurs anglophones.
L’histoire des objets au service d’une histoire sociale et culturelle de la colonisation
Les spécialistes de l’histoire de la colonisation et des empires ont longtemps accordé une attention secondaire aux objets. Pourtant, comme le rappelle Jean Comaroff en 1994, « les empires européens modernes […] émergèrent autant à travers la circulation d’objets stylisés que par la force brute et les décrets bureaucratiques »33. Depuis les années 1990, un nombre croissant d’historiens a entrepris d’écrire une histoire quotidienne et ordinaire de la domination coloniale, en s’appuyant sur l’étude des cultures matérielles. Le vêtement, l’habitat, l’architecture, l’alimentation, l’ameublement ont ainsi été placés au centre de l’attention. Un tel material turn est rendu possible par un changement d’échelle d’analyse : l’étude macroscopique de la colonisation comme processus militaire, économique et politique, cède ici la place à un intérêt croissant pour l’étude des sociétés qui en sont le produit. Ces dernières sont soumises à des lectures de type micro-historiques, qui s’intéressent à la manière dont la « situation coloniale », caractérisée par « la domination imposée par une minorité étrangère racialement (ou ethniquement) et culturellement différente, au nom d’une supériorité raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affirmée, à une majorité autochtone matériellement inférieure »34, se déploie au quotidien. L’étude de la culture matérielle a dès lors été mise au service, ces dernières années, d’une analyse fine des sociétés coloniales. Les objets, les usages différenciés qui en sont faits, les gestes et les savoir-faire qui s’élaborent autour d’eux, permettent notamment d’aborder la manière dont se distinguent les différents groupes sociaux en présence. L’analyse oppose généralement colonisateurs et colonisés, la race constituant la principale ligne de démarcation. L’histoire des empires modernes a ainsi exploré le rôle joué par les cultures matérielles, et notamment par le vêtement, dans la définition des identités raciales. À propos de la Louisiane sous domination française, Sophie White montre comment les Français adoptent des éléments du vêtement indien, et, inversement, comment Indiens et Franco-Indiens « francisés » s’approprient des éléments du costume européen (par exemple en nouant un mouchoir autour de leur cou)35. Les mêmes processus d’échanges sont à l’œuvre dans les empires européens du XIXe siècle. Elizabeth Collingham décrit ainsi le passage de la figure du nabab à celle du sahib, dans l’Inde britannique du XIXe siècle, selon un mouvement qui est celui d’une rigidification des frontières raciales36. Elle montre comment les fonctionnaires britanniques de l’East India Company adoptent, jusqu’aux années 1850, un certain nombre de coutumes et de pratiques corporelles indiennes, encouragés en cela par les médecins britanniques. Ils revêtent ainsi les tuniques légères et les tissus indiens, prennent des bains quotidiens et se lavent les cheveux à la manière des brahmanes (pratiques qu’ils contribuent à diffuser en métropole), consomment de la nourriture indienne, fument le hookah et s’adonnent aux loisirs locaux (parmi lesquels les spectacles de danse occupent une place de choix). Ces pratiques, qui témoignent d’une forme d’acculturation, sont remises en question après le soulèvement des Cipayes en 1857. Les Britanniques présents en Inde sont désormais contraints de se conformer à des normes vestimentaires et corporelles qui sont celles du « sahib », incarnation de la britishness : les tuniques amples laissent la place au costume noir, la sieste, le hookah et les spectacles de danse sont délaissés au profit de loisirs jugés plus compatibles avec la dignité anglo-saxonne. À l’acculturation raisonnée du début du XIXe siècle succède, chez les Anglo-Indiens, la crainte d’une forme de dégénérescence (going native) qui encourage la consommation de produits européens importés (des conserves alimentaires jusqu’à la vaisselle en porcelaine, en passant par les tenues britanniques, pourtant totalement inadaptées au climat indien). Se mêlent chez les colons, dans des proportions difficiles à évaluer, l’inquiétude sanitaire, le désir de retrouver, à l’autre bout du monde, l’environnement familier de la métropole, et la nécessité d’incarner la supériorité britannique face aux Indiens. L’analyse des pratiques corporelles est ici mise au service d’une étude de la société anglo-indienne et des rapports qu’entretiennent les différents groupes en présence, rapports qui sont en grande partie déterminés par le rapport de force inhérent à la domination coloniale. La même démarche analytique appliquée par Lisa Hellman aux commerçants européens de la Swedish East India Company installés dans les ports de Canton et Macao entre 1730 et 1830 aboutit à des conclusions très différentes37. En effet, Canton et Macao ne sont pas des colonies européennes, puisque la Chine contrôle ces deux ports, où les commerçants européens, très peu nombreux, sont tolérés dans des limites étroitement définies par les autorités locales. À partir de sources sérielles (notamment les manifestes des navires européens), et de sources émanant des négociants européens, l’auteure retrace la manière dont s’établissent les contacts quotidiens et ordinaires entre Européens et Chinois. Elle expose les innombrables transactions culturelles par lesquelles s’établit le contact, depuis l’adoption par les Chinois des sièges à haut bord qu’affectionnent les Européens, jusqu’à l’échange de tabac à priser et d’opium. L’étude de la culture matérielle devient alors le support d’une analyse des rapports de pouvoir dans un contexte multiculturel, qui postule que c’est « dans le partage d’un repas, la recherche d’un usage commun du tabac à priser ou les efforts fournis pour comprendre le choix d’un chapeau que l’on peut saisir les rouages des relations de pouvoir, et leur évolution dans le temps »38. L’un des apports majeurs de ce type d’études empiriques est d’envisager la race, la classe et le genre non pas comme des concepts statiques, mais comme des catégories dynamiques qui doivent être saisies à travers la vie quotidienne et les interactions. L’étude concrète des rencontres et des occasions de sociabilité fournit ainsi un matériau propice à l’écriture d’une histoire des sociétés coloniales attentive aux micro-transactions du quotidien. L’atmosphère qui règne lors des dîners organisés en 1769 par le marchand chinois Poankeequa, lors desquels les convives européens et chinois s’amusent de leur maladresse réciproque dans l’usage des couverts et des baguettes39, révèle ainsi un état d’esprit bien éloigné de celui qui s’exprime dans les rencontres officielles entre fonctionnaires britanniques et princes indiens, orchestrées selon un cérémonial destiné à réaffirmer l’autorité coloniale.
Si ces rencontres officielles fournissent un matériau propice à l’histoire des interactions quotidiennes, la plupart des études se concentrent sur l’espace domestique privé. L’étude des intérieurs, très développée au Royaume-Uni et aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en France40, est peu appliquée au contexte colonial. À ce titre, l’ouvrage de Robin D. Jones sur les intérieurs en Inde britannique41 est le premier à s’intéresser à l’aspect matériel des foyers coloniaux, envisagés notamment sous l’angle de leur mobilier. Il y croise histoire culturelle de la colonisation, histoire du design et histoire de la culture matérielle. En s’intéressant à la fois aux intérieurs des colons et à ceux de la classe moyenne indienne, Jones parvient à écrire une histoire des hybridations et des échanges entre Indiens et Britanniques. L’auteur ne se contente pas d’exploiter des sources classiques, comme les manuels d’économie domestique à l’usage des colons. Il estime en effet que ces sources prescriptives ont souvent été surinterprétées, au risque de simplifier les comportements individuels et de rigidifier les distinctions raciales42. Ainsi, de la même manière qu’on ne cuisine pas tous les jours les recettes publiées dans les livres de cuisine, l’analyse des manuels d’économie domestique ne permet pas d’évaluer la manière dont les lecteurs se saisissaient, ou non, de ces conseils. Afin de restituer la manière dont les individus se sont appropriés les modèles et les normes promus dans ce type de textes, Jones les confronte avec d’autres sources, notamment des photographies, des plans d’architectes, ou encore des inventaires de succession et des catalogues de ventes aux enchères, qui font l’objet d’une analyse qualitative. Il en conclut que malgré les efforts déployés par les Britanniques pour reproduire l’atmosphère familière de la mère-patrie, les intérieurs anglo-indiens, fortement imprégnés de culture matérielle indienne, constituent des espaces « inquiétants et hybrides », ni totalement occidentaux, ni complètement asiatiques43. Les foyers des membres de l’élite indienne, quant à eux, reflètent l’adoption d’une « voie médiane » qui combine l’attachement à des modes de vie et des pratiques culturelles traditionnels et la pratique d’une « culture de salon » occidentalisée44.
Décor de la vie quotidienne, le foyer est également le cadre privilégié des interactions ordinaires entre colonisateurs et colonisés, et notamment entre colons européens et domestiques indigènes. L’étude des domesticités en contexte colonial, qui connaît ces dernières années un regain d’intérêt, repose en grande partie sur l’analyse de la culture matérielle. Le prisme du genre est omniprésent dans ces travaux, ce qui s’explique par le rôle attribué aux femmes dans les sociétés européennes et coloniales du XIXe et du début du XXe siècle. Manuels d’économie domestique, vademecums, livres de cuisine, mais aussi sources intimes, parmi lesquelles mémoires, correspondances et photographies, permettent d’envisager le foyer comme le lieu où s’élaborent les « métissages du quotidien »45. Souvent centrée sur les femmes européennes46, la réflexion cherche à dégager la manière dont s’élaborent, au gré des interactions entre employeurs et domestiques, des pratiques matérielles hybrides. C’est le cas par exemple à Java, où les cuisinières néerlandaises remplacent le chou-fleur par la papaye jaune dans la préparation du « chou-fleur en crème », plat prisé en Hollande du Sud47, ou en Inde, en Malaisie et à Singapour où les cuisiniers adaptent les recettes pour satisfaire les palais britanniques, ce qui donne naissance à des plats comme le tiffin, la soupe mulligatawny ou le kedgeree48. Terrain privilégié des échanges et des hybridations culturelles, la culture matérielle peut également manifester les relations de pouvoir qui se nouent entre colonisateurs et colonisés, ainsi que les stratégies discrètes mises en place par ces derniers pour résister à leurs employeurs. Ces stratégies d’évitement, évoquées par James C. Scott, peuvent prendre la forme de menus larcins, de refus d’exécuter certaines consignes ou de dégradations de matériel49. Faire les choses à sa manière peut ainsi être une manière d’opposer une forme de résistance aux colonisateurs et l’espace intime constitue, dans les colonies, le lieu privilégié où s’élaborent, se rejouent et se négocient les frontières raciales, sociales et genrées50. Les détournements et les appropriations d’objets et de pratiques européennes par les populations colonisées suscitent d’ailleurs, de la part des colonisateurs, une angoisse qui amène à reconsidérer leur caractère accessoire et anecdotique. Les habits bariolés confectionnés par les Tswana à partir de tissus européens sèment ainsi la consternation chez les missionnaires britanniques en Afrique du Sud, qui peinent à imposer à leurs ouailles l’habit rustique en coton indigo51.
Les contemporains avaient une conscience aiguë de la charge potentiellement subversive des objets, ce qui explique la grande inquiétude qui entoure des questions apparemment anodines. En contexte colonial, en effet, le diable est dans les détails. Il se niche, par exemple, dans le type de chaussures dont le port est autorisé aux Indiens, qui varie en fonction du statut du porteur et du lieu où il se trouve52, mais aussi dans le turban imposé aux fonctionnaires indiens (et dont le lieutenant-gouverneur Eden refuse le remplacement par un couvre-chef plus simple, dans les années 1870), ou encore dans la canne du maharadja de Baroda, qui crée le scandale en se présentant lors du durbar de 1911 vêtu à l’européenne53. La charge politique des objets se lit également dans l’utilisation qu’en font les mouvements anticoloniaux du XXe siècle. Le mouvement swadeshi en Inde appelle par exemple à boycotter les tissus d’importation britannique au profit des tissus indiens et notamment du khadi tissé et filé à la main, qui constitue l’uniforme des employés et des représentants du parti du Congrès54.
L’étude des objets et des cultures matérielles, encore peu pratiquée en France, offre de riches perspectives dans le cadre d’une histoire sociale et culturelle de la colonisation. L’éventail des sources utilisées par les historiens s’est progressivement élargi ces dernières années et inclut désormais, de plus en plus souvent, des sources iconographiques. Ces dernières font l’objet d’analyses qui ont été renouvelées par les méthodes des visual studies. Les très nombreuses photographies prises aux XIXe et XXe siècles dans le contexte colonial offrent en effet un matériau privilégié pour aborder la manière dont les identités coloniales se façonnent et se reconfigurent dans l’interaction constante avec les objets. À travers l’étude d’albums photographiques réalisés au début du XXe siècle par des colons européens et des familles de l’élite javanaise aux Indes néerlandaises, Susie Protschky souligne ainsi l’importance du rituel du thé dans la mise en scène des identités raciales, sociales et genrées55. Ces photographies révèlent également la manière dont le thé agit comme un vecteur de cohésion familiale, et leur étude fait apparaître une solidarité de classe entre les élites javanaises et les colons européens, par-delà les frontières raciales. Si le contenu des photographies coloniales constitue un matériau précieux, ces documents doivent également être envisagés comme des objets à part entière, dont l’histoire reste encore largement à écrire. Elizabeth Edwards, historienne de la photographie anthropologique, appelle ainsi à en faire la « biographie sociale », attentive au contexte et aux conditions de leur production, de leur circulation et de leur réception56.
La majorité des images étudiées par Susie Protschky et Ann Laura Stoler sont prises par les colons qui demeurent, longtemps, les seuls à posséder un appareil photographique. Si les colonisés y sont également représentés, il s’agit souvent de domestiques photographiés dans le cadre de leur activité professionnelle, dans une mise en scène sur laquelle ils n’ont aucune prise. L’utilisation de ces photographies pour écrire une histoire des domesticités coloniales soulève un certain nombre de problèmes d’interprétation, au même titre que celle des sources manuscrites émanant des colonisateurs. Le recours à d’autres types de sources permet de mesurer l’écart entre l’expérience et les représentations des colons et celles de leurs domestiques. Ann Laura Stoler a ainsi comparé les témoignages d’anciens colons hollandais à propos de leur enfance à Java et celui d’une domestique javanaise s’occupant d’enfants hollandais. Les objets y occupent une place différente et suscitent des formes de remémoration très éloignées. Chez les colons, le souvenir des objets et de la vie quotidienne de leur enfance javanaise engendre une profonde nostalgie, et nourrit des évocations qui font une large place aux expériences sensorielles et au rapport affectif et intime entretenu avec leurs nourrices57. L’un des individus interrogés par Stoler se remémore ainsi la manière dont sa nourrice le portait « complètement contenu dans son slendang [châle], dans le creux de son bras, tout contre son corps, bercé au rythme du lent balancement de sa démarche, le tissu léger de son kejaba [chemisier] frôlant doucement ma joue ». Pour la nourrice dont Stoler a recueilli le témoignage, en revanche, les choses semblent surtout composer le cadre d’une existence faite de contraintes répétitives. Elle dresse ainsi un tableau purement factuel de son emploi du temps, dépourvu de toute charge affective (« À dix heures du soir, je revenais et lui donnais quelque chose à boire, un peu de lait, puis je changeais ses vêtements, si certains vêtements étaient mouillés, vous voyez… puis je retournais à l’arrière de la maison [dans les quartiers des domestiques] »58). Cet exemple aux allures de mise en garde méthodologique rappelle, une fois de plus, la nécessité d’envisager les objets à la lumière des expériences individuelles et subjectives. Les apports de l’anthropologie s’avèrent, en cela, précieux.
Une histoire des objets sans les objets ?
Longtemps adossée à l’analyse des inventaires après décès, l’histoire des cultures matérielles, envisagée dans un contexte colonial, a mobilisé ces dernières années une grande variété de sources. Manifestes de cargaison, catalogues de ventes aux enchères, inventaires de succession et publicités y voisinent avec les manuels d’économie domestiques, mémoires, correspondances, journaux intimes, romans, cartes postales et photographies. Mais les grands absents de cet inventaire documentaire sont les objets eux-mêmes. En 2014, lors d’un entretien accordé à la revue Socio-Anthropologie, Daniel Roche soulignait le paradoxe qui résidait dans le fait de travailler sur les objets sans les objets59. L’historien dispose, certes, d’« images qui présentent ou exposent les objets », mais il s’agit d’une représentation médiatisée. Le relatif désintérêt de l’historiographie française pour les cultures matérielles ordinaires, surtout au XIXe siècle, s’explique ainsi peut-être, d’après Manuel Charpy, par la difficulté des historiens à accéder aux objets mêmes dont ils font l’histoire. En effet, il n’existe pas en France d’institution de conservation semblable au Victoria & Albert Museum de Londres, dont les collections permettent de « recomposer le paysage matériel du XIXe siècle anglais »60. L’apport de l’anthropologie à l’étude des cultures matérielles a été démontré ces dernières années par la publication d’un certain nombre de travaux qui adoptent un point de vue pluridisciplinaire. L’anthropologue Daniel Miller défend ainsi un éclectisme méthodologique qui croise histoire, archéologie, géographie, design et littérature61. L’anthropologie revêt cependant une importance particulière car elle permet d’approcher de plus près la signification changeante que les objets revêtent pour ceux qui les possèdent, les utilisent et les manipulent au quotidien.
Est-il possible d’écrire une histoire du vêtement en Inde sans avoir fait l’expérience du port du sari ? Christopher Bayly, dans l’étude qu’il consacre aux origines du mouvement swadeshi en Inde, s’attarde sur l’apparence physique du sari, et sur sa matérialité62. La manière complexe dont on le noue, les impairs et les faux-pas qui naissent de la mauvaise maîtrise du vêtement, ainsi que les sensations qui naissent à son contact (chaleur, transpiration) alimentent une riche étude sur les significations sociales et culturelles du sari. De la même manière, l’ouvrage collectif dirigé par Elizabeth Edwards, Chris Gosden et Ruth B. Phillips en 200663 croise les méthodes de l’anthropologie, de l’histoire de l’art et de l’archéologie. Les auteurs postulent que « le colonialisme était expérimenté à travers de multiples formes de perception sensorielle » et que « les différences de statut, de classe et de caste étaient créées et représentées non seulement à travers le vêtement, l’habitat, les formes de représentation et l’organisation du paysage, mais également à travers la nourriture, les odeurs, les sons et les contacts corporels avec lesquels les objets étaient, et sont encore, profondément enchevêtrés »64. L’ouvrage défend une approche « multisensorielle » et cherche à restituer la complexité des rapports que les individus entretiennent avec les objets, sans se limiter aux sens de la vue et de l’ouïe, qui ont acquis une certaine primauté au sein des cultures occidentales65. Les bouleversements engendrés par la colonisation au Ghana se lisent ainsi dans l’introduction d’objets européens manufacturés porteurs d’expériences sensorielles nouvelles et parfois désagréables. C’est le cas, d’après un témoignage, du verre à eau associé à une sensation d’instabilité, de malaise et de grossièreté par opposition à la calebasse, qui nécessitait l’usage des deux mains et procurait à son utilisateur une sensation d’équilibre et une impression de plaisir et de rajeunissement66. Le port de pantalons cousus de style européen suscite, d’après un autre témoignage, démangeaisons et anxiété, par opposition aux vêtements tissés de fabrication locale (kete), qui procurent à leur porteur assurance et solennité, tout en encourageant une démarche fière et altière67. Le raisonnement anthropologique mis en œuvre dans les exemples qui précèdent présente, lorsqu’il est appliqué à des périodes reculées, un certain nombre de risques associés à la méthode « rétrospective » (upstreaming). En effet, tenter de restituer, à la lumière des pratiques contemporaines, la gamme infinie des rapports que les individus du passé entretenaient aux objets fait courir à l’historien le risque de l’anachronisme et de la téléologie. Les sources textuelles fournissent néanmoins des renseignements qui pallient, dans une certaine mesure, l’absence des objets et de ceux qui les ont utilisés. Ainsi, les analyses de Sophie White concernant l’usage du vêtement dans la Louisiane coloniale reposent sur des descriptions textuelles et iconographiques produites par les contemporains et attentives aux qualités tactiles et visuelles des vêtements, à la manière dont ils sont tissés, coupés et assemblés, aux matériaux qui les composent et aux savoir-faire qui interviennent dans leur fabrication68.
Les objets du passé impérial sont-ils, d’ailleurs, perdus pour toujours ? L’archéologie des empires coloniaux suggère que rien n’est moins sûr. Le colloque organisé en 2012 au Musée du Quai Branly autour de l’archéologie de l’esclavage colonial propose ainsi de riches pistes d’enquête69. Les fouilles menées à partir des années 1990 dans les départements d’Outre-mer et dans les Caraïbes ont permis de restituer des pans entiers de la culture matérielle des sociétés esclavagistes. Si les vestiges laissés par les propriétaires d’esclaves (habitations sucrières, églises, fortifications, etc.) sont plus nombreux et plus faciles d’accès, les fouilles ont également permis d’acquérir une meilleure connaissance des conditions de vie des esclaves, de leur habitat, de leur mobilier domestique, des ustensiles à leur disposition, de leurs habitudes alimentaires, voire de leurs pratiques religieuses. Ces nouvelles perspectives demeurent très peu explorées pour la période contemporaine, même si des chantiers récents, comme la fouille du Lazaret de la Grande Chaloupe à la Réunion, suggèrent leur richesse.