Le sexe tarifé demeure un objet d’études et un sujet médiatique essentiellement centré autour de la condition féminine. Le manque d’attention portée sur les travailleurs du sexe s’explique généralement par leur nombre restreint en comparaison de leurs homologues féminines. Plus encore, la prostitution des femmes a fait l’objet de débats houleux entre théoriciennes féministes depuis la fin des années 19601.
Certaines études font pourtant état de la pratique de la prostitution masculine dans de nombreuses sociétés2, depuis la Grèce antique3, en passant par le Paris interlope de la Belle Époque4, jusqu’au Brésil urbain des années 19905 et la banlieue londonienne des années 20006. Néanmoins, le champ de la recherche reste peu développé et porte surtout sur le contexte occidental urbain7. Les études japonaises, quant à elles, se sont surtout penchées sur la prostitution féminine réglementée8. La prostitution masculine a pour sa part fait l’objet d’études s’inscrivant dans la période japonaise prémoderne (1603-1867)9 ou l’après-guerre10 : l’ensemble de la période japonaise moderne (1868-1945) constitue un hors-champ de la recherche à ce sujet.
Il convient toutefois de contextualiser les pratiques du sexe tarifé, les régimes de genre et les conduites sexuelles propres à chaque aire culturelle et historique11. Ce qu’on entend aujourd’hui par « prostitution masculine » provient du discours sexologique occidental sur l’homosexualité de la fin du XIXe siècle12. L’homosexuel, devenu selon la formule de Michel Foucault une « espèce »13, impliquait l’élaboration d’une identité sexuelle inversée de la norme hétérosexuelle. Au début du XXe siècle, la prostitution masculine en Europe était entendue comme une conduite sexuelle effectuée par des hommes travestis en femmes14 : une calamité sociale explicable en raison soit d’une déviance, soit de contextes économiques défavorables15. Néanmoins, elle n’a presque jamais fait l’objet de débats publics et a demeuré un tabou à cause de son lien étroit avec l’homosexualité.
Cette contribution s’attache à mettre en lumière la prostitution masculine dans la presse japonaise de l’entre-deux-guerres, moment où est abordé le sujet pour la première fois. Cette question n’a encore jamais fait l’objet d’une étude spécifique. Nous commencerons par historiciser la pratique du sexe tarifé des « hommes », pour ensuite présenter ce que les sources journalistiques de l’époque peuvent nous apprendre sur leurs praxis.
Quelle histoire de la prostitution masculine au Japon ?
Une composante normative de l’érotisme (1603-1867)
Durant la période prémoderne (1603-1867) – dite période d’Edo16 – certaines formes de prostitution masculine constituaient des pratiques sexuelles normatives. Elles s’inscrivaient dans une voie érotique nommée wakashudô (voie des éphèbes). Les wakashu (éphèbes) étaient des jeunes hommes qui n’avaient pas encore effectué la cérémonie de passage à l’âge adulte genpuku17. Ils constituaient une catégorie de genre à part qui jouissait d’une appréciation esthétique et érotique comparable à celles des femmes des quartiers rouges (yûjo)18. Les wakashu pouvaient être la cible d’un désir aussi bien masculin que féminin19. Au même titre que la prostitution des yûjo, la prostitution des wakashu était organisée au sein de quartiers spécialisés situés à l’écart des centres-villes20. Les établissements spécialisés étaient nommés kagema jaya (maisons de thé de kagema) en raison du nom des prostitués qui y officiaient : les kagema (littéralement « [ceux qui demeurent] dans l’ombre »), généralement des wakashu encore apprentis acteurs de kabuki. Véritables maisons de passes, ces établissements se trouvaient dans les grands centres urbains, auprès des auberges-relais le long des routes et jusque dans les ports, attestant de leur succès auprès de toutes les couches de la population. La prostitution masculine qui échappait à la surveillance shogounale était moins soumise à sanction que celle des yûjo et s’est développée avec plus de tolérance dans les quartiers urbains non autorisés21. Si elle a connu son apogée au milieu du XVIIIe siècle, elle a par la suite subi les sévères réglementations des réformes de l’ère Tenpô (1841-1843)22, jusqu’à pratiquement disparaître à l’aube de la période moderne (1868-1945).
La loi du silence (1868-1945)
En continuité avec la politique shogounale de l’ère Tenpô, la restauration de Meiji (1868-1912) a accru la réglementation de la prostitution tout en entérinant l’illégalité du statut du travailleur du sexe. La modernisation du Japon s’est accompagnée d’une occidentalisation partielle de sa société, de sa culture et de ses mœurs, instaurant un État-nation sur le modèle des puissances coloniales européennes. L’élaboration du registre d’état civil (koseki), en établissant la bipartition de la société selon le sexe anatomique, a relégué au passé les anciennes catégories de genre. La distinction entre wakashu et homme adulte a en conséquence disparu. Les relations homoérotiques ont également été reléguées au statut de « comportements barbares ». La pratique de la sodomie (keikan) est devenue répréhensible d’une peine de prison en vertu du Code révisé (Kaitei ritsuryô) de 187323, code d’inspiration prussienne24. Cette loi a toutefois été abrogée par le Code pénal de 1882. Ce code prenait pour modèle le code napoléonien qui ne condamnait pas pénalement les comportements homoérotiques en tant que tels. La sodomie se rangeait dorénavant dans la catégorie des « actes obscènes » (waisetsu no shogyô) – par l’intermédiaire des articles 346 et 347 – parmi d’autres pratiques sexuelles qui n’entraient pas dans le champ de la norme hétérosexuelle procréative25. Les hésitations du droit reflètent une mise à l’index sinueuse des conduites homoérotiques. Il est en revanche plus compliqué de rendre compte des pratiques homoérotiques réelles.
La prostitution féminine a fait l’objet d’une réglementation par le nouvel État-nation japonais. Selon le règlement de surveillance de la prostitution réglementée (shôgi torishimari kisoku) de 1900, les prostituées devaient être affiliées à une maison close figurant sur les registres de l’État. Elles étaient soumises à des contrôles médicaux réguliers et étaient interdites de quitter leur quartier réservé ou d’exercer une autre profession26. Le « délit pour prostitution illégale » (mitsuinbai) concernait les travailleuses du sexe qui n’étaient pas affiliées à des maisons closes réglementées27. Officiellement, seules des femmes pouvaient être inscrites dans les registres de la prostitution réglementée. Ainsi, la prostitution masculine se trouvait dans un flou juridique et pénal dans la mesure où elle relevait d’un impensé28. Toutefois, cela ne signifiait pas que les travailleurs du sexe jouissaient d’une plus grande liberté, bien au contraire. Ce que nous apprend le discours officiel, c’est qu’il était inenvisageable pour l’idéologie d’État qu’un individu de sexe masculin puisse s’adonner à la prostitution. Si l’exploitation sexuelle des hommes constituait ainsi un hors-champ juridique, cet hors-champ appuyait l’idée de la domination matérielle des hommes sur les femmes.
Néanmoins, la période moderne est loin de constituer un bloc monolithique. Elle se compose des ères Meiji, Taishô (1912-1926) et Shôwa d’avant-guerre (1926-1945), correspondant chacune à différentes phases « d’occidentalisation » du Japon. La condamnation juridique et morale des conduites homoérotiques, ainsi que le régime de genre qui les englobe, ne se sont mis en place que progressivement – et sans doute jamais totalement. Les pratiques de l’entre-deux-guerres, comme nous le verrons, témoignent de cette ambiguïté.
Une mise en lumière (1945-1952)
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la prostitution masculine est devenue un thème de société copieusement commenté par la presse. Un terme a émergé afin de pointer le phénomène : danshô (littéralement « prostitution masculine »), qui désignait alors les travailleurs du sexe travestis du parc d’Ueno, à Tokyo. Les danshô sont apparus comme la représentation la plus visible de l’homosexualité masculine dans le Japon de l’après-guerre29. Leur « découverte » s’est faite à la suite d’une rixe avec des policiers la nuit du 22 novembre 1948 dans le parc d’Ueno, par la suite relayée à grand frais dans la presse. Dès lors, les médias, pris de passion pour les danshô, leur ont consacré un nombre pléthorique d’articles, de tables rondes et d’entretiens jusqu’au début des années 195030. L’intérêt médiatique pour ces travailleurs du sexe a pris place dans un contexte de reconstruction du Japon sous l’occupation nord-américaine (1945-1952). Soucieuse de se défaire de la morale sexuelle de l’ancien régime militariste, la population japonaise de l’après-guerre affichait un fort intérêt pour les « perversions sexuelles » (hentai seiyoku), sorte de retour aux sujets de prédilection des décennies 1920 et 193031. Bien que la prostitution masculine ait été abordée frontalement par la presse, l’après-guerre n’incarne toutefois pas un moment de « libération », mais plutôt un renforcement des normes de genre – notamment dans le cadre de la famille – qui est allé en s’accentuant jusque dans les années 197032.
Ainsi, au regard de l’évolution historique de la prostitution masculine au Japon, l’occidentalisation et la modernisation ont probablement joué un rôle considérable dans l’appréhension des conduites sexuelles tout au long de la période moderne, et plus particulièrement les conduites sexuelles qui impliquaient des pratiques homoérotiques rémunérées.
Appréhender la prostitution masculine moderne : les sources et leurs contenus
Le corpus
L’incident du parc d’Ueno est souvent considéré comme la première intrusion de la question de la prostitution masculine dans le débat public33. Or, la presse de l’entre-deux-guerres y fait déjà référence. Néanmoins, celle de l’après-guerre aura donné la parole aux travailleurs du sexe34, tandis que celle de l’entre-deux-guerres ne leur a pas donné la possibilité de s’exprimer librement. Même si la période moderne est souvent perçue comme une parenthèse obscure dans l’histoire de la prostitution masculine, l’entre-deux-guerres a pourtant vu l’émergence de cette question dans la presse.
Tant il est vrai que les sources de l’entre-deux-guerres sont moins nombreuses et plus récalcitrantes, elles permettent néanmoins la reconstitution des stratégies de survie des travailleurs du sexe. Nous nous appuierons sur une trentaine d’articles de faits divers parus dans deux grands quotidiens de l’époque : le Asahi shinbun (Journal Asahi) et le Yomiuri shinbun (Journal Yomiuri), ainsi que sur quelques articles parus dans la revue criminologique Hanzai kagaku (Science criminelle)35.
Depuis sa création en 1871, la presse a subi un contrôle gouvernemental appuyé : une ordonnance sur la presse (shinbunshi jôrei, 1871), une loi sur la diffamation et la calomnie (zanbôritsu, 1875), une ordonnance sur les rassemblements (shûkai jôrei, 1880) et une nouvelle ordonnance de presse en 188336. À compter de la fin de la Première Guerre mondiale, elle a pâti d’un resserrement de sa surveillance afin de contenir les idées socialistes. Le ton des journaux est devenu « impressionniste », se focalisant sur les « impressions » des journalistes plutôt que sur la véracité des faits37. En conséquence, les journaux se sont développés en cultivant un goût pour le scandale, plus à même de générer du profit. Les revues criminologiques étaient, de leur côté, moins soumises à la censure en raison du caractère pseudo-scientifique de leur contenu. Elles étaient néanmoins tout autant sous le joug des lois du marché.
Entre sensationnalisme et autocensure
La presse de l’entre-deux-guerres est la première à aborder le sujet de la prostitution masculine dans l’espace public. Cependant, elle n’en parle qu’au travers d’allusions, de périphrases ou d’hyperboles, jonglant de façon permanente entre un ton sensationnaliste et le risque de subir la foudre des censeurs, car la prostitution masculine est perçue comme un sujet corrupteur.
Le terme danshô – populaire lors de l’après-guerre – n’est jamais utilisé, car sans doute trop explicite. Les quotidiens lui préfèrent l’expression « josô no danshi » (littéralement « homme travesti en femme »), se concentrant ainsi sur la pratique du travestissement, ou encore « yami no otoko » (littéralement « homme de l’ombre »), néologisme qui renvoyait à l’expression « yami no onna » (femme de l’ombre), qui désignait de façon détournée une prostituée38.
Les revues criminologiques ont, quant à elles, usé du terme prémoderne « kagema », un mot désuet qui faisait référence au monde de l’éros d’Edo. Ce vocable désignait alors des travailleurs du sexe travestis en femmes qui officiaient dans les quartiers de divertissements et dans les parcs de Tokyo durant la période de l’entre-deux-guerres. Ainsi, cette référence reflète la réappropriation culturelle teintée d’exotisme dont les mœurs sexuelles du temps d’Edo faisaient l’objet pour les intellectuels de l’entre-deux-guerres39. Les représentations de la prostitution masculine se trouvaient prises entre un imaginaire autochtone et des considérations issues de la morale occidentale, et reflétaient le trouble à l’œuvre dans l’acception du régime de genre et des conduites sexuelles modernes. Dans tous les cas, il s’agissait de contourner la désignation de la pratique en des termes crus.
Les journaux décrivent une prostitution masculine travestie40. La presse nous en apprend beaucoup sur leurs stratégies de survie, puisqu’il apparaît que les « travestis » interpelés étaient tout à fait au courant de leur situation juridique ambiguë. Ceux-ci préféraient avouer leur travestissement. Ils se faisaient taxer de pervers, prenaient le risque de voir leur cas rapporté dans la presse, mais s'évitaient ainsi un séjour en maison d'arrêt. Les auteurs d’articles semblent également insister sur leur caractère exceptionnel de ces cas et expliquent leur comportement en raison d’une « inversion sexuelle congénitale » (senten teki no sei teki tentô). En d’autres termes, les quotidiens niaient la probable existence d’un phénomène à large échelle.
Une représentation féminisée des travailleurs du sexe
« Ne sont-ce pas des femmes ? » : la méprise des autorités
Les représentations des travailleurs du sexe dans la presse de l’entre-deux-guerres sont univoques : les hommes qui pratiquent le sexe tarifé sont tous travestis en femme au moment de leur arrestation. Ces descriptions vont dans le sens d’une construction genrée de leurs représentations. Cette image renvoie bien évidemment aux kagema de la période prémoderne, dont l’héritage a sans doute exercé une influence sur les représentations de l’identité homosexuelle moderne, qui ne se différenciait pas vraiment de l’identité travestie41. Cependant, cette vision s’ajoute également à celle de l’uranien : une catégorie sexologique importée d’Occident qui désignait un homme homosexuel efféminé au rôle sexuel féminin42. Le silence absolu autour des cas de prostitution masculine non-travestie est à la fois symptomatique du poids des catégories anciennes, dans le même temps qu’il dissimule toute pratique sexuelle qui ne s’appuierait pas sur un modèle genré de répartition des rôles sexuels. En donnant l’illusion d’un rapport hétérosexuel, le travestissement invisibilisait la prostitution masculine. Il semble par conséquent impossible pour les auteurs d’articles d’imaginer le corps masculin comme un objet de consommation sexuelle à proprement parler.
Presque tous les articles suivent à peu de choses près le même schéma : l’appréhension d’un homme travesti que les autorités avaient pris au préalable pour une femme. Ces cas rapportés insistent également sur l’incrédulité des policiers qui en général se rendaient compte une fois arrivés au commissariat du « véritable sexe » de la personne interpelée.
Sans faire un catalogue exhaustif des sources étudiées, nous proposons de présenter quelques articles qui nous paraissent représentatifs du traitement de la prostitution masculine dans les quotidiens. L’arrestation rapportée d’un jeune homme de vingt-quatre ans surnommé Kame chan – un pseudonyme féminin – à Yokohama dans l’édition du 12 mai 1935 du Yomiuri shinbun de Kanagawa nous apparaît comme un cas d’école43. Pris pour une prostituée, Kame chan est arrêté dans la nuit du 10 mai par un agent de police. Ce n’est qu’une fois arrivé au poste que le policier se rend compte de son « véritable sexe ». Kame chan se prostituait auprès d’autres hommes, travesti en femme, dans le parc de Yokohama et passait ses nuits dans les chambres d’hôtel de ses clients. Le Yomiuri shinbun insiste sur la « corruption des mœurs » dont était responsable ce « travesti », perçu comme une « figure grotesque » qui éveille l’inquiétude.
Un autre cas éloquent nous provient du numéro du 24 août 1931 du Yomiuri shinbun de Tokyo. Alors qu’un journaliste déambulait dans les rues du quartier d’Asakusa, celui-ci se fait prendre à parti par une femme à la prodigieuse beauté. Pourtant, il s’agissait d’un « jeune délinquant pervers » (hentai teki furyô shônen) surnommé Ojiyô (un prénom féminin), célèbre figure travestie locale. Ce « travesti » était, semble-t-il, bien connu du quartier, et ne paraissait pas vraiment inquiété par les autorités. Selon l’article, le « délinquant » portait toujours une perruque, ainsi que des habits de femme. Il officiait dans le parc d’Asakusa et séduisait les hommes qu’il rencontrait en leur proposant des services sexuels. L’article, comme beaucoup d’autres, insiste sur la qualité de son travestissement :
Le travestissement d’Ojiyô était particulièrement réussi, depuis ses seins, ses hanches et la blancheur de ses mains et de ses pieds, jusqu’à son maquillage, au point que personne ne pouvait déceler qu’elle était un homme. Elle, ou plutôt non, il était une curiosité locale dont émanait un érotisme supérieur à celui des vraies femmes44.
La mise au jour du sexe tarifé n’est jamais l’élément principal des articles de presse. Ces derniers se concentrent davantage sur le travestissement. La prostitution des hommes apparaît comme une conséquence tout à fait hasardeuse.
Un homme inverti vaut bien une femme
Malgré une écrasante représentation travestie, certains commentaires vont néanmoins dans le sens d’une prostitution non travestie, mais répondant toujours aux stéréotypes de genre fondés sur le principe de l’inversion sexuelle. Le sexologue Sawada Junjirô (1863-1944) rapporte dans son ouvrage Hentai igaku kôwa (Nosographie des déviances sexuelles, 1934) un article publié dans le numéro du 12 août 1931 du Yomiuri shinbun, récit de la rencontre entre un journaliste et un « beau jeune homme » (bishônen) dans le parc de Hibiya (Tokyo) à la nuit tombée. Le jeune homme avait abordé le journaliste d’une « voix féminine et sensuelle » et lui avait proposé d’aller « prendre du bon temps » (asobu). Lorsque le journaliste lui demande d’arrêter de se comporter comme une femme, le jeune homme lui répond en être une45. Dans ce cas, si le travestissement est absent, il n’en demeure pas moins une féminisation du travailleur du sexe, présenté comme un inverti. De même, lorsque le journaliste Mimura Tokuzô fait la présentation des « kagema » avec lesquels il s’est entretenu, il insiste avant tout sur l’immanence de leur féminité :
Yatchan était un des jeunes hommes sur lesquels j’ai enquêté cette année. […] Il avait joliment séparé ses cheveux et s’était légèrement poudré le visage et mis du rouge à lèvre. […] Alors que je le félicitais sur l’habileté de son maquillage, il m’a répondu : « oh, vous avez remarqué », l’air heureux, et m’a envoyé une œillade. Il agissait exactement comme une femme qui aurait été félicitée par son mari pour la qualité de son maquillage46.
Un autre article publié dans Hanzai kagaku dénonce les sulfureux bouges au sein desquels certains acteurs travestis s’adonnaient à la prostitution : tant les acteurs que leurs clients y sont présentés comme des « déviants », des « invertis » ou des « uraniens » dont la perversion s’affiche jusque dans leur gestuelle, leurs sourires ou la morphologie de leur visage47. Autrement dit, même si le travestissement n’était pas l’élément principal des commentaires, les représentations faites des travailleurs du sexe leur ôtaient toute composante virile : la personne qui se prostitue est nécessairement féminisée.
(Homo)sexualisation des espaces
La mise au silence progressive tant des pratiques homoérotiques que de la prostitution non règlementée a sans doute contribué à l’invisibilisation des travailleurs du sexe dans les espaces publics durant l’entre-deux-guerres. Toutefois, au regard des commentaires des journaux et des revues des années 1920 et 1930, il est possible de dresser une cartographie d’espaces homoérotiques associés à la pratique du sexe tarifé, tant au sein d’espaces publics que d’espaces privés spécialement prévus à cet effet.
Un investissement problématique des espaces publics
Les sources font état de quelques constantes parmi les espaces publics tokyoïtes. Le quartier d’Asakusa, un des principaux quartiers de divertissement (sakariba) de la capitale, apparaît comme un espace urbain particulièrement populaire. Un autre quartier semble émerger à partir des années 1930 : Ginza, temple du consumérisme et vitrine de la vie moderne à la japonaise. Shinjuku est également cité. Quant aux parcs d’Asakusa, de Hibiya et d’Ueno, ils sont eux aussi mentionnés de façon récurrente.
En 1926, le romancier Edogawa Ranpo (1894-1965) évoquait dans son essai « Asakusa shumi » (Mon attrait pour Asakusa) la présence d’hommes travestis prostitués dans le parc d’Asakusa et l’existence de maisons closes attenantes au parc48. Sawada Junjirô, de son côté, rapporte le cas de deux adolescents travestis - qui proposaient des services sexuels rémunérés - accompagnés d’un complice non travesti qui leur servait de sentinelle49. Le numéro du 13 août 1927 du Asahi shinbun fait mention de l’arrestation d’un groupe d’une cinquantaine de « jeunes hommes délinquants » (furyô shônen) dont les quelques activités illégales tournaient autour de la prostitution. Il s’agissait de la seconde « chasse à la mauvaise graine » (furyô shônen kari) organisée par l’administration urbaine50 : les autorités semblaient avoir parfaitement conscience du problème de la délinquance juvénile organisée et de la prostitution masculine dans le parc d’Asakusa. Les articles, en vérité, regorgent de détails qui nous permettent de déduire l’existence de formes d’organisations plus ou moins complexes de la prostitution masculine.
Le journaliste Ishizumi Harunosuke (1890-1939) a consacré un article à la criminalité sexuelle dans le parc d’Asakusa dans le numéro d’août 1931 de Hanzai kagaku51. Faisant le compte rendu de près d’une année d’observation de terrain auprès de quelques trois cents « vagabonds » (kojiki), le journaliste évoque plus particulièrement ce qu’il nomme les « uraniens » (ûruningu). Pour Ishizumi, l’uranisme et la prostitution masculine relevaient de « comportements antisociaux » (hanshakai kôi). Mais plus encore, il s’agissait pour Ishizumi d’un sujet de société auquel il fallait consacrer un temps de débats conséquent afin d’éradiquer définitivement le phénomène. Son écrit suggère en ce sens l’attitude plutôt passive de l’administration, qui aurait plus ou moins préféré fermer les yeux sur la réalité52.
Ainsi, il semblerait que la prostitution masculine, du fait de son non-statut juridique et d’une apparente relative permissivité de la part des autorités, ait pu se développer dans certains espaces publics.
Des hétérotopies homosexuelles ?
D’autres sources attestent, d’une (homo)sexualisation d’espaces privés tenus secrets, sortes d’hétérotopies homoérotiques et travesties où avait cours la pratique du sexe tarifé. Hanzai kagaku aborde ce sujet dès son numéro inaugural. Un article fait la révélation de l’existence de clubs privés où officiaient des « kagema ». Usant d’un ton sensationnaliste, cet article fait état de « groupes de professionnels » composés d’individus âgés et d’autres plus jeunes, ainsi que de « lieux de rendez-vous clandestins »53. Le deuxième numéro quant à lui consacre un article entier à la question de la prostitution masculine travestie.
[Les kagema] ont installé leur maison mère dans l’auberge XX au numéro XX de la section de XX du quartier XX de l’arrondissement de XX. Et dans la maison mère, on en compte près de 30, ainsi qu’une bonne dizaine dans la succursale du quartier de XX à XX. En tout, maison mère et succursale comprise, on dénombrerait près d’une cinquantaine de kagema54.
Un autre article de la revue rapporte l’existence de lieux de divertissements tenus par des acteurs travestis du kabuki où des hommes venaient passer la soirée à s’acoquiner entre eux55. Hanzai kagaku témoigne dans ses pages d’une organisation plus ou moins sophistiquée de la prostitution masculine. Bien qu’il faille se méfier du ton sensationnaliste de la revue, ses allégations sont confortées par l’historien de l’art Andô Kôsei (1900-1970), qui dans son ouvrage Ginza saiken (Précis sur Ginza, 1930), affirme l’existence d’une organisation structurée de la prostitution des « kagema » dans le quartier de Ginza. Kôsei va même jusqu’à témoigner qu’il est dangereux pour lui de donner trop d’informations sur le sujet du fait que la clientèle des habitués appartiendrait à la haute société56.
De son côté, la brigade des mœurs de Tokyo (1874-1948) a recensé en octobre 1933 une « salle de réception spécialisée pour les hommes homosexuels » (dansei no dôseiai senmon no kashi zashiki) dans le quartier d’Asakusa. Après avoir rénové un logement bon marché, un groupe de travailleurs du sexe travestis y réceptionnaient leurs clients comme dans les établissements de geishas. Les travailleurs du sexe avaient pris des surnoms féminins et les tarifs proposés tournaient aux alentours de trois yens par heure, et entre dix et quinze yens pour la nuitée57. Le prix élevé des services alloués rend compte ici du rang social de leurs clients, très certainement fortunés.
L’édition du 13 mai 1934 du quotidien Nichi nichi shinbun (Le quotidien) du Kyûshû nous offre sans conteste le cas d’organisation de prostitution masculine le plus éclatant :
Arrestation d’un mystérieux cercle de prostitution. Une association secrète installée depuis deux ou trois ans à Fukuoka a été découverte. Il s’agissait d’une organisation de prostitution homosexuelle couvrant tout le département de Kyûshû et comptant près de 300 membres. La maison de thé de kagema [kagema jaya] changeait sans cesse de lieu, échappant ainsi au regard des autorités. Ces hommes, habillés en vêtements de femmes, étaient payés comme le sont les geishas, et adoptaient des surnoms féminins comme Nozakimura no Iwafuji, Takahashi Oden, Byakuren no Ichihide, Benten no Oai et Karumen no Oyuki. Deux ou trois années auparavant, les inspecteurs Inoue et Koga ont mis à jour une querelle concernant la territorialité [de leurs réseaux de prostitution]. Le 12 mai, le groupe entier a été arrêté et fait actuellement l’objet d’une enquête. Ses clients incluent des hommes d’influence de province ainsi que des bureaucrates préfectoraux de hauts rangs58.
Si la révélation d’une telle organisation a dû s’avérer particulièrement choquante pour l’époque, nous n’avons pu trouver, pour l’heure, aucune suite à cette affaire. Ce silence hérité du scandale témoigne, à notre sens, de l’ambivalence entre le ton sensationnaliste de la presse et le tabou social dont relevait cette thématique. Plus encore, si la prostitution masculine organisée au sein d’établissements spéciaux était plutôt réservée aux riches et aux personnages de la haute administration, nous pouvons dès lors comprendre l’apparente relative permissivité des autorités à son encontre.
Outre l’organisation sur une large échelle d’un réseau de prostitution, cet article témoigne également de l’existence d’une sous-culture propre au milieu du sexe tarifé. En effet, les surnoms féminins cités sont empruntés à des figures féminines populaires ou font référence à des personnages de fiction. Le pseudonyme de Takahashi Oden renvoie à une célèbre « empoisonneuse » exécutée durant l’ère Meiji, tandis que le surnom de Byakuren no Ichihide fait référence à la poétesse et cousine de l’empereur Taishô Yanagihara Byakuren (1885-1967), qui avait scandalisé l’opinion publique en 1921 en s’enfuyant avec son amant, un journaliste d’obédience socialiste de quelques années son cadet, alors qu’elle était mariée. Le pseudonyme de Karumen no Oyuki est une référence au personnage de Carmen dans la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée (1803-1870), une femme qui se sert de ses atouts pour manipuler ses amants. Benten no Oai renvoie à un célèbre personnage d’une pièce de kabuki : Benten no Kozô, bandit de grand chemin dont la scène de travestissement en femme demeure un des épisodes les plus connus du répertoire théâtral prémoderne. Ces références culturelles de femmes fortes, scandaleuses ou criminelles, ou de célèbres figures travesties, confirment sans doute l’émergence d’une protoculture travestie : elles sont un précieux indice des auto-nominations des travailleurs du sexe de cette époque.
Conclusion
L’entre-deux-guerres japonais apparaît comme un moment particulier dans l’émergence de nouvelles représentations de la prostitution masculine. D’une part, l’ambivalence de la loi a probablement permis le développement dissimulé d’une organisation clandestine plus ou moins complexe entre travailleurs du sexe. De plus, si, comme le mentionnent quelques sources, leur clientèle principale aurait été composée d’individus fortunés et appartenant à la haute administration, on peut alors penser que ces derniers se sont gardés de clarifier la législation à ce sujet. Le silence a probablement servi les intérêts de ceux qui consommaient les « services » des travestis. Il était donc tabou de parler de prostitution masculine, sans doute moins d’en consommer les services. D’autre part, l’assimilation du discours sexologique moderne aura été au fondement de la compréhension de la prostitution travestie : seuls des sujets « efféminés » étaient en mesure de s’adonner à de telles pratiques.
Si l’on situe généralement l’apparition de la prostitution masculine comme un sujet de société à compter de l’après-guerre, force est de constater qu’elle avait déjà été mentionnée dans la presse de l’entre-deux-guerres. Certes, de façon contournée, mais nous montrant par-là même que les danshô du parc d’Ueno n’étaient pas apparus en conséquence du désastre de la guerre, de la défaite et de l’occupation – ce qui était généralement l’explication donnée par les journalistes de cette époque. Il semblerait que des organisations plus ou moins similaires existaient déjà lors de l’entre-deux-guerres, apparaissant ainsi comme un moment charnière dans l’émergence d’une sous-culture travestie.
Photographie de Kame chan
Source : « Josô no yotamon. Yami ni ugomeku hentai gyô. Yokohama Miyoshi-chô kashi de ayashikobi o uru » [Une crapule travestie en femme. Des comportements pervers qui fourmillent dans l’obscurité. Une suspicieuse séduction sur les quais du quartier Miyoshi à Yokohama], Yomiuri shinbun (Kanagawa, édition du matin), 12 mai 1935, p. 1
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