La mémoire du cartographe Martin Waldseemüller (vers 1475-1520) est sujette à d’importantes variations dans le temps et l’espace depuis que ce personnage, souvent considéré comme le « créateur » du nom de l’Amérique, est progressivement sorti de trois siècles d’oubli à partir du milieu du XIXe siècle. La date de 1875, point de départ de cette étude, coïncide avec la première occurrence de l’expression « baptême de l’Amérique »1, ainsi qu’à la fondation de la Société philomatique vosgienne, société savante ayant particulièrement contribué à la résurgence de la mémoire de ce fait historique.
L’asymétrie mémorielle autour de Waldseemüller est particulièrement marquée entre la ville de Saint-Dié-des-Vosges, où le mot America fut publié pour la première fois en 1507, et les États-Unis, dont la cité lorraine revendique d’être la marraine2. Arrivé à Saint-Dié à une date incertaine (probablement entre 1505 et 1507), le cartographe originaire de la région de Fribourg-en-Brisgau y est déjà qualifié d’« homme le plus savant » en matière de cartographie, même si on ignore tout de ses travaux préalables3. En 1507, il est impliqué dans l’élaboration de la Cosmographiæ Introductio, premier ouvrage proposant de nommer le Nouveau Monde d’après le prénom du navigateur florentin Amerigo Vespucci, dont le rôle aurait été, croyait-on alors, plus important que celui de Colomb dans la découverte des terres nouvelles4. La même année, il publie plusieurs cartes, dont deux reprenant ce nom d’Amérique et montrant pour la première fois le Nouveau Monde comme un continent nettement distinct de l’Asie. L’une de ces cartes se trouve être la première mappemonde imprimée sous forme de douze feuilles à assembler ; l’autre est le plus ancien exemple connu de carte imprimée « en fuseaux » (document 1), à découper et à coller sur une sphère afin d’obtenir un globe terrestre à bon marché, accessible ainsi à un nouveau public de marchands et de lettrés. En 1513, il participe à l’édition strasbourgeoise de la Cosmographie de Ptolémée, considérée par l’explorateur et géographe Nordenskjöld comme le « premier atlas moderne »5. Waldseemüller est promu chanoine du chapitre de Saint-Dié en 1513, sa prébende le mettant à l’abri du besoin tandis qu’il poursuit ses travaux cartographiques6. En 1516, c’est à nouveau à Saint-Dié que sa dernière œuvre connue est publiée, une carte marine tenant compte des connaissances les plus en pointe. Partageant son temps entre Saint-Dié et Strasbourg, il meurt vers l’âge de quarante-cinq ans dans la petite cité des bords de la Meurthe, le 16 mars 15207. Ses travaux sont largement repris, y compris de son vivant ; la liste des cartographes de la première moitié du XVIe siècle ayant puisé leur inspiration dans l’œuvre de Waldseemüller (de Schöner à Mercator en passant par Münster ou Oronce Fine) indique à quel point son influence a marqué la cartographie de la Renaissance8. Pourtant, dès la seconde moitié du XVIe siècle, son nom commence à s’effacer de la mémoire des cartographes ; Abraham Ortelius, dans son Theatrum Orbis terrarum publié à Anvers en 1570, écrit qu’il n’est pas sûr que Martin Waldseemüller et Martin Hylacomylus soient la même personne9.
Ce savant avait ainsi été totalement oublié depuis près de trois siècles lorsqu’Alexander von Humboldt l’identifia (sans doute à tort) comme auteur d’un petit opuscule publié à Saint-Dié le 25 avril 1507, la Cosmographiæ Introductio10. L’exemplaire qu’Humbolt a eu en mains contenait deux dédicaces : un court poème composé par Philesius Vogesigena (surnom de l’humaniste alsacien Mathias Ringmann), et une longue adresse à l’empereur Maximilien Ier, au nom d’un certain Ilacomylus. Humboldt a recours à l’étymologie grecque de ce surnom, lui permettant de faire le lien avec Martin Waldseemüller, ancien étudiant de l’université de Fribourg11. Il faut ensuite attendre une trentaine d’années pour que soit publiée une première biographie par Armand d’Avezac12 en 186713.
Si les travaux de Waldseemüller ont fait l’objet de nombreuses recherches depuis près de deux siècles au fil des nouveaux documents découverts, la question des enjeux autour de sa mémoire reste à analyser. Alors que le cinquième centenaire de la disparition du cartographe en mars 2020 n’a fait l’objet d’aucune commémoration importante, il convient en particulier d’interroger le niveau d’asymétrie du récit mémoriel autour de ce personnage et son évolution depuis 1875, principalement à Saint-Dié-des-Vosges (où Waldseemüller a passé la dernière et plus importante partie de sa carrière et où il a terminé sa vie), dans la région de Fribourg, où il est né et où il s’est formé, et aux États-Unis, pays ayant capté à son profit le nom America14 et dans lequel Martin Waldseemüller possède un certain poids mémoriel15. On cherchera ainsi à mettre en lumière le fait que Martin Waldseemüller est considéré aux États-Unis et dans la région de Fribourg comme le principal responsable de la dénomination du Nouveau Monde, tandis qu’à Saint-Dié-des-Vosges, le cartographe est simplement considéré comme l’un des rouages d’une équipe plus vaste.
Notre propos s’appuie sur un corpus de sources diversifiées. Par exemple, l’analyse du Bulletin de la Société philomatique vosgienne nous a permis de montrer l’évolution de la perception de Waldseemüller à Saint-Dié-des-Vosges depuis 1875. Concernant l’Allemagne, nous avons consulté le site Internet de l’Université de Fribourg ainsi que celui de la commune de Schallstadt-Wolfenweiler-Mengen, qui revendique le fait d’être le lieu de naissance du cartographe.
Concernant les États-Unis, la presse locale et nationale a constitué l’essentiel du corpus. La numérisation de la presse des États-Unis donne accès depuis quelques années à une somme considérable de documents qui éclairent cette thématique sous un jour nouveau. Nous avons eu recours au site https://newspaperarchive.com, dont le moteur de recherche a été sollicité pour retrouver toutes les occurrences du nom « Waldseemüller », pour la période comprise entre 1875 et 2020. Nous avons limité nos recherches à dix des cinquante États de l’Union16 (répartis de manière assez homogène sur l’ensemble du territoire des États-Unis), en y ajoutant Washington D.C. (qui ne relève d’aucun État). Martin Waldseemüller est cité dans 851 articles. Sur le plan géographique, la Pennsylvanie et le Texas concentrent à eux seuls la moitié des articles recensés, ce qui laisse supposer qu’un tel sujet est davantage mis en avant dans des États comptant une plus forte population d’origine allemande que dans les autres États sélectionnés17. Les titres concernés appartiennent dans l’immense majorité à la presse quotidienne locale, à laquelle il faut ajouter quelques grands titres nationaux, comme le New-York Times ou le Washington Post18. Le nombre d’occurrences montre que ce n’est pas le manque de documents qui permet de conclure à une asymétrie mémorielle, mais bien davantage le contenu des articles analysés ; concernant la presse locale, plus du tiers des articles faisant référence à Waldseemüller est constitué de petits encarts, du type « quizz » ou « Le saviez-vous ? », qui se contentent bien souvent de reprendre en quelques lignes les principaux lieux communs à propos de l’invention du nom de l’Amérique. On les trouve essentiellement dans la presse locale, et ces messages sont sans doute parcourus distraitement par un lectorat béotien. En revanche, les deux autres tiers permettent de mettre en lumière, selon des modalités très diverses19, la mémoire du cartographe et son rôle dans la dénomination de l’Amérique. Ils peuvent être lus de manière plus attentive par des lecteurs davantage intéressés par le sujet. Tout en n’étant qu’une trace indirecte de l’opinion, la presse peut néanmoins compléter avec profit d’autres sources pour tenter de cerner la manière dont ce personnage est perçu depuis un siècle et demi.
DOC. 1 : la carte in solido conçue par Martin Waldseemüller et imprimée à Saint-Dié ou à Strasbourg20 en 1507 afin d’accompagner la Cosmographiæ Introductio
La réactivation progressive de la mémoire de Martin Waldseemüller (1875-1901)
C’est en particulier à Saint-Dié-des-Vosges, lieu de préparation de la majeure partie des travaux de Waldseemüller, que ces enjeux de mémoire se sont d’abord fait sentir au cours du dernier quart du XIXe siècle. En effet, le traité de Francfort de 1871 définit une nouvelle frontière passant à seulement quelques kilomètres de Saint-Dié, qui accueille alors de nombreux Alsaciens refusant la nationalité allemande. La petite ville, dont la population et le potentiel industriel font un bond rapide, cherche à se poser en vitrine de la France face à l’Allemagne. Les élites érudites déodatiennes, regroupées au sein de la jeune Société philomatique vosgienne fondée en 1875, cherchent dans le passé de leur ville tout ce qui peut être mis en avant pour la glorifier. Quel plus bel exemple que l’aventure des humanistes ayant donné son nom à l’Amérique quelque quatre siècles plus tôt ?
Dans les années 1880, le géographe lorrain Lucien Gallois démontre que l’une des pièces de la fameuse collection cartographique Hauslab-Liechtenstein est la carte en fuseaux qui devait accompagner la Cosmographiæ Introductio de 1507, et qui devait par conséquent être de la main de Waldseemüller21 (document 1). En octobre 1892, Frank Mason, Consul général des États-Unis à Francfort, publie un article aux États-Unis pour défendre l’origine déodatienne du nom de l’Amérique22. La circulation mémorielle autour du « baptême de l’Amérique » est en marche entre les deux rives de l’Atlantique.
C’est dans ce contexte que s’ouvre l’Exposition universelle de Chicago le 1er mai 1893. Les bonnes relations entre Frank Mason et la municipalité de Saint-Dié permettent à cette dernière d’obtenir que toute une salle d’exposition lui soit consacrée dans le couvent reconstitué de la Rabida23. Plusieurs copies rarissimes de la Cosmographiæ Introductio sont présentées. La notice explicative présente Waldseemüller comme « un obscur géographe dans un petit village des Vosges »24. En revanche, aucune carte n’est exposée, le nombre de documents cartographiques attribués de manière certaine à ce cartographe étant encore très restreint. De nombreux historiens de la cartographie recherchent alors activement le grand planisphère décrit dans le titre de la Cosmographiæ Introductio et qui devait l’accompagner au même titre que la petite carte en fuseaux de la collection Hauslab-Liechtenstein.
C’est peu après, en 1901, que le jésuite Joseph Fischer découvre dans la bibliothèque du château de Wolfegg, dans le Bade-Wurtemberg, un ensemble de cartes dont l’une s’avère le grand planisphère tant recherché (document 2). Ces cartes étaient parfaitement conservées dans un portfolio ayant appartenu trois siècles auparavant au géographe Johannes Schöner25, avant d’être cédé à la famille Waldburg-Wolfegg26. La découverte est relayée par plusieurs journaux27 et attire l’attention des bibliothèques et des collectionneurs états-uniens, désireux de posséder cet unique exemplaire de la plus ancienne carte mentionnant le nom America. Détenir un tel document, rapidement surnommé dans plusieurs journaux le « certificat de baptême de l’Amérique »28, serait un atout dans la quête de leadership des États-Unis sur le continent américain. Le pouvoir symbolique de cette carte est néanmoins à nuancer pour les États-Unis, dans la mesure où le mot America n’y est inscrit que sur la partie sud du Nouveau monde, le nord étant réduit à une île encore considérée comme une « Terra ulteri incognita ».
Les premières tentatives d’acquisition se soldent de toute façon par un échec, le propriétaire de la carte en demandant un prix disproportionné : la John Carter-Brown Library de Providence refuse de débourser les 50 000 dollars demandés par le prince Franz von Waldburg-Wolfegg-Waldsee en 190229. À la mort de ce dernier en 1906, c’est au tour de son fils, le prince Maximilien, de chercher un acquéreur outre-Atlantique ; il propose de vendre sa carte à la bibliothèque de Chicago pour la somme de 300 000 dollars30. Une fois encore, la transaction n’aboutit pas.
DOC. 2 : Martin Waldseemüller, Universalis Cosmographiæ secundum ptholemaei traditionem et Americ Vespuccii aliorumque lustrationes éditée pour la première fois à Saint-Dié ou Strasbourg31 en 1507
Une mémoire asymétrique des deux côtés de l’Atlantique (1901-1990)
Si le talent de Martin Waldseemüller est reconnu grâce à la découverte de ses principales cartes, certains chercheurs estiment que la paternité du mot America ne doit pas lui être imputée. Plusieurs éléments semblent en effet indiquer que Mathias Ringmann aurait composé la Cosmographiæ Introductio32. Le choix du nom de l’Amérique étant justifié au chapitre IX de cet opuscule, cette invention lui reviendrait donc aussi certainement. Cette hypothèse n’a fait que se renforcer jusqu’à nos jours33. Waldseemüller n’appréciait d’ailleurs sans doute pas de voir ce nom accolé au sien, puisqu’il décide de ne plus l’utiliser sur ses cartes réalisées postérieurement à la mort de son ami Ringmann en 1511.
C’est d’ailleurs à l’occasion du quatrième centenaire de la mort de ce dernier que sont organisées à Saint-Dié de grandes fêtes franco-américaines en juillet 1911. Il s’agirait plus exactement de fêtes « franco-états-uniennes », puisque seuls quelques émissaires de Washington prennent part à l’événement au nom de l’Amérique dans son ensemble. Les termes choisis pour la plaque commémorative honorent de manière équivalente plusieurs membres du cénacle de Saint-Dié : « Ici, le 25 avril 1507, sous le règne de René II, la Cosmographiæ Introductio, dans laquelle le nouveau continent reçut le nom d’Amérique, fut imprimée et publiée par les membres du Gymnase vosgien : Gaultier Lud, Nicolas Lud, Jean Basin, Mathias Ringmann et Martin Waldseemüller ». Pas plus Ringmann que Waldseemüller ne sont valorisés au sein du groupe d’érudits soupçonnés d’avoir contribué aux travaux géographiques à l’origine du mot America34. C’est à l’occasion de cette célébration que trois tableaux représentant Martin Waldseemüller, Vautrin Lud et Mathias Ringmann sont offerts à l’ambassadeur des États-Unis Robert Bacon, hôte de Saint-Dié, qui promet de les remettre à la Smithsonian institution de Washington35. Waldseemüller (dont on ignore les caractéristiques physiques) est représenté de manière purement imaginaire par Raoul Duvernon, ancien élève des Beaux-Arts à Paris (document 3). Le cartographe y est peint en bourgeois de la Renaissance, sa longue chevelure n’étant pas sans rappeler celle de Bindo Altoviti par Raphaël. Il est en train de tracer sur une grande feuille de papier les fuseaux qui correspondent sans doute au globe (document 1) destiné à accompagner la Cosmographiæ Introductio, bien que les proportions soient totalement erronées. Cette interprétation de l’humaniste au travail rappelle également le portrait d’Érasme par Holbein le Jeune. Parfaitement fantaisiste, cette représentation de Waldseemüller est pourtant appelée à être reprise dans la grande majorité des tentatives ultérieures d’incarnation du personnage, comme le montrent les documents 4 et 5. Le document 4 est la capture d’écran d’une docufiction produite en 2004, tandis que le document 5 est extrait d’une bande-dessinée publiée en 2002. On se situe dans le contexte de la vente très médiatisée de la carte de Waldseemüller à la Bibliothèque du Congrès de Washington. Ces deux exemples montrent la manière dont le personnage de Waldseemüller est représenté à partir des codes esthétiques fixés par le portrait de Duvernon : même vêtement ample, même longue chevelure en surplomb d’un front dégagé, etc. Le XIXe siècle a ainsi produit un ensemble de représentations sur le Moyen Âge et la Renaissance, orientant parfois la perception contemporaine sur ces périodes jusqu’à nos jours36, comme en témoignent les débats ayant accompagné les choix architecturaux concernant la reconstruction de Notre-Dame de Paris après l’incendie de 201937.
DOC. 3 : Raoul Duvernon, portrait de Martin Waldseemüller, 1911, Université des Amériques, Mexico
Documentaire australien en trois parties produit en 2004 par Parthenon Entertainment, réalisé par Ali McGrath et Stuart Clarke, diffusé pour la première fois en France en 2012 sur la chaîne Histoire38. Waldseemüller est à gauche, Ringmann au centre, Lud est à droite. En arrière-plan, la mappemonde de 1507
DOC. 4 : Capture d’écran du documentaire Les Cartographes. Épisode 1 : La carte de Waldseemüller 1507
Waldseemüller est à gauche, Lud en haut à droite et Ringmann au premier plan à droite
DOC. 5 : extrait de la bande-dessinée de Christophe Carmona et Roger Seiter, La Messagère du Nouveau Monde. Vosges, 1507, Strasbourg, La Nuée bleue et Nancy, Éditions de l’Est, 2002, détail de la page 19
Les deux guerres mondiales ne constituent pas des moments particulièrement marquants pour la cristallisation de la mémoire de Waldseemüller, même si toute référence au cartographe ne disparaît pas. En 1916, la communauté germanophone des États-Unis mène une campagne d’opinion pour éviter l’entrée des Américains dans le conflit mondial aux côtés de la Triple-Entente39. Avant le vote en juin 1917 de l’Espionage Act, qui interdit de diffuser des informations positives sur l’ennemi, des articles sont publiés dans la presse germanophile, afin de montrer le rôle des Allemands dans la construction de l’Amérique. Un article de presse texan rappelle ainsi à des lecteurs déjà fort divisés sur le bien-fondé d’une intervention de leur pays dans le conflit, que c’est un Allemand qui a donné son nom à leur pays40. Encore ne s’agit-il ici que d’une occurrence unique, qui ne permet pas de pencher pour une mobilisation massive de la mémoire du cartographe au service de la propagande allemande aux États-Unis.
Dans l’entre-deux-guerres, la question demeure un enjeu mémoriel : il importe de savoir si le nom de l’Amérique a été donné en Allemagne ou en France, même si la question se pose en des termes anachroniques dans le contexte du début du XVIe siècle. C’est ainsi qu’en 1932, le syndicat d’initiative de la ville de Fribourg-en-Brisgau fait apposer une plaque commémorative sur la maison où a vécu la famille Waldseemüller à partir des années 1480, au 9 Löwenstraße. L’objectif est de célébrer celui qui étudia dans l’université de cette ville. Cette décision irrite profondément en France : « Dans cette manifestation, il faut voir une nouvelle preuve de la manie qu’ont les Allemands de vouloir tout annexer à leur profit »41. Les Déodatiens sont ceux qui se sentent les plus concernés, estimant avoir affaire à une « usurpation »42.
Des années 1950 aux années 1980, les enjeux mémoriels sont moindres autour de Waldseemüller, dont le souvenir connaît une évolution contrastée. Aux États-Unis, sa mémoire est parfois utilisée à des fins de marketing. Le document 6 illustre cette tendance assez fugace, repérée dans quelques journaux du Texas et de Pennsylvanie entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970, autour du cinquième centenaire de la naissance du cartographe43. Il s’agit d’un encadré publicitaire pour une banque texane, exposant brièvement l’histoire du nom de l’Amérique. Martin Waldseemüller est mentionné, mais comme pour mieux souligner le contraste entre la portée considérable du nom de l’Amérique et l’oubli dans lequel a été plongé le « cartographe allemand » au fil des siècles. Le fait que le nom de l’Amérique soit sans aucun doute le fruit d’une réflexion commune d’une équipe de savants est ici totalement occulté. Destiné à un large public, cet encart n’a pas pour objectif de rendre compte des acquis de la recherche historique.
DOC. 6 : publicité pour la First National Bank parue dans le Shiner Gazette (Texas), 31 octobre 1974
S’il est difficile de savoir ce que les lecteurs de journaux, et plus largement l’opinion publique états-unienne, retiennent de ces éléments, on constate que les discours de plusieurs parlementaires au Congrès ne sont guère éloignés de ces représentations. Ainsi, en 1961, un Représentant dépose une motion pour faire adopter une commémoration annuelle en l’honneur d’Amerigo Vespucci ; sa démonstration fait référence à « Martin Waldseemüller de Fribourg, un professeur de géographie »44.
Un regain d’intérêt contrasté depuis les années 1990
Il faut attendre les années 1990 pour que la mémoire de Martin Waldseemüller redevienne véritablement active, en particulier dans le contexte du cinquième centenaire de la « rencontre des deux mondes ». À Saint-Dié-des-Vosges, le nouveau maire Christian Pierret (élu en 1989) veut faire du « baptême de l’Amérique » un vecteur du renouveau de la ville sous le signe de la culture ; la création du Festival International de Géographie s’intègre dans cette dynamique45. Au cours de cette décennie, la ville se couvre de marqueurs identitaires faisant référence à son statut de « marraine de l’Amérique » : grande carte en grès rose du continent américain incrustée dans le sol du parvis de la cathédrale, odonymie faisant référence aux membres du « Gymnase vosgien », etc. Cette réactivation mémorielle continue néanmoins à « dissoudre » Waldseemüller au sein d’une équipe plus vaste, celle des chanoines de Saint-Dié rassemblés sous l’autorité de Vautrin Lud. Le cartographe n’y a pas une place privilégiée mais est traité sur un pied d’égalité avec les autres. La rue qui lui est dédiée, inaugurée en 1993, est une modeste ruelle du péricentre, un peu à l’écart des artères principales de la ville. Elle jouxte celle en l’honneur de son collègue et ami, Mathias Ringmann, inaugurée en même temps46.
Cette mémoire est-elle plus vive de l’autre côté du Rhin, là où Martin Waldseemüller a vu le jour et où il a effectué sa formation initiale ? La vente du grand planisphère à la Bibliothèque du Congrès a alimenté l’actualité entre 2001 et 2003, contribuant à créer une nouvelle dynamique mémorielle dans la région de Fribourg (à défaut de l’Allemagne dans son ensemble). Sous l’impulsion notable d’Horst G. Reuter, un retraité des industries chimiques ayant passé la majeure partie de sa vie professionnelle aux États-Unis, la petite ville de Schallstadt-Wolfenweiler-Mengen met peu à peu en avant son passé en lien avec le cartographe. Après avoir découvert une pièce aux archives de Fribourg qui semble confirmer que les parents de Martin Waldseemüller vivaient bien à Wolfenweiler au moment de sa naissance, Horst Reuter a commencé à se battre pour la mémoire du géographe. En 2007, à l’occasion du cinquième centenaire de la fameuse mappemonde, il obtient une délibération du Conseil municipal afin qu’une rue Martin Waldseemüller soit inaugurée. Le Binzenmühle, maison qu’une tradition populaire a adoubée en tant que maison natale de Martin Waldseemüller, y est toujours visible. À l’heure où ces lignes sont écrites, des démarches sont en cours afin de faire édifier un monument face à cette maison et à proximité directe du nouvel Hôtel de Ville inauguré en juillet 2021 au 1, Waldseemüller-Straße. M. Reuter collecte des fonds pour qu’une statue soit érigée à quelques mètres de là. Le document 7 donne une idée du projet : à l’heure des réseaux sociaux, les touristes pourront venir s’asseoir sur le bloc de grès rose et se faire photographier à côté du cartographe ayant « baptisé » l’Amérique47.
DOC. 7 : affichette destinée à collecter des fonds en faveur d’un monument en l’honneur de Martin Waldseemüller à Schallstadt-Wolfenweiler-Mengen
En parallèle, Fribourg commémore également celui qui a étudié dans son université, par le truchement de Martin Lehmann, qui a soutenu en 2010 sa thèse de doctorat sur la Cosmographiæ Introductio de Mathias Ringmann et le planisphère de Waldseemüller48. Le 6 novembre 2013, à l’occasion du cinquième centenaire de la publication de l’édition strasbourgeoise de la Cosmographie de Ptolémée, une plaque commémorative (dont le texte a été rédigé par Martin Lehmann) ainsi qu’une réplique de la carte de 1507 ont été apposées à l’entrée de l’actuelle université, au 16 Löwenstraße, là où était située la maison occupée par les parents de Martin Waldseemüller49. Ajoutons que, depuis 2007, le prix Waldseemüller récompense tous les deux ans une thèse ou un mémoire de fin d’études en géographie ou en études régionales de l’université de Fribourg50.
Aux États-Unis, la mémoire de Martin Waldseemüller n’est pas non plus absente. De nombreux titres de presse lui consacrent régulièrement des articles, continuant de le présenter comme l’inventeur unique du nom de l’Amérique. Sur les 851 articles de presse des États-Unis scrutés dans le cadre de cette étude, 809 désignent Waldseemüller comme seul auteur du mot America. Très loin derrière, Mathias Ringmann n’est cité que dans 42 articles – dont 28 fois comme auteur du mot America. La presse états-unienne continue donc largement, depuis les années 1870, à relayer l’idée selon laquelle Waldseemüller serait l’inventeur de ce toponyme, ce qui a pourtant été invalidé par une partie importante de la recherche contemporaine. Ce phénomène ne semble pas s’estomper après 1990, au contraire. Depuis lors, ce ne sont pas moins de 131 articles qui traitent de Waldseemüller seul, quand seulement sept mentionnent le fait qu’America est le fruit d’une réflexion collective. Ce constat illustre la déliaison qui peut parfois exister entre les acquis de la recherche universitaire et la perception de l’histoire par l’opinion publique. Ce même corpus révèle que les origines allemandes de Waldseemüller sont largement mises en avant, dans près d’un article sur deux (ce qu’illustre le document 6). Cette origine est plus souvent citée que la ville de Saint-Dié-des-Vosges pour déterminer le berceau du nom de l’Amérique. Outre le fait que la communauté des German-Americans soit particulièrement puissante aux États-Unis depuis le XIXe siècle, cette confusion a sans doute été consolidée au tournant du XXIe siècle, au moment des négociations ayant abouti à la vente de la carte du château de Wolfegg à la Bibliothèque du Congrès en 2003. La venue d’Angela Merkel dans cette institution le 30 avril 2007 pour remettre symboliquement la carte à l’occasion du cinquième centenaire de sa création n’a fait qu’entretenir ce malentendu.
Ainsi, les efforts consentis par la petite ville vosgienne pour se faire reconnaître par sa puissante « filleule » d’outre-Atlantique depuis un siècle et demi n’auront pas réellement porté leurs fruits. Ce dédain peut être illustré par le destin des peintures offertes par Saint-Dié aux États-Unis lors des fêtes de 1911. En 1974, les États-Unis cèdent les portraits de Waldseemüller, Ringmann et Lud à l’Institut national des Beaux-Arts et de la littérature de l’Université des Amériques de Choluba, à la demande d’Alejandro von Wuthenau, un universitaire mexicain d’origine allemande qui s’intéressait à l’histoire du « baptême » de l’Amérique. Il avait effectué à cette fin des démarches auprès de la Smithsonian Institution, qui avait admis que les portraits n’avaient jamais été déballés depuis leur réception en 1911, étaient oubliés dans les réserves et avaient été en partie attaqués par des rats. Le gouvernement des États-Unis accepte bien volontiers de s’en débarrasser et d’en faire cadeau au Mexique51. L’anecdote en dit long sur le niveau d’asymétrie mémorielle entre Saint-Dié et sa « filleule » d’outre-Atlantique. Le document 8 montre que les trois portraits sont dès lors exposés autour d’une reproduction de la grande mappemonde de 1507, mais c’est bien celui de Waldseemüller qui est au sommet, signe de sa primauté supposée dans le processus de construction du nom de l’Amérique.
DOC. 8 : les portraits de Waldseemüller, Ringmann et Lud, Institut national des Beaux-Arts et de la littérature de l’Université des Amériques de Choluba, Mexique, date indéterminée52
La mémoire de Martin Waldseemüller apparaît aujourd’hui comme une construction en suspens. Considéré comme un cartographe très important par les historiens de la géographie, il n’est pas célébré par le grand public à la mesure de son travail. Si Colomb appartient à l’histoire de l’Europe et de l’Amérique, Waldseemüller appartient au mieux à « l’histoire scientifique allemande »53. Ainsi, lors des célébrations du cinquième centenaire du « baptême de l’Amérique » à Saint-Dié-des-Vosges en 2007, seul un colloque fut organisé pour faire le point sur les acquis de la recherche récente54. Aucune manifestation populaire n’eut lieu. La place de Waldseemüller dans la mémoire collective étant assez faible, peu d’initiatives sont prises pour le commémorer. Ceci contribue en retour à une faible stimulation mémorielle. On voit là se dessiner un cercle vicieux peu propice à un regain d’intérêt.
Nous avons tenté de souligner la différence de perception caractérisant la mémoire de ce cartographe selon les espaces. En Allemagne, Waldseemüller bénéficie d’une reconnaissance officielle de la part de l’université de Fribourg, dont il fut l’un des étudiants, et fut honoré par Angela Merkel lors du transfert officiel du planisphère de 1507 à la Bibliothèque du Congrès. Aux États-Unis, il apparaît le plus souvent comme un savant d’origine allemande ayant donné son nom à l’Amérique, tandis que les autres membres de l’équipe des érudits de Saint-Dié-des-Vosges sont généralement occultés. En revanche, dans cette dernière ville, la mémoire de Waldseemüller est diluée au sein d’une équipe, le Gymnase Vosgien, jugée coresponsable du « baptême » du Nouveau Monde.
Waldseemüller est-il ainsi condamné à demeurer aux yeux de l’histoire le « petit maître d’école de Saint-Dié »55 ou un « obscur moine français »56 ? Ces expressions illustrent bien le fait qu’il fut avant tout un clerc et un savant. Sa vie est moins susceptible de stimuler l’imaginaire que celle des navigateurs partis explorer un monde encore en grande partie à découvrir et de faire de lui un héros de l’Histoire.