Matérialités et Histoire culturelle

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L’histoire matérielle relève d’un spectre large d’approches qui s’intéressent à une grande variété de phénomènes historiques - car on peut faire l’histoire matérielle de tout – dans la réalité matérielle de leur existence et des traces qu’ils ont laissées. Elle inclut des méthodes propres aux sources non textuelles comme l’étude des matériaux, des conditions techniques de fabrication, de la circulation des produits, des biens, des objets, de la manière dont les choses sont agencées, utilisées ou consommées, ou encore ce qu’elles signifient ou symbolisent.

L’intérêt pour la matérialité suscite actuellement des travaux nombreux qui rayonnent au-delà des cercles académiques. Le succès de l’histoire mondiale des objets (2020)1 est emblématique de cette étape historiographique et il n’est pas insignifiant que ces questions captivent alors même que le « dématérialisé » a conquis nos vies, mais aussi que les effets de la profusion matérielle imposent de reconsidérer notre modèle économique et culturel de production.

Elle concerne l’histoire des sociétés, car le monde matériel, « dispositif orthopédique » écrit Manuel Charpy, modèle les corps et définit en creux les espaces de leurs possibilités : l’espace matériel des vies donne ainsi accès aux mouvements des corps ordinairement peu accessibles dans les sources textuelles. C’est aussi un territoire investi psychiquement, un cadre dans lequel les êtres se façonnent, se construisent dans leurs subjectivités. Toute une grammaire matérielle contribue à la définition des individus, à leur positionnement social si l’on songe à la qualité du velours des fauteuils de théâtre évoquée par Pascale Goetschel. Les identités individuelles et collectives s’y constituent selon des modalités en cours d’analyse.

On connait l’enracinement ancien de ces approches du côté de l’histoire braudélienne des cultures matérielles, de l’histoire matérielle des textes de Roger Chartier à Ann Blair, ou de l’histoire de l’art selon Charlotte Guichard par exemple, ou encore de l’histoire des sciences impulsée par Bruno Latour ou Lorraine Daston. De même, la contribution essentielle des disciplines en contact avec l’histoire comme l’archéologie ou l’anthropologie est-elle bien établie. Sans doute faut-il aussi souligner l’importance du tournant pratique des années 1990 qui selon l’ouvrage récent de Jérôme Lamy et Jean-François Bert2 conduit le tournant spatial et le tournant matériel. Plutôt que de faire cette histoire, le dossier présenté ici a cependant choisi de s’intéresser aux territoires actuellement renouvelés par ces approches, en particulier du point de vue de l’histoire des objets : l’histoire politique avec Carlotta Sorba pour qui les objets politiques sont à la fois des instruments de communication mais aussi des « dispositifs pratiques intégrant des programmes d'action », l’histoire de la mondialisation avec Stéphanie Soubrier qui montre toute sa richesse en particulier en domaine anglophone. Un entretien permet de confronter les trajectoires et positionnements de trois historiens et une historienne. Au-delà de la singularité de chaque parcours de recherche, on perçoit la montée en puissance de cet intérêt pour la matérialité, avec des références communes comme Michel de Certeau ou Georges Perec, mais aussi le rôle charnière de certains terrains, en particulier de l’histoire du vêtement, depuis les travaux pionniers de Daniel Roche ou pour le XIXe siècle de Philippe Perrot disparu récemment. Il n’est ni anodin, ni étonnant que cette seconde surface des corps, éminemment sociale, apparaisse comme un fil rouge de l’intérêt pour les matérialités en histoire culturelle.

1 Pierre Singaravelou, Sylvain Venayre, Le magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Fayard, 2020.

2 Jean-François Bert, Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la Science, Paris, Anamosa, 2020.

Notes

1 Pierre Singaravelou, Sylvain Venayre, Le magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Fayard, 2020.

2 Jean-François Bert, Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la Science, Paris, Anamosa, 2020.

References

Electronic reference

Jean-François Bonhoure and Laurence Guignard, « Matérialités et Histoire culturelle », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since , connection on 25 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1260

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Jean-François Bonhoure

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Laurence Guignard

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