Michelle Perrot et Wassyla Tamzali, La tristesse est un mur entre deux jardins

Paris, Éditions Odile Jacob, 2021

Référence(s) :

Michelle Perrot et Wassyla Tamzali, La tristesse est un mur entre deux jardins, Paris, Éditions Odile Jacob, 2021, 233 p.

Texte

Ce livre paru à l’automne 2021 réunit les propos échangés par l’historienne Michelle Perrot et l’avocate Wassyla Tamzali entre octobre 2020 et mai de l’année suivante. Michelle Perrot poursuit ici la réflexion qu’elle mène depuis plusieurs années sur l’histoire des femmes, mais aussi sur l’histoire de la colonisation et de la décolonisation à la lumière de sa réflexion sur les droits humains. Avocate, Wassyla Tamzali a longtemps été responsable du programme à l’égalité des sexes de l’Unesco. Leur échange traverse librement, c’est-à-dire polémiquement, les questions sur l’Algérie, où la langue et le religieux, la mémoire et l’oubli sont au cœur de bien d’autres interrogations. Parmi celles-ci l’histoire des femmes et du féminisme, de part et d’autre de la Méditerranée. Ces deux femmes partagent un même engagement dans le mouvement de libération des femmes. Au fil des pages s’enchaînent les chapitres où chacune exprime autant ses convictions que son point de vue. Elles débattent de l’universalité des droit humains, lorsque l’universalisation se heurte aux questions de la colonisation et de la décolonisation, de l’internationalisme, du nationalisme et du religieux. Dans la ligne de Frantz Fanon, la langue de la France, le français, n’est-elle pas de plain-pied dans l’humanité, là où « le » colonisé (elle ou lui) doit y entrer ? Comment sortir de l’ombre projetée du colonisateur, et comment inventer une voie vers une condition nouvelle des femmes et des hommes ?

Une référence s’impose : la blessure de Kateb Yacine, que la langue française « arracha » à sa mère. Cette déchirure l’a catapulté en mille éclats, éparpillés, éclatés, réduits en poussière parfois : « la mère séparée de son fils par la langue », tel est le symbole et avant tout la réalité historique des Algériens et des Algériennes séparés de leur histoire, « condamnés au silence des origines » (p. 49). L’universalité se heurte à la question de la parole, et pour Wassyla Tamzali à celle de la langue française, la parole du colonisateur. À cela Michelle Perrot répond : « Comment concevoir qu’une langue soit plus universelle qu’une autre ? Elle ne l’est sans doute pas intrinsèquement, mais en raison de son histoire, non seulement lexicale, en soi tellement signifiante, mais en raison de ses usages » (p. 61). En soi le français n’est pas despotique ou dominateur, voilà qui serait un paradoxe alors que l’accès à la parole, aux mots de l’écriture ou de la littérature, est libérateur, émancipateur, par principe. En revanche la langue française le devient quand la « France s’en sert comme instrument imposé de conquête, d’assimilation forcée par le colonialisme ».

Autre problématique, toujours reliée à la question de l’universalité, la religion : comment interpréter la montée de l’islam tant en Algérie que dans de nombreux pays où cette religion affirme sa domination ? Wassyla Tamzali pose les premiers jalons du débat : « Certains parlent de régression, ce qui me gêne car il ne s’agit pas de retour en arrière » (p. 78). Dans la religion telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, l’avocate veut voir « une manifestation de notre présent, dans le sens qu’il est le produit du monde d’aujourd’hui et qu’il répond aux besoins et aux attentes d’aujourd’hui ». La militante refuse de tourner le regard du lecteur vers le passé, en direction d’une culture archaïque, d’un cheminement régressif de la civilisation. Elle pointe de la plume un symptôme, le signe d’une fracture du présent, d’un échec dans l’histoire universelle de la civilisation. Non pas un mouvement régressif, un retour à un autrefois mythique, mais le constat d’une déflagration qui a tourné à la discorde.

Certes, mais comment ne pas admettre l’importance des facteurs religieux dans le processus de civilisation ? Car, au-delà du constat, il se passe quelque chose d’essentiel, rappelle Michelle Perrot « Vous insistez à juste titre sur les facteurs religieux, sur l’existence d’aujourd’hui, en France et dans le monde, d’un islam conquérant, clé d’un islamisme négateur des libertés, notamment de celles des femmes ». Le rôle (la mission ?) de l’historien(ne) n’est pas de s’arrêter au constat et d’exprimer son émotion voire sa colère. Autrement dit, l’histoire de n’arrête pas sur un présent, aussi édifiante, aussi alarmante, l’actualité soit-elle. L’investigation approfondie s’impose, elle est même essentielle. « Cela, il faut le documenter pour le connaître, le refuser, le combattre, comprendre comment le social et le religieux interfèrent » (p. 105) réplique-t-elle : l’historienne a parlé. Au-delà de l’observation, l’investigation du chercheur dans le réel en marche, la plongée dans l’archive, l’analyse des forces en présence, la menace qui pèse sur la liberté, sur les libertés, celles de tous et de toutes, avant et afin de passer à l’action pour défendre les valeurs d’universalité.

Surgissent les questions des peurs, peur de l’autre, aux multiples visages, aux diverses apparences, souvent contradictoires avec la réalité historique : « dans les années 1950-60, celles de la guerre d’Algérie, pour les travailleurs immigrés, on ne parlait pas des Arabes, (me semble-t-il), mais des "Nord-Africains" ou des "Maghrébins", toujours avec une certaine crainte. Alors que ce sont eux qui étaient menacés » (p. 121). Cette fois encore, compte la désignation, les mots de la langue, la stigmatisation née de la peur de l’autre, perçue comme une menace. Question cruciale : comment dès lors penser l’altérité dans l’universalité ?

Au cœur de la volonté universaliste surgissent les problèmes de la réconciliation, celle entre la France et l’Algérie, à l'image de leurs discussions autour du rapport remis par Benjamin Stora au Président Macron. Ou plutôt entre les Algériens et les Français, c’est-à-dire aussi entre les Françaises et les Algériennes. Faut-il en espérer un consensus, l’attendre, le souhaiter ? Michelle Perrot se prononce : « les oppositions, du moins les divergences, révèlent mieux les problèmes que le consensus qui risque de les masquer ». Comment masquer en effet ce que la guerre a montré ? Plus précisément, « l’image insupportable » qu’elle a donnée de la République, une image « inconciliable avec les Droits de l’homme » souligne Michelle Perrot.

La belle formule d'Hannah Arendt, citée à plusieurs reprises, selon laquelle la vraie liberté n'est pas de choisir entre deux options mais d'en inventer une troisième, reflète à merveille ce dialogue intense et passionnant entre Michelle Perrot et Wassyla Tamzali. Elles ne se contentent pas de comparer deux situations sociohistoriques ; elles engagent un réel échange, facilité certes par le partage de valeurs et de combats communs, et nourri par leurs perspectives respectives d'historienne et d'avocate.

Citer cet article

Référence électronique

André Rauch et Benjamin Caraco, « Michelle Perrot et Wassyla Tamzali, La tristesse est un mur entre deux jardins », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2022, mis en ligne le 20 avril 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1190

Auteurs

André Rauch

Université de Strasbourg

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Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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