Christophe Charle, Paris, « capitales » des XIXe siècles

Paris, Points-Seuil, 2021

Bibliographical reference

Christophe Charle, Paris, « capitales » des XIXe siècles, Paris, Points-Seuil, 2021, 672 pages.

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L’étude de Paris et des capitales culturelles occupe déjà une place importante dans le travail de Christophe Charle : de Paris fin de siècle, culture et politique (Le Seuil, 1998) à Théâtres en capitales, naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914 (Éditions Albin Michel, 2008), d’abord. Il faut y associer la direction scientifique de plusieurs ouvrages collectifs sur les capitales. Son Paris, « capitales » des XIXe siècles est donc loin d’être un coup d’essai pour l’historien mais se présente plutôt comme la synthèse de recherches menées au long cours.

Le titre de ce nouveau livre, inspiré de celui de Walter Benjamin sur les passages parisiens, adopte le pluriel puisqu’en ce siècle, « Paris se trouvait être l’un des centres majeurs de tous les conflits qui traversaient la France, l’Europe et même le monde » (p. 9). Ce contexte de « discordance des temps » reprend l’un des concepts forgés par Christophe Charle dans un précédent essai historique. À ces raisons évidentes, il en ajoute une plus personnelle : son histoire familiale, celle d’un Parisien de la quatrième génération, fait assez rare dans une ville caractérisée par le fort renouvellement de sa population. Le lien affectif qui lie l’historien à son objet est répandu dans ce cas précis, l’histoire de Paris étant marquée par des sentiments très forts, d’attachement ou de répulsion.

La capitale compose par ailleurs un objet que l’on qualifiera d’histoires plurielles : culturelle, sociale, politique ou encore comparée. À cette échelle Christophe Charle propose une synthèse de ses travaux antérieurs, qu’ils aient porté sur les universitaires, les intellectuels, le théâtre, la presse ou la société française. L’histoire de Paris s’inscrit dans un nœud complexe de volontés antagonistes remettant en question sa position au sein de l’espace national : entre centralisation, décentralisation et déconcentration, entre une Europe nouvelle qui fait la part belle aux régions et un paradoxal retour en grâce de la capitale en tant que métropole dans le contexte concurrentiel de la mondialisation. Écrire son histoire au XIXe siècle permet de revenir à l’époque de la centralisation triomphante et, ce faisant, nous éclaire et nous offre du recul sur certaines difficultés et certains choix contemporains. L’historien évoque aussi la question plus large de la ville et de ses « pathologies » : insécurité, intégration de ses populations, relation avec ses banlieues et ses périphéries, mixité sociale, etc.

Paris est une capitale traversée de courants contraires, de révolutions et d’innovations, une ville très peuplée qui devient une source d’inquiétudes. À cela s’ajoute une capitale symbolique, celle d’un mythe, qui se développe au cours du XIXe siècle (1815-1914). Trois étapes de ce développement fournissent autant de parties au livre : « L’accélération du temps lié au nouveau régime de la modernité fait de chaque séquence un nouveau siècle, qui tente de répondre aux problèmes du siècle antérieur et produit immanquablement de nouveaux problèmes à la séquence suivante. » (p. 14-15). L’historien veut nous faire « comprendre ce moment unique et spécifique d’empilement et de démultiplication des fonctions capitales, et de tenter d’en suivre les logiques et les effets. » (p. 15). Ainsi, bien que Paris ne soit pas la capitale la plus avancée dans tous les domaines abordés, elle arrive à capter l’attention de son époque par la combinaison de ses différentes facettes, tout comme elle attire par la concentration des ressources qu’elle propose, sa liberté et « l’atmosphère de contestation des orthodoxies » (p. 17) qui y règne.

Revers de la médaille, cette « fonction internationale » a un impact sur la vie de sa population. Elle entraîne une politique de prestige, paradoxale car allant à l’encontre parfois de pouvoirs plutôt libéraux au cours de la période – et donc en faveur d’une faible intervention de l’État – ou de gouvernements cherchant à réduire la place de la capitale dans la vie nationale. En témoignent les grands travaux entrepris sous le Second Empire, voire pendant la Troisième République qui poursuit et amplifie par exemple l’accueil des expositions universelles. La centralisation se trouve renforcée par la mise en place de différents réseaux, le chemin de fer en particulier. En dépit de cette prégnance étatique, la capitale semble échapper progressivement au seul souverain pour devenir la capitale de la Nation et du peuple, générant des affrontements violents et réguliers entre sa population et les pouvoirs.

Afin de saisir au mieux l’histoire de la capitale, Christophe Charle varie les échelles : des grandes évolutions aux tableaux, du macro au micro, et il n’hésite pas à recourir à la littérature pour approcher certains aspects. D’autant que le développement des moyens de transport et l’annexion de communes limitrophes contribuent à modifier la perception de l’espace par ses habitants mêmes et par ses gouvernants successifs. Ces difficultés ne concernent donc pas seulement l’historien d’aujourd’hui mais valent également pour les acteurs et observateurs du XIXe siècle : « On constate, en gros, un décalage d’une génération au moins entre un problème urbain criant et sa résolution plus ou moins efficace. » (p. 28). Christophe Charle avance trois raisons afin d’expliquer ce hiatus persistant : le modèle de la « ville classique » des concepteurs et décideurs inadapté à de nombreuses problématiques (notamment sociales), les tensions entre les intérêts socio-économiques des populations présentes et le rôle de capitale politique d’un État centralisateur (telle l’enceinte militaire qui corsette la croissance de la ville – à la différence de Londres ou Berlin), et enfin les conflits entre les différentes fractions dominant et organisant le tissu urbain. C’est dire que les classes dominées ne pèsent guère, sauf épisodiquement lors de revendications et/ou d’accès de violence, sur les choix d’aménagement.

Paris, « capitales » des XIXe siècles se déploie donc à la fois de manière chronologique et thématique. La première partie (« Capitales des discordances 1815-1851 ») plante le décor dans l’espace géographique, démographique et politique de la ville, pointe la composition de sa population, révèle ses pathologies médicales et sociales, présente les classes sociales et les activités concrètes, sans oublier de montrer ses aspects récréatifs et culturels et d’en retracer les différents épisodes révolutionnaires. La deuxième partie (1851-1871) couvre le Second Empire et l’épisode de la Commune. Christophe Charle évoque bien sûr longuement l’action du baron Haussmann et la métamorphose de la capitale, la naissance des quartiers bourgeois à l’ouest, la survivance des vieux quartiers ouvriers et l’émergence de nouveaux faubourgs avec l’annexion des communes limitrophes, avant d’exposer les épreuves de la guerre contre la Prusse et la terrible crise de la Commune. Enfin, dans une troisième et dernière partie (1872-1914), Christophe Charle revient sur la « reconstruction symbolique » de la capitale avec l’avènement d’un nouveau régime républicain, qu’accompagne le renouveau de l’université de Paris. La ville retrouve le statut de capitale politique d’une république pourtant plus provinciale, comme le suggèrent les origines de ses dirigeants et les préoccupations de ses électeurs. Paris s’affirme alors comme la ville des médias et des spectacles, des avant-gardes littéraires et artistiques, des intellectuels, mais aussi comme celle des contrastes économiques et sociaux.

L’enquête offre aussi une rubrique vivante et récurrente (« Vies parisiennes ») qui expose certains documents témoignant de parcours individuels d’illustres ou d’inconnu(e)s. L’historien achève son propos sur le triste constat de la dégradation des conditions de vie des classes populaires : « Capitale pour tout hormis le bien-être du plus grand nombre, Paris fin de siècle s’enfonce dans un régime politique et urbain anachronique. » Il estime qu’un « fil directeur sort de l’écheveau des temps mêlés, malgré l’incomplétude inévitable de cet inventaire toujours à reprendre et à poursuivre. C’est à la fois l’extrême singularité mais aussi, malgré cette singularité, l’universalité historique parisienne. » (p. 600). Il existe un « mythe parisien » : celui de la « cohabitation des contraires » : « politiques (réaction et révolution) », « sociaux (élites et peuples affrontés) », « culturels (avant-gardes et cultures commerciales de masse) », « religieux (mouvements croyants militants et mouvements anticléricaux violents) », sans oublier les « antagonismes de genre ». Paris constitue sur cette période un « laboratoire dans tous les domaines » (p. 601).

Cette étude multidimensionnelle, qui va des statistiques aux extraits d’œuvres littéraires, représente une combinaison réussie d’histoires sociale, culturelle et politique. Avec le talent qui lui est habituel, l’auteur fait un recours fréquent à la comparaison avec d’autres capitales européennes afin de remettre son histoire en perspective. Les passages obligés – 1830, 1848, le Paris d’Haussmann ou celui de la Commune – sont très maitrisés et contribuent à la grande qualité de cette vaste fresque historique. Notons au passage la franchise méthodologique de l’historien ainsi que la fluidité de son écriture qui offrent un réel plaisir de lecture tout au long des plus de 600 pages qui composent cette somme. Un tel exercice impose évidemment de faire des choix ; cette histoire de Paris aurait pu ainsi aborder davantage les pratiques sportives (spectaculaires incluses1), alimentaires et gastronomiques des Parisiens.

1 Cf. André Rauch, Boxe, violence du XXème siècle, Paris, Aubier, 1992 : l’auteur revient notamment sur la prolifération de spectacles de boxe dans le

Notes

1 Cf. André Rauch, Boxe, violence du XXème siècle, Paris, Aubier, 1992 : l’auteur revient notamment sur la prolifération de spectacles de boxe dans le Paris de la Belle Époque.

References

Electronic reference

Benjamin Caraco, « Christophe Charle, Paris, « capitales » des XIXe siècles », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2022, Online since 15 mars 2022, connection on 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1163

Author

Benjamin Caraco

Centre d’histoire sociale des mondes contemporains

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