Alain Corbin, Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance

Paris, Albin Michel, 2020.

Bibliographical reference

Alain Corbin, Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance, Paris, Albin Michel, 2020, 282 p.

Text

D’ordinaire, l’histoire de la connaissance suit le rythme des découvertes scientifiques. L’historien y inventorie les progrès successifs des savoirs. Alain Corbin prend le contrepied de cette méthode : il s’intéresse plus au recul de l’ignorance qu’à la progression des savoirs. Mieux encore, il se propose d’analyser un « feuilletage des ignorances ». Car s’il existe une unité relative dans les progrès de la science, l’ignorance, quant à elle, se reconnaît aux carences, aux manques du savoir ou aux obstacles qui retardent les connaissances.

La démarche de ce nouveau livre tire son sens d’une seconde intention qui porte sa signature. Il va à la rencontre de gens différents de nous, veut les comprendre, tels qu’ils sont à un moment donné de l’histoire et non les juger à partir de nos connaissances actuelles. La mission qu’Alain Corbin confie à l’historien, c’est d’adopter le point de vue du voyageur parti remonter le temps. Le ton est donné dès les premières lignes de l'introduction : « Comprendre les hommes du temps jadis suppose de prendre en compte ce qu’ils ne savaient pas ». Le livre se lit ainsi comme un Manifeste d’une histoire compréhensive. L’exploration des progrès de la science commence par la mise en lumière des « gens » eux-mêmes, de ce qu’ils ne savaient pas jusque-là. Plus que les sciences, interroger les gens, avant d’enregistrer le progrès, se demander ce qu’ils ignorent et comment ils avancent. En un mot, il s’agit de « nous mettre à la place de ceux qui ont été témoins de tant de phénomènes sans pouvoir les expliquer » (p. 144).

Le projet déborde la question de l’histoire des sciences. Il questionne ce que l’on fait – et ce qu’on sait – quand on ne sait pas. Alain Corbin ouvre de ce fait largement les portes à la fiction littéraire et à la poésie. En l’absence de savoir, il y a place pour l’imagination, et c’est la mission de l’écrivain ou de l’artiste que de remplir le vide de l’ignorance. À titre d’exemple, les années 1900 restent marquées par l’influence des grands romans de Jules Verne (Cinq Semaines en ballon, Voyage au centre de la Terre, Vingt Mille Lieues sous les mers…) qui accompagnent le « recul de l’ignorance » scientifique des dernières décennies du XIXe siècle.

Mythes, légendes, rêves sont fécondés par l’ignorance. Alain Corbin invite ainsi son lecteur aux grandes rêveries qui ont plongé les contemporains dans les fonds insondables des mers, les profondeurs telluriques de la terre, les aventures au pinacle des montagnes inconnues et redoutées, les équipées fantastiques dans les altitudes de l’espace aérien. Les poètes romantiques allemands, Goethe, Schelling ou Novalis avaient apporté images, émotion et passions aux abysses, « très froids ou très ardents, immobiles ou traversés de courants ». Plus tard Victor Hugo a consacré au Rhin, qui « réunit tout » et dont il poétise le cours, les élans mémorables que lui inspire la contemplation de « ce fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur, sauvage mais majestueux » (p 208). C’est donc aussi à une histoire des peurs et des enchantements que nous invite ce livre, selon une formule tranchante de son auteur : « la peur de l’ignoré est particulièrement torturante. Elle stimule le rêve » (p 63).

Le livre couvre la période qui court de 1755 (le tremblement de terre de Lisbonne) à la Première Guerre mondiale. Fondée sur les documents, écrits et traités d’époque, l’enquête tire profit des synthèses contemporaines sur l’histoire des événements et elle date les progrès des sciences de la Terre : géologie, vulcanologie, glaciologie, météorologie. Elle rappelle ainsi les avancées très limitées du XVIIIe siècle, l’accélération des découvertes dans la première moitié du XIXsiècle, les progressions significatives après 1860.

La démarche est révélatrice : en choisissant pour exemple l’histoire de la terre, cette inconnue, Alain Corbin la fait d’abord trembler : « À Lisbonne, le 1er novembre 1755, le jour de la Toussaint, à neuf heures quarante du matin, quatre secousses se produisirent en neuf minutes et le ciel s’obscurcit de vapeurs sulfureuses, etc… » écrit-il page 23. Sous sa plume, la catastrophe qui fit, dit-on, plus de dix mille morts, n’est pas seulement un terrible tremblement de terre. Elle inaugure aussi un brutal tremblement au cœur des savoirs. Peu de temps auparavant, Bossuet pensait encore que la terre avait six mille ans et les thèses « diluvialistes » sont restées présentes plus d’un siècle après la rédaction du Discours sur l’histoire universelle (1681). C’est dire que les ignorances « des clercs » ont leur propre histoire, celle de l’hésitation et de la perplexité : et c’est bien pourquoi « L’essentiel pour l’historien est de ne jamais perdre de vue l’indécision » (p. 41).

Les questions essentielles surgissent sur l’âge de la Terre, sa structure, les abysses marins, les glaciers, les météores, la fascination pour les volcans. Que savait-on au XVIIIe siècle de l’avancée des glaciers ? « Jean-Étienne Guettard estimait en 1762 qu’ils étaient les restes d’une ancienne montagne érodée, puis disparue ». En 1778, Jean-André Deluc affirmait que leurs blocs irréguliers portaient le témoignage d’une explosion souterraine. On pensait même couramment qu’ils résultaient d’un transport par la boue lors d’un « ou de plusieurs déluges » (p 83-84). À quoi il convient d’ajouter que dans les années 1840, les fonds marins étaient totalement mystérieux, en 1870 encore, de nombreux savants pensaient qu’une mer recouvrait les pôles. Et par ailleurs qui connaissait la stratosphère en 1900 ?

L’histoire du recul de l’ignorance inclut celle des institutions qui y ont contribué. Les écarts de connaissance entre les élites savantes et le peuple et entre les individus eux-mêmes se réduisent avec la vulgarisation, cette forme moderne du recul de l’ignorance. Les sociétés savantes, les bibliothèques – de tous ordres et de tous niveaux, les universités populaires (apparues à la fin du XIXe siècle), les expositions universelles (celle de 1900 à Paris en particulier), les organes de presse, la scolarisation, offrent à notre regard le chantier de cette « reculade » que ce beau livre nous invite à suivre.

References

Electronic reference

André Rauch, « Alain Corbin, Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2021, Online since 15 mars 2021, connection on 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1150

Author

André Rauch

Université de Strasbourg

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