Samuel Boussion, Mathias Gardet, Martine Ruchat, L’Internationale des républiques d’enfants, 1939-1955

Paris, Anamosa, 2020

Bibliographical reference

Samuel Boussion, Mathias Gardet, Martine Ruchat, L’Internationale des républiques d’enfants, 1939-1955, Paris, Anamosa, 2020, 480 p.

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Cet ouvrage fait à la fois œuvre de synthèse et de recherche de première main sur un phénomène qui n’avait encore jamais été abordé à l’échelle de l’Europe entière : le phénomène des « républiques d’enfants » qui a émergé au moment de la Seconde Guerre mondiale et s’est développé dans l’après-guerre. Enfants orphelins, enfants juifs cachés, enfants de républicains espagnols, rescapés de la Shoah et de la guerre, enfants grecs victimes de la guerre civile dans leur pays… Ces « maisons d’enfants » (appelées aussi « villages d’enfants », « homes », « communautés », « républiques...), qui naissent en France, en Italie, en Suisse ou dans d’autres pays d’Europe, ont pour point commun d’avoir adopté le principe du self-government, l’autogestion, la participation active des enfants à toute la vie collective, avec des « conseils municipaux » d’enfants, des « tribunaux d’enfants », etc. Ces républiques d’enfants, soulignent les auteurs, ont eu un retentissement médiatique important à l’époque, suscitant des articles de presse nombreux et même la réalisation de films.

Les adultes dirigeant ces micro-expériences ont été rassemblés par l’Unesco en 1948, lors d’une conférence internationale des directeurs de villages d’enfants, réunie à Trogen (Alpes suisses), lieu où s’est construit le village d’enfants Pestalozzi. Des structures transnationales ont été créées, comme la Fédération internationale des communautés d’enfants (FICE), ou l’Union internationale de secours aux enfants (UISE). Ces républiques d’enfants ont bénéficié du parrainage ou du soutien financier de différentes institutions, comme l’American Friends Service Committee, branche humanitaire de l’Église quaker américaine.

L’Unesco a joué un rôle de catalyseur et de fédérateur, avec notamment son « Département de Reconstruction et de Réhabilitation du système éducatif », dirigé à partir de janvier 1947 par le dynamique Bernard Drzewieski. Ce dernier fait cette année-là une tournée aux Etats-Unis et au Canada pour lever des fonds et mobiliser des soutiens. L’Unesco met alors en place le TICER : Temporary International Council for Educational Reconstruction, qui fédère plus de 30 organisations internationales se consacrant à la reconstruction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’approche des auteurs est à la fois historique, institutionnelle, pédagogique, et psychologique. En effet, ces institutions ont été pensées à la fois par des pédagogues, comme l’Américain Carleton W. Wahsburne, des militants, comme le communiste italien Gino Ferreti, et des psychologues ou psychiatres, comme le Français Louis le Guillant. Il s’agit bien souvent de venir en aide à des enfants traumatisés par la guerre et par la perte de leur famille, et de « dé-fasciser » ou « dé-nazifier », donc de ré-éduquer, des jeunes Italiens ou des jeunes Allemands. L’objectif de ces républiques d’enfants est donc à la fois humanitaire et pédagogique.

Le livre, qui présente des petites biographies des fondateurs de ces républiques d’enfants, est richement illustré par des photographies, des reproductions d’articles de presse, ou de journaux et de dessins réalisés par les enfants eux-mêmes. D’après ces documents, notamment ceux émanant de la république d’enfants de Moulin-Vieux dans l’Isère (qui a même organisé un camp international d’enfants en 1949), les enfants ont été heureux et se sont épanouis dans ces structures qui leur offraient à la fois sécurité, éducation, liberté et épanouissement. Afin d’apprécier et évaluer le résultat de cette éducation alternative, il aurait été précieux de pouvoir disposer des témoignages (recueillis de nos jours, a posteriori) d’anciens enfants de ces structures, sur leurs souvenirs et leur appréciation de cette expérience dont ils ont été parties prenantes.

Les auteurs évoquent aussi les enjeux politiques, en cette période de début de Guerre froide. Ils soulignent qu’ainsi, « des enfants [sont] pris en otage dans la guerre froide ». En effet, certains des directeurs de ces communautés d’enfants sont de tendance communiste. Cela suscite des tensions, notamment avec les États-Unis, qui commencent à développer une phobie anti-communiste. Ainsi, les enfants de ces petites « républiques » se retrouvent « pris dans les tensions Est-Ouest » (p. 367). En effet, les États-Unis soupçonnent des directeurs de villages d’enfants – et même des agents de l’Unesco comme Bernard Drzewieski – d’être communistes, tandis que, du côté du bloc de l’Est, la Pologne dénonce ce qu’elle perçoit comme des « marchands d’enfants », comme un « rapt judiciaire d’enfants polonais » (p. 386), face au projet d’« américaniser », au moyen de ces petites républiques, des enfants polonais nés en Allemagne de mères déportées.

Ainsi, comme l’analysent très bien les auteurs, « les enfants [sont] un enjeu politique » (p. 397) : mieux, ces républiques d’enfants sont au cœur d’enjeux à la fois pédagogiques, humanitaires, psychologiques et politiques.

À partir de 1949, les blessures de la guerre commençant à se refermer progressivement, les directeurs de ces structures envisagent de poursuivre ces expériences de républiques d’enfants avec des enfants « inadaptés » ou des « cas sociaux ». Cependant, ces expériences vont peu à peu se tarir.

Cet ouvrage riche et passionnant a le mérite de proposer un éclairage approfondi sur ces expériences d’éducation alternative développées simultanément dans plusieurs pays d’Europe, en ne se limitant pas à une seule étude monographique, et d’aborder les multiples enjeux que ces expériences soulèvent, au carrefour de l’histoire culturelle, de l’histoire des relations internationales, et de l’histoire de l’éducation et de la psychologie.

References

Electronic reference

Chloé Maurel, « Samuel Boussion, Mathias Gardet, Martine Ruchat, L’Internationale des républiques d’enfants, 1939-1955 », Revue d’histoire culturelle [Online],  | 2021, Online since 15 mars 2021, connection on 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1145

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Chloé Maurel

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