Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle

Paris, CNRS éditions, 2020, 416 p.

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Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS éditions, 2020, 416 p.

Texte

« Tant que le théâtre est en crise, il se porte bien » aurait affirmé Jean Vilar. Jamais boutade n’a semblé plus juste ! Et l’ouvrage de Pascale Goetschel Une autre histoire du théâtre, discours de crises et pratiques spectaculaires France XVIIIe-XXIe en fait une analyse érudite et convaincante. L’auteure s’est plongée dans de multiples fonds d’archives, a lu des milliers de pages de critiques, d’auteurs dramatiques, d’essayistes et a constaté que « les motifs de récriminations se répètent à l’infini » quelle que soit la situation du spectacle vivant. « À la charnière du XIXe et du XXe, la "crise du théâtre" s’est installée comme discours constitué » et pourtant constate Pascale Goetschel le théâtre ne s’est « jamais aussi bien porté en France ».

En effet, si la période étudiée qui couvre plus de trois siècles, se déroule sous des régimes politiques différents qui manient ou non la censure, favorisent l’ouverture de nouveaux théâtres ou au contraire les contraignent à fermer, le discours est toujours le même : il faut revenir à un « âge d’or » qui, et Pascale Goetschel le démontre bien, n’a jamais existé que dans l’esprit nostalgique d’une grande partie de ceux qui se lamentent sur le sort du théâtre.

Les causes et les arguments peuvent différer de décennie en décennie, le constat demeure : les critiques font appel à toutes les ressources du vocabulaire de la déploration (ils parlent de marasme, dégradation, maladie, déclin, décadence, décomposition morale voire immoralité, dégénérescence…) pour qualifier la situation du théâtre qui se révèle, grâce aux documents que Pascale Goetschel fournit (les graphiques et les tableaux sont particulièrement éclairants), généralement très éloignée de la vision négative de ses contempteurs. D’autant que bien souvent les arguments déployés par les uns et les autres peuvent se révéler totalement antinomiques : le théâtre est pour les uns replié sur lui-même, trop franco-français, mais pour les autres, au contraire, fait la part trop belle aux dramaturgies étrangères. Jules Lemaître accuse le théâtre d’être atteint « d’une inquiétante septentriomanie » et regrette l’invasion de Strindberg, Ibsen, Bjornson ou Hauptmann au détriment des Sardou, Dumas ou Augier. Plus tard un autre critique déplorera l’influence d’Ibsen – toujours lui ! – sur le théâtre européen quand, dit-il, les drames de Bernstein sont peu joués à l’extérieur de la France : affirmation tout à fait hasardeuse car les pièces de Bernstein sont presque toutes traduites et représentées en Europe – et pour certaines adaptées au cinéma.

En réalité, peu importe que leurs arguments ne soient soutenus par aucune véritable analyse : aborder la « crise du théâtre » est une façon pour ces critiques, essayistes ou auteurs dramatiques de parler de la société de leur temps et de plaquer sur le théâtre leurs opinions politiques. Si l’on étudie un certain nombre de thèmes qui sont repris de saison en saison, on peut sans beaucoup se tromper tracer une cartographie des débats qui agitent la société, l’histoire de ses peurs, de ses replis ou de ses rêves et définir la frontière entre conservateurs et progressistes. La notion de théâtre populaire ou de théâtre du peuple qui va agiter artistes, intellectuels et politiques durant des dizaines d’années est l’exemple parfait de cette opposition politique. Un certain nombre de textes instrumentalise le théâtre pour en faire le lieu de « la lutte des classes » : le bourgeois responsable de tous les maux et principalement d’un théâtre avilissant opposé au « peuple » qui souhaiterait un théâtre instructif et édifiant...

Mais les deux camps se rejoignent en général sur le thème des mœurs qui se relâcheraient et gangréneraient le théâtre : le mot pornographie revient à de nombreuses reprises et sous diverses plumes. Ce serait la faute des femmes dont il faudrait se débarrasser « car elles prenaient trop d’importance, envahissaient la scène et conduisaient le théâtre à la décadence » ; la faute des spectateurs plus intéressés par le fait de se montrer aux entr’actes que d’assister au spectacle, du répertoire qui s’emparerait de sujets indignes de la scène… La litanie des raisons de la dégradation des mœurs est sans fin et occupe une grande partie des critiques.

Le mercantilisme est aussi un sujet rassembleur : le théâtre serait aux mains des « mercantis de la rampe » sans scrupules. Ces mercantis qui auraient fait main basse sur le théâtre car cela « rapporte » sont très vite désignés : ce sont les directeurs de théâtre juifs qui ne jouent que des œuvres israélites dégradantes pour un public de coreligionnaires, grâce à la complicité des critiques sémites… La critique des critiques, responsables du « mauvais goût » du public est elle aussi récurrente : ce serait une critique qui ne permet pas la réflexion, une critique qui à l’image des journaux dans lesquels elle s’insère, ne « s’élève pas au-dessus du fait divers » : « Quant à l’autre critique, celle des journaux […] Absence de courant, de discussion. Nulle théorie, nulle fièvre ! »

Mais il est un moment où cette « crise du théâtre » semble bien réelle : c’est durant les années 1930. Pascale Goetschel dévoile des chiffres qui ne laissent plus aucun doute : le nombre de théâtres qui ont été fermés (il y a 101 théâtres à Paris en 1928, 64 en 1936), d’artistes qui n’ont plus de travail (1 498 étaient employés régulièrement en 1928, seulement 598 en 1935) révèlent une situation « objectivement dégradée ». Et le tableau qui présente la transformation des music-halls de province entre 1919 et 1937 ou celle des casinos de banlieue est accablant : ils sont à peu près tous fermés ou transformés en cinéma… Quant aux théâtres de province, s’ils continuent d’exister, ils voient leurs subventions fortement réduites car de nombreuses municipalités se désintéressent de leur sort. La concurrence du cinéma a bien été mortelle pour un certain nombre de lieux de spectacles et de variétés.

Sous le Front Populaire, le théâtre a joué un rôle important et ce n’est pas étonnant : Léon Blum n’a-t-il pas été critique dramatique durant une vingtaine d’années ? Mises en scène de grandes œuvres théâtrales – celles de Romain Rolland par exemple –, ou création de spectacles collectifs doivent célébrer « l’avènement de temps nouveaux ». Pourtant Naissance d’une cité de Jean-Richard Bloch, spectacle total s’appuyant sur de nouvelles techniques est un échec cuisant : le public – et les critiques – ne comprennent pas cette pièce peut-être trop en avance sur son époque. Quant aux rapports sur la situation du théâtre que demande Jean Zay, ministre de l’éducation nationale et des Beaux-Arts, ils ne font que reprendre un certain nombre de doléances passées. Et le débat sur le théâtre populaire est plus que jamais relancé…

Si la notion de « crise du théâtre » aux XIXe et XXe siècles est très minutieusement documentée, elle est survolée pour le XXIe siècle pourtant indiqué dans le sous-titre. Certes ce siècle n’a qu’une vingtaine d’années mais la crise de 2005 autour de l’artiste invité Jan Fabre1, lors du festival d’Avignon, qui a rejoué la querelle des Anciens et des Modernes, et qui a donné lieu à deux ouvrages, de multiples articles dans les journaux et de nombreuses tables rondes, a été emblématique du débat contemporain autour du théâtre… très proche des débats des siècles derniers!

Le livre de Pascale Goetschel est passionnant, riche d’une documentation impressionnante qui montre à quel point le théâtre était au centre des préoccupations de la société : les empoignades vigoureuses avaient le mérite de provoquer des débats sans cesse renouvelés et si revenaient les mêmes récriminations – on sourit souvent devant l’outrance et la mauvaise foi de certains propos et leur répétition… – le théâtre faisait partie de la vie ! Alors que nos politiques ont déclaré que le théâtre faisait partie des biens « non essentiels » et ont acté sa mort provisoire, on comprend mieux la phrase de Vilar : « Tant que le théâtre est en crise, il se porte bien » !

1 Ses spectacles violents avec scènes de sexe et de scatologie ont heurté une grande partie du public qui est sortie en s’indignant bruyamment.

Notes

1 Ses spectacles violents avec scènes de sexe et de scatologie ont heurté une grande partie du public qui est sortie en s’indignant bruyamment.

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Référence électronique

Chantal Meyer-Plantureux, « Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires – France, XVIIIe-XXIe siècle », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1142

Auteur

Chantal Meyer-Plantureux

Université de Caen

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