Jean-Yves Frétigné et Aurélien Poidevin, L’administration des institutions culturelles en France et en Italie

Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2020.

Référence(s) :

Jean-Yves Frétigné et Aurélien Poidevin, L’administration des institutions culturelles en France et en Italie, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2020, 220 p.

Texte

Comment évoluent les rapports de l’État-nation, déjà bâti ou en construction, et la sphère de la création et de la diffusion culturelles ? C’est à cette question formulée par Jean-François Sirinelli dans la préface que cet ouvrage tente de répondre. Il est le fruit d’un colloque1 portant sur l’administration des institutions culturelles en France et en Italie des années 1860 à la Libération, organisé par deux membres du Groupe de recherche d’Histoire de l’Université de Rouen-Normandie (GRHis) : Jean-Yves Frétigné, maître de conférence en histoire, spécialiste d’histoire politique et intellectuelle de l’Italie (XIXe-XXe siècles) et des relations franco-italiennes, et par Aurélien Poidevin, professeur agrégé d’histoire, spécialiste de l’histoire administrative, politique et sociale du spectacle vivant (XIXe-XXe siècles). Son objet est l’étude de l’action de la puissance publique à l’œuvre dans ce qui peut être appelé une « protopolitique culturelle » (préface). Le choix d’une perspective croisée associant histoire culturelle et histoire de l’État en mobilisant les outils de l’histoire administrative permet de se placer dans le sillage des renouvellements historiographiques des années 1990 tant en histoire culturelle, en histoire des politiques culturelles et des politiques du patrimoine qu’en histoire administrative. L’appréhension de ces politiques se fait notamment à l’échelle de l’établissement, par exemple le musée, pour mettre l’accent sur l’histoire des politiques du patrimoine, longtemps demeurées le parent pauvre de l’histoire culturelle comme l’a constaté Philippe Poirrier2. L’approche comparatiste proposée vise à présenter de nombreuses études de cas sur ces deux terrains et à faire de cet ouvrage un laboratoire expérimental permettant d’esquisser de premières conclusions sur le rôle de la puissance publique dans le développement des institutions culturelles. Rassemblant des chercheurs français et italiens, l’ouvrage se divise en treize études de cas, s’articulant autour de quatre axes : la définition de la politique culturelle, sa temporalité, les logiques centralisatrices et décentralisatrices à l’œuvre et la question de l’instrumentalisation de l’art à des fins de propagande.

Parler de politique culturelle avant la lettre suppose de chercher à mieux circonscrire cet objet. Michel Biard recherche ainsi si l’on peut voir dans la période de la Révolution française un moment de naissance d’une politique publique de la culture. En insistant sur la continuité des pratiques de l’Ancien Régime qui s’inscrivent dans de nouvelles institutions débarrassées d’anciens blocages structurels, il identifie une période d’une nouvelle culture politique plutôt que d’une politique de la culture (p. 23-38). Du côté italien, Carlotta Sorba étudie les rapports des États italiens de la première moitié du XIXe siècle avec les institutions théâtrales et le domaine des Antiquités et des Beaux-Arts. Bien que l’intérêt des autorités publiques pour les questions culturelles soit évident dans les États préunitaires italiens, il est difficile de parler de politique culturelle officielle : les efforts de réforme et d’intervention – surtout dans les années 1820-1830 – se placent dans la continuité des politiques du début du siècle – et les États se sont surtout limités à contrôler et à surveiller (p. 39-50). Revenant du côté français, Jean-Charles Geslot s’intéresse au Second Empire et à la Troisième République et souligne le jeu de continuité-discontinuité à l’œuvre entre les deux périodes malgré le bouleversement de 1870. Le mécénat d’État et la croissance de l’intervention dans le domaine du patrimoine permettent d’établir un lien net entre les deux périodes mais le manque d’un projet global et assumé ainsi que l’absence d’une administration culturelle à proprement parler ne permet cependant pas d’identifier de véritable politique culturelle (p. 51-71).

La seconde partie a trait à l’existence d’un temps propre aux politiques culturelles par le biais d’une étude sur une série d’objets culturels. L’histoire de la revue italienne Nuova Antologia, fondée en 1866, évoquée par son directeur actuel, Cosimo Ceccuti, montre comment celle-ci est parvenue à survivre aux différents régimes et aux évolutions politiques (p. 75-81). L’action de la puissance publique en matière culturelle suit aussi un rythme propre comme le montre Stéphane Pessina à travers l’exemple de la construction du statut de l’artiste-interprète des années 1860 à la Libération, passant d’une forme d’excommunication à la double qualité de salarié et titulaire de droits de propriété intellectuelle (p. 83-99). L’étude de la censure en Italie entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle par Patrizia Delpiano constitue un autre exemple de l’évolution propre de ces politiques. Durant cette période, la congrégation de l’Index, chargée de tenir l’Index des livres, demeure l’instrument privilégié d’une forme de politique culturelle de l’Église romaine mais une rupture apparaît par le passage d’une censure secrète à une censure publique visant la plus grande emprise possible sur les esprits (p. 101-110). Outre la censure, l’Église italienne cherche aussi à réagir aux changements sociétaux et culturels de l’Italie du XIXe siècle en intervenant dans les domaines de l’édition, de la presse, de l’éducation et lors des expositions universelles comme le montre Carlo Bovolo (p. 111-120).

La troisième partie concerne les rapports centre-périphéries et réunit trois contributions italiennes car c’est sans doute l’Italie qui a le plus été marquée par l’opposition de logiques centralisatrice et décentralisatrice. Silvano Montaldo s’intéresse aux sociétés et musées italiens en Italie au XIXe siècle et observe globalement une disparition des scientifiques italiens sur la scène internationale en raison de la répression politique dont ils font l’objet et de l’absence d’un organe central incarnant la recherche scientifique en Italie (p.123-131). De 1883 à 1945, les instituts et musées italiens étudiés par Romano Ugolini souffrent aussi d’une tension entre ces deux tendances. La création d’un musée national du Risorgimento n’a initialement pas la faveur des grandes municipalités italiennes et le début du XXe voit la multiplication des musées locaux. Si des efforts de centralisation sont réalisés par l’État dès cette époque, ce n’est qu’avec le fascisme que le projet connaît une réelle accélération et que l’inauguration d’un musée national a lieu en 1935 (p. 133-143). Enfin, Simona Troilo étudie le rôle des municipalités et des institutions locales dans les politiques de la mémoire en Italie dans les premières décennies post-unitaires (1860-1880). Elle montre comment la naissance du système national de protection du patrimoine a constitué en Italie un terrain de négociation entre institutions, État et communes (p. 145-156).

Une quatrième et dernière partie s’attelle à considérer les liens entre art et propagande, montrant que c’est durant les périodes de régime autoritaire que la puissance publique paraît le plus encline à utiliser l’art à des fins de propagande. Hilaire Multon montre comment le musée, « outil de la conquête des territoires, expression des aspirations de sociétés savantes locales, porteur de valeurs démocratiques d’égal accès à l’art » (p. 159) a été un lieu de fabrique du « citoyen » de la Révolution au Second Empire, les souverains – en particulier Louis-Philippe et Napoléon III – ayant plutôt mis en avant un sentiment communautaire des citoyens qu’exalter le régime (p. 159-173). La menace de guerre déstabilise fortement les institutions culturelles qui doivent surmonter des défis tant techniques que politiques mais peut aussi alimenter une propagande militaire. L’évacuation du Louvre pendant la Grande Guerre, analysée par Claire Maingon, est ainsi l’occasion de mettre en scène la barbarie allemande et la capacité des Français à s’en protéger. Une œuvre du Louvre, La Victoire de Samothrace, impossible à évacuer devient même le symbole de la résistance française à la barbarie (p. 175-185). Les industries culturelles comme le cinéma peuvent aussi apparaître comme essentielles à contrôler. Laurent Scotto d’Ardino étudie la politique cinématographique du fascisme, et montre que le cinéma est d’abord soumis à un faible contrôle avant la mise en place d’une politique qui oscille entre politique de soutien et interventionnisme marqué (p. 187-198).

L’approche comparatiste choisie et la diversité des contributions permettent de mettre en lumière les nombreux points de convergence entre ces deux modèles dans l’évolution des rapports de l’État-nation et des institutions culturelles de la Révolution à la Libération, et ce malgré des différences notables dans les relations entre centre et périphéries ainsi que dans le rôle des municipalités qui, en Italie, cherchent fortement à valoriser leur importance locale et nationale. Un des apports majeurs de cet ouvrage réside dans la mobilisation des outils de l’histoire administrative et dans la volonté de combler certains manques de l’histoire culturelle en portant un intérêt renouvelé aux aspects techniques, économiques voire juridiques de ces questions. Le choix de changements d’échelles – de l’étude des politiques culturelles en général à la vie des établissements – conduit à souligner la complexité et la diversité des logiques à l’œuvre dans ces politiques publiques de la culture avant la lettre. Un tel ouvrage montre l’intérêt de réviser la chronologie classique des politiques culturelles et de continuer à approfondir l’étude de ces protopolitiques de la culture et du patrimoine, en particulier par le biais de l’histoire administrative et institutionnelle.

1 Ce colloque s’est tenu les 8 et 9 décembre 2016 à l’Université de Rouen-Normandie.

2 Philippe Poirrier, « Politique du patrimoine et politique culturelle », in Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge (dir.), Pour une histoire des

Notes

1 Ce colloque s’est tenu les 8 et 9 décembre 2016 à l’Université de Rouen-Normandie.

2 Philippe Poirrier, « Politique du patrimoine et politique culturelle », in Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, Comité d’histoire du ministère de la culture / Fondation de la Maison des Sciences de l’homme, p. 594.

Citer cet article

Référence électronique

Solène Amice, « Jean-Yves Frétigné et Aurélien Poidevin, L’administration des institutions culturelles en France et en Italie », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=1122

Auteur

Solène Amice

Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

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