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Field recording et fictions soniques : vers une représentation des espaces urbains

Guillaume Dupetit et Eleni-Ira Panourgia
mars 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1109

Résumés   

Résumé

Cet article expose la perspective d’un field recording basé sur la notion de fictions soniques pour examiner une réalité de l’environnement de manière protéiforme et nous conduit ici à envisager, à travers l’expérience du son, à quel point celle-ci nous permet d’agir sur les espaces et leurs représentations. La fiction sonique désigne une capacité à façonner des mondes fantastiques et virtuels par la manipulation d’espaces sonores chargés de références. Elle se situe dès lors que nous écoutons, expérimentons, digérons ou anticipons un événement sonore donné, que nous faisons appel à notre sensibilité sensorielle dans la représentation du monde qui nous entoure. Notre démarche, basée sur un dialogue entre concepts, théorie et création, emprunte ainsi tant à la pratique artistique du field recording dans sa potentialité écologique qu’aux récits récents de la fiction climatique, dans leur propension à éclairer, voire repenser notre rapport au monde.

Abstract

This article proposes an approach to field recording based on the notion of sonic fictions to examine the reality of the environment and to consider new ways to act on spaces and their representations through sound. Sonic fictions refer to our ability to shape imaginary and virtual worlds through the manipulation of sonic spaces loaded with references. This occurs when we listen, experience, perceive or anticipate a given sound event as well as when we use our senses to develop an understanding of the world around us. Our approach is based on a dialogue among concepts, theory and practice borrowing both from the artistic practice and the ecological potential of field recording and from recent narratives of climate fiction, in order to reveal or even rethink our relationship to the world.

Index   

Texte intégral   

1. Introduction

1L’idée de « fiction sonique », proposée par Kodwo Eshun en 1998 dans son ouvrage More Brillant Than the Sun1, désigne la capacité de façonner des mondes fantastiques et virtuels par la manipulation d’espaces sonores chargés de références. La fiction sonique est matérielle mais elle est aussi historique selon Holger Schulze2, sociale pourrions-nous ajouter ici. Elle se situe dès lors que nous écoutons, expérimentons, digérons ou anticipons un événement sonore donné, que nous faisons appel à notre sensibilité sensorielle pour nous représenter le monde qui nous entoure. La fiction sonique implique un modelage de notre perception, de la définition de notre réalité, de nos sens, comme un défi à notre audition pour décoder et réactiver les informations de notre environnement auditif. Sa perception, sa compréhension et son contexte en font un objet de fiction mais aussi un terrain fertile pour les activités du field recording. La perspective d’un field recording basé sur la notion de « fiction sonique » permet d’examiner le réel de manière protéiforme et nous conduit à prendre conscience de la manière dont l’expérience du son, à quel point celle-ci se présente comme un moyen d’agir sur les espaces et leurs représentations. Notre démarche emprunte ainsi tant à la pratique artistique du field recording dans sa potentialité écologique pour élaborer des imaginaires futuristes urbains qu’aux concepts récents de la fiction climatique.

2Notre approche repose sur des expérimentations héritées de la pensée du field recording, là où l’écoute environnementale initie un nouveau rapport au monde. À l’instar de nombreux artistes travaillant depuis le concept du « son-environnement3 », elle incite à une perception transformée de la réalité, dans l’instant, par la modification soudaine d’un des éléments familiers du paysage sonore. Captation, réplication des sons de la ville, effets de substitution, de métamorphose ou encore de focalisation, donnent ainsi au bruit ambiant de la ville une information sonore et musicale visant à transformer, pour l’auditeur, sa perception de l’espace et de la réalité.

3Pour tenter de mesurer pleinement les connexions que l’on peut envisager entre fictions soniques et field recording, il nous faut tout d’abord resituer l’écoute, et plus spécifiquement l’écoute immersive, au centre de notre démarche. Les fictions soniques ainsi envisagées, pour déployer pleinement leur capacité à créer une proposition autre de la réalité telle qu’on la perçoit habituellement, ou parfois même à modifier la perception du réel, nécessitent une écoute active, participative et orientée. C’est à partir de ce postulat que nous considérerons les processus d’écoute immersive en situation dans leur propension à transformer le réel. En opérant des modifications sur l’espace environnemental et en agissant alors tels des novums qui peuplent les théories de la science-fiction littéraire, l’ajout d’éléments sonores fictionnels se pose en « nouveauté étrange » dans nos habitudes de représentation et en permet une remise en cause radicale, comme une nouvelle façon de percevoir et de s’insérer dans le monde. Le son, dans cette perspective, devient alors une expérience référencée qui nécessite un engagement de l’auditeur vers sa propre représentation du monde. D’une façon semblable à celle envisagée au sein du genre littéraire de la fiction climatique, penser le field recording à travers le prisme des fictions soniques offre un lien transversal entre connaissances scientifiques sur le changement climatique et méthodes narratives.

4Puisqu’il s’agit ici de nous intéresser aux relations entre ces scénarios fictifs, imaginaires collectifs et représentations sonores, il nous semble nécessaire, dans un dernier temps, de nous appuyer sur une démarche de recherche-création afin de relier les dimensions expérientielles du field recording et les récits de fiction. Cette entreprise, au regard des travaux de création proposés en complément de cet article, vise à aborder de nouvelles façons d’intégrer le son plus activement dans les zones urbaines et d’imaginer collectivement leur état futur. Le field recording se présente ainsi comme une base à la création, un moyen d’approfondir la notion de « fiction sonique » par l’action, par le faire, et d’en préciser par là même la définition ; définition, qui, jusqu’à présent, reste elle aussi relativement mobile chez les différents auteurs qui manipulent ce terme.

2. Une création sonore environnementale vers un nouveau rapport au monde

5Les recherches menées dans les domaines de l’écologie acoustique, de l’étude des paysages sonores, de la composition à base de paysages sonores et des arts sonores, ont ouvert la voie, par leur approche artistique-sociale-scientifique du son et de l’écoute, à des formes d’art sonore environnemental4. Dans ces créations, véritables expériences du monde, le propos est orienté vers l’appréhension d’un lieu, ses dimensions physiques et spatiales, ou encore sa transformation en relation avec des questionnements sur la biodiversité et le changement climatique. En s’appuyant sur la conception du paysage sonore de R. Murray Schafer, Barry Truax invite à faire émerger « une compréhension globale de l’environnement sonore [qui] complète et étend le modèle écologique5 ». Truax observe la transition des compositions à base de paysages sonores pensées comme une documentation sonore vers le développement de versions plus abstraites au travers de paysages sonores « virtuels et synthétiques6 ». Cette bascule permet aux auditeurs de percevoir au-delà de l’état actuel, la potentialité future d’un environnement en se concentrant sur la provenance de sons et d’ambiances environnementales. Gascia Ouzounian qualifie ainsi de « fiction sonique » le résultat de ce processus, soit les compositions basées sur des paysages sonores identifiés et dont la perception se voit modifiée par la transformation des enregistrements7.

6Selon Jonathan Gilmurray, le son environnemental ou environmental sound, se réfère à une conception du son où celui-ci se définit par son contexte environnemental autant que pour ses qualités intrinsèques.8. L’écoute du son environnemental influence notre perception et notre compréhension du monde, « en nous fournissant des informations qui nous permettent de savoir ce qui se passe, où cela se passe et ce qui pourrait se passer ensuite9 ». L’importance de l’écoute environnementale et ses divers usages est présente depuis l’époque néolithique par l’utilisation créative d’espaces acoustiquement riches et de matériaux résonnants. Gilmurray constate que dans l’art sonore environnemental, la pratique du field recording se concentre sur le son d’un objet ou d’une créature, d’un phénomène, d’un événement spécifique, ou encore le paysage sonore d’un environnement plus large, pour révéler aux auditeurs des sons rares. Cette écoute peut nous fournir des nouvelles informations sur l’environnement et également contribuer à une forme de sensibilisation, voire à la préservation des sons de paysages menacés.

[Acoustic ecology] as a field defined by its concern with the acoustic environment, its focus was largely upon noise pollution and the homogenization of the soundscape rather than wider environmental issues. In recent years, however, the significant escalation of global environmental concerns has prompted an increasing number of composers and sound artists to directly respond to issues such as biodiversity loss, pollution, sustainability, global environmental justice, and climate change, through their creative practice, forming a growing movement of environmentalist – or ecoacoustic – sound art. (Jonathan Gilmurray)10

7L’ensemble de ces approches est motivé par l’objectif de révéler des problèmes environnementaux plus larges et des liens entre les humains, les lieux, les animaux et les habitats. Elles nous invitent à écouter les changements de notre environnement et à nous interroger sur notre façon de nous intégrer dans le monde.

8Bernie Krause a introduit les termes géophonie, biophonie et anthropophonie pour articuler la provenance et la signification écologique des enregistrements de paysages sonores11. La géophonie comprend des sons « non biologiques » issus d’un habitat, tels que le bruissement des plantes sous l’effet du vent, le ruissellement de l’eau, l’activité de la terre. La biophonie englobe les sons issus de tout être vivant dans son biome et l’anthropophonie concerne les sons produits par l’activité humaine. Dans l’œuvre de Krause, le field recording est considéré de manière artistique, utilisé par exemple dans la production musicale, le design sonore et les installations, mais aussi de manière scientifique, afin d’effectuer des observations sonores de la biodiversité. Son installation The Great Animal Orchestra (2016-2019) en collaboration avec United Visual Artists révèle des informations acoustiques sur les voix individuelles des animaux et leur activité dans les paysages sonores, en relation avec cette question fondamentale de la biodiversité. L’installation diffuse des paysages sonores enregistrés en Amérique, en Afrique et dans les océans. L’écoute de ces paysages est accompagnée d’une visualisation de sonogrammes qui mettent en évidence la modification des voix d’animaux dans le temps. Cette observation sonore des paysages nous montre également que les espèces de plus en plus menacées par l’activité humaine témoignent de paysages sonores qui risquent de tomber dans le silence.

9Le projet collectif Sounding Soil (2018) est une autre illustration de ces orchestres du vivant. Il donne à entendre les organismes du sol, plaçant l’écoute sous terre à l’aide des géophones. Il se présente, selon Marcus Maeder, directeur de recherche du projet, comme un « observatoire acoustique-scientifique12 ». Ces enregistrements souterrains relèvent des activités imperceptibles telles que la recherche de nourriture, le mouvement et la communication des collemboles, des acariens, des mille-pattes, des coléoptères, des isopodes, des mouches, des araignées, des orthoptères et des cigales. Le sol et les animaux qui l’habitent échappent souvent à notre perception directe de l’environnement ; ils en sont pourtant les éléments constitutifs sous-jacents. Écouter cette masse, autrement négligée, nous fournit une expérience sensorielle des processus actifs de la vie dans le sol et renforce ainsi la sensibilisation du public à l’écoute de l’infime et à sa préservation. Les sons varient en fonction de la taille et de la structure des corps des animaux ainsi que de leur comportement ; plus la faune du sol est diversifiée, plus la variété sonore dans un enregistrement est grande. Le temps et le lieu jouent aussi un rôle important dans ces expériences de field recordings : « les terres agricoles exploitées de manière conventionnelle sont plus silencieuses et révèlent moins de bruits différents qu’une prairie biologique13 ». Le sol forestier est aussi assez calme, car il est généralement plus frais et la faune moins active que dans un lieu ensoleillé. La pluie ou le vent peuvent être aussi entendus dans ces field recordings souterrains, « la pluie lorsqu’elle touche le sol et s’infiltre, ou le vent qui déplace la végétation à la surface du sol et qui est audible comme un grondement dans le sol14 ». D’autres sons, anthropophones ceux-ci, tels que des sons de chantiers, de trafic ou d’avions, envahissent parfois le monde souterrain et peuvent être entendus. Les enregistrements nous permettent de mieux comprendre l’activité de chaque créature et la situer en relation avec les sons de son écosystème.

10Cheryl Leonard, pendant son séjour en Antarctique en 2009 à la Palmer Research Station, a réalisé des captations de la faune et de la flore ainsi que des paysages sonores aquatiques et terrestres de la région. Dans ses pièces, les paysages de glace, les animaux et les effets des conditions climatiques en Antarctique sont combinés avec des sons provenant d’instruments à base d’objets trouvés dans la nature. Les enregistrements sont traités par le montage et la superposition. Selon Leonard, « chaque pièce a un thème différent basé sur un aspect de l’évolution de l’environnement et des écosystèmes de la péninsule antarctique, et est liée à la recherche scientifique dans la région15 ». Son approche reflète le changement climatique dans la région, conduisant à la diminution de la glace des mers, aux changements de courants et de températures dans l’océan, et son impact sur la faune et la flore. Jana Winderen travaille également sur des enregistrements en milieu aquatique et s’attache à mettre en évidence des sons que nous n’entendons ou que ne remarquons pas normalement. Son installation Rising Tide (2019) pour 30 canaux utilise des enregistrements d’hydrophones provenant de plusieurs lieux géographiques, dont la baie de Suan Gong à Chana, l’océan Pacifique, les Caraïbes et l’Atlantique, la mer de Barents et le pôle Nord. Ici encore, tous invitent le public à se concentrer sur l’écoute comme moyen d’apprendre et de s’engager.

11Les œuvres inscrites dans le domaine de l’art sonore environnemental traitent ainsi le son selon une approche écologique en relation avec des préoccupations climatiques et de biodiversité du point de vue d’un monde autre qu’humain. Le son nous fait apparaître l’invisible ou le lointain, nous offre une autre compréhension du matériau, du climat et des lieux, nous laisse nous représenter le monde dans un rapport actif à celui-ci. « Si nous ouvrons nos oreilles à cette expérience du déroulement du son comme un maintenant continu, nous laissons inévitablement une porte ouverte aux surprises, à l’inattendu16 », décrit Hildegard Westerkamp.

12Dans la suite de notre réflexion, nous nous appuierons sur cette approche pour explorer les mécanismes de la transformation des paysages sonores naturels mais aussi urbains dans leur propension à remettre en question la réalité des espaces urbains existants. En d’autres termes, il s’agit là de pointer la façon dont ces paysages réels évoluent en paysages mythiques, en fictions soniques. Pour Leah Barclay « écouter des environnements changeants – à la fois in situ et à travers des expériences virtuelles ou des interprétations créatives – peut évoquer une interconnexion profonde et des réponses empathiques qui ont la capacité d’inspirer l’action climatique17 ». L’expérience sonore Rainforest Listening (2015) de Barclay crée des liens entre l’écologie et l’urbanisme en plaçant des enregistrements d’animaux sauvages d’Amazonie à des lieux urbains très fréquentés, comme Time Square, via une application de réalité augmentée. L’application permet aux auditeurs de réaliser une balade sonore dans des milieux urbains en écoutant les sons de la forêt tropicale. L’œuvre crée une expérience immersive et permet au public de ré-imaginer les sons de la faune en relation avec l’espace urbain. Les sons sont relocalisés et apparaissent comme de nouveaux éléments dans les paysages sonores urbains existants. Comme dans l’expérience de Rainforest Listening, l’idée d’adjoindre à la captation et l’écoute immersive du paysage sonore une part de fiction nous conduit à réfléchir sur d’autres leviers pour brouiller le sens de l’espace, les représentations que l’on s’en fait en tant que citoyens urbains. Et si, en ajoutant des sons provenant d’écosystèmes menacés ou en amplifiant les voix naturelles opprimées en milieu urbain on en modifiait tout l’équilibre, la perception, la sensibilisation et par là même, la signification ? En effet, la transformation de field recordings, par l’intervention d’éléments de récits fictionnels, accorde d’aller au-delà de la réalité et conduit même à spéculer sur des conditions imaginaires de son existence.

3. Fictions soniques et mondes imaginés

13La pratique du field recording questionne les notions d’ambiance et de présence, du microcosme des sons environnementaux dans leurs relations avec la vie quotidienne. Une telle captation nous permet de nous concentrer sur des caractéristiques des sons individuels ou d’entités sonores plus larges, d’en explorer les relations internes, mais aussi externes, avec leur environnement de provenance. Le field recording nous permet de tracer un « mélange » entre différentes sources sonores et leur rôle dans le paysage18. Selon Jonathan Prior, les enregistrements des paysages sonores urbains se présentent non seulement en tant que représentations sonores des relations entre les différents éléments qui constituent ce paysage, mais peuvent également provoquer des réponses affectives et émotionnelles de la part des auditeurs19. Comme le propose le collectif O+A (Odland and Auinger) dans sa volonté d’un détachement de la prévalence du visuel, l’idée ici est de « penser avec nos oreilles20 ». De là, on comprend mieux la démarche d’une nouvelle perspective d’écoute, comme un défi de retrouver les informations que notre audition peut décoder et réactiver de notre environnement auditif :

The challenge is to regain information which our hearing can decode from that chaos, and re-invigorate our hearing environment with that harmonious version of reality. Instead [of importing exotic sounds in their installations], they distill a musical information from the ambient city noise [that] transforms the perception of the space — enhancing its aesthetic value in profound and unexpected ways. (Collectif O+A)21

14Engagé d’une manière sensorielle dans sa propre évaluation des sons, l’auditeur est amené à recomposer sa propre perception de la présence à la fois dans l’espace et dans le temps. Cette dimension immersive peut contribuer à révéler des espaces hors de l’ordinaire et conduire ainsi l’auditeur à percevoir l’espace au-delà des frontières visuelles et physiques fixées par l’environnement bâti, l’infrastructure urbaine et les habitudes d’écoute. De cette façon, le field recording permet d’envisager « l’écoute comme un moyen stratégique pour reconfigurer nos rapports22 » à nous-mêmes et aux autres, aux lieux et aux biotopes, et plus globalement au reste du monde. Lorsque l’on adjoint cette pratique du field recording à une représentation du futur, on en augmente sa valeur spéculative et son potentiel à créer de véritables fictions pour l’oreille.

15C’est dans cette perspective que nous avons choisi, dans ce texte, d’entreprendre une corrélation entre le potentiel spéculatif des activités du field recording et la notion de fictions soniques. Kodwo Eshun relie la notion de fiction sonique à une capacité commune des artistes et des auditeurs à co-construire à partir d’un même événement des univers collectifs façonnés à la fois par le son lui-même mais aussi par l’espace d’écoute et les interactions qui s’en dégagent. Dans le temps de la performance se crée un univers collectif, parfois même de véritables mondes fantastiques et virtuels chargés de références, « des mythologies musicales, [dit Eshun,] qui hantent toute la musique de la fin du XXe siècle23 ». De ce point de vue, la fiction sonique interroge, dans leur contexte d’activation, les rapports entre la pratique, l’écoute et les habitudes desquels elles sont dépendantes. C’est donc bien ici de territoires, de pratiques mais aussi d’acteurs dont il est question. « Les fictions soniques transforment votre esprit en un univers, un espace intérieur à travers lequel le headphonaute voyage24 », souligne Eshun.

16Pour Steve Goodman, une observation profonde des qualités sonores d’une expérience nous permet d’envisager les éléments d’un futur, d’un avenir intriqué dans le présent. Il soutient d’ailleurs que « l’anticipation, le fait de sentir l’avenir, a toujours été une préoccupation de l’oreille, de la culture auditive. L’oreille sonde l’avenir en écoutant ces indices qui se passent si rapidement qu’ils n’auraient pas pu être présents25 ». Dans cette spéculation sonique, le corps devient résonateur du monde qui l’entoure, chargé des informations qu’il décrypte et refaçonne. Une futurologie de l’écoute se dessine alors de cette propension des sons et de leurs auditeurs à créer des représentations du futur dans un présent actif, des représentations d’un devenir, des actions dirigées, en somme, vers la spéculation et la prospection. Cette hiérarchie transformée de la perception, non plus comme représentation directe d’un état du monde mais d’un devenir imaginé, en modifie à son tour la place de l’auditeur. Plus que seul auditeur d’ailleurs, Goodman le considère comme transducteur vibrationnel, un intermédiaire entre les temporalités du passé, du présent et du futur. Goodman examine ainsi les spéculations sur ce qui n’est pas encore entendu en établissant le concept de unsound qui se rapporte à la fois aux périphéries de la perception auditive et aux liens encore non établis entre les rythmes et les fréquences de l’audible :

The sonic as portal, on the other hand, as a sense of the future, is a thread that runs from the Italian futurists’ art of war in the art of noise at least to Jacques Attali’s book Noise. Instead of straining the eye toward the distant horizon or even making short-term projections or prophecies, the idea of sound as a sense of the future keeps its “ear to the ground,” listening for microsignals, in an immediately present future, where the present virtually coexists with the resonances and vibrations of the past and opens on to its futurity. A closer listen to the sonic dimension of the affective sensorium reveals a model for challenging the time lines that underpin many traditional futurisms and futurologies. Instead of gazing to the far future, attention returns to the futurity folded into the present. (Steve Goodman)26

17C’est à cet instant que la relation avec le récit de fiction s’opère. On sait combien le récit de la science-fiction et autres narrations fantastiques ou spéculatives accordent de concevoir d’autres mondes sous forme d’espaces discursifs à l’intérieur desquels est amalgamé, distordu, déconstruit, un ensemble de références. La reconstruction d’une réalité alternative, la malléabilité des sens et de la narration, devient alors une affaire de décodage, troublée par l’étendue des significations possibles et intimement liée à l’activité de décryptage elle-même entreprise. La grille de lecture se voit élargie par les contradictions associatives, celles du réel et du fictif, du présent et du futur, et offre une appréhension personnelle de ces autres mondes.

18Pour envisager la construction de ces autres mondes, nous ne reprendrons ici que très brièvement une distinction pourtant primordiale constatée par Arjun Appadurai dans son article « Difference in the Global Cultural Economy ». Celui-ci utilise le terme de paysages afin de révéler cinq catégories pouvant permettre de répondre à la notion de mondes imaginés. Appadurai situe que

[…] ces paysages, donc, sont les cubes de construction de ce que […] je voudrais appeler les mondes imaginés, qui sont, les multiples mondes constitués par les imaginations situées historiquement des personnes et des groupes propagés à travers le monde. (Arjun Appadurai)27

19La construction de ces mondes imaginés est le reflet d’angles de vue différenciés. Ils dénotent une capacité significative individuelle qui tend pourtant vers une identification collective portée par les attributs de ces nouveaux mondes (qu’ils soient dus à l’imagerie, aux représentations, à l’idéologie, à l’engagement, aux croyances, à la politique…). Appadurai, parmi les cinq catégories de paysages qu’il identifie, rassemble ce qu’il nomme les médiascapes et les idéoscapes, tous deux basés sur des formes ré-appropriatives d’idées, de termes et d’images. À l’image d’un field recording auquel on intègre des éléments d’inattendu, d’extérieur, la déviation opérée sur le réel ouvre une porte sur le fantastique afin de repenser la réalité.

Les lignes entre les paysages réalistes et fictionnels que [les différents publics] voient [ou perçoivent] sont floutées, de telle sorte que plus on éloigne ces publics des expériences directes de la vie métropolitaine, plus ils sont aptes à construire des mondes imaginés qui sont chimériques, esthétiques, parfois des objets fantastiques, particulièrement s’ils sont fixés par les critères d’une autre perspective, d’autres mondes imaginés. (Arjun Appadurai)28

20L’usage de la notion de paysages a été repris par Andy Bennett dans son article « Music, Media and Urban Mythscapes » qui décrit un rapport étroit entre la musique, le son et le lieu, en tant que construction cohésive d’un espace mythique urbain dans lequel s’expriment la réappropriation des images et la construction de l’identité. Bennett transforme ainsi les paysages (landscapes) d’Appadurai en des paysages mythiques (mythscapes). Selon lui, la transformation s’effectue en trois étapes complémentaires : le paysage physique doit d’abord se transformer en un ensemble d’images dématérialisées autour desquelles peuvent se former des espaces projectifs. Bennett voit par là une transformation du landscape vers le médiascape. Il poursuit : « ceci, ensuite, devient une forme primaire d’expérience pour les publics qui utilisent l’information reçue à travers les médiascapes construits ou bâtis sur leurs idées existantes concernant des espaces particuliers29 ». Cette seconde étape marque donc la distorsion des pré-acquis, la déconstruction et la décontextualisation des images et de leur référent. La dernière étape marquée par Bennett est celle de la reconstruction : « Les images et les informations décontextualisées sont recontextualisées par les différents publics en de nouvelles façons de penser et d’imaginer les endroits – le résultat de cela étant un paysage mythique30. »

21Dans le cas du field recording, si le son-environnement, constitué de ses multiples fragments, peut s’écouter de façon à créer une réalité de l’instant, tout élément d’étrangeté qui lui est rapporté constitue ainsi une rupture non seulement des habitudes d’écoute mais aussi des mécanismes de construction de sens et de représentation de l’environnement. Ces éléments de l’extérieur, de l’ailleurs, en rupture avec la réalité telle qu’on l’envisage, caractérisent le point de bascule entre le landscape et le mythscape. Ils sont à l’image d’un novum sonore, pour reprendre le concept importé des théories de la science-fiction de Suvin, un « objet conceptuel en rupture avec l’expérience commune31 ». La distanciation cognitive, alors opérée par l’intermédiaire de ces éléments d’étrangeté, assure, selon Suvin, « la relation entre les mondes fictionnel et empirique – en ce sens, un monde fictif éloigné est un monde contenant […] des éléments qui ne font pas (encore) partie du monde dans lequel nous vivons32 ». En d’autres termes, les récits du field recording, façonnés entre landscapes et mythscapes, sont basés sur les effets de l’inattendu, de l’inconnu, et deviennent de véritables moyens de spéculer sur le monde et son devenir. Modifier la nature du field recording par l’intervention d’un novum sonore, y introduire des sons de l’ailleurs, des éléments de rupture avec le réel, c’est en transformer l’équilibre des sons, les attentes et les habitudes auxquels il se réfère. Cela revient aussi à proposer une autre représentation du réel, un inattendu, une fiction sonique. Comme le suggère Schulze, « la moindre petite note, tout aphorisme ou fragment de son peut être qualifié de fiction sonore33 ». Ce moindre petit ajout fait donc basculer entièrement la représentation et la participation au landscape vers celles d’un mythscape.

22La fiction sonore est une entité malléable qui permet la transformation de notre perception, la définition nouvelle de notre réalité et la façon dont nous utilisons nos sens pour la concevoir. Si la fiction sociale, spéculative, la fantaisie culturelle ou encore la science-fiction moderne représentent des territoires d’exploration pour la mobilité des représentations de la matière sonore, dans cette propension à refaçonner le réel par l’intervention d’un inattendu, les liens tissés entre field recording et fictions soniques paraissent d’autant plus évidents au regard du développement récent des études sur les fictions climatiques. Terrain d’expérience et terreau fertile déjà largement entrevu par l’écologie sonore, le field recording envisagé ici s’accorde aux fictions environnementales contemporaines. Caractérisées par un positionnement à la fois temporel et spatial de la narration, les fictions climatiques négocient les crises environnementales existantes et spéculent sur l’inconnu à travers des formes d’anticipation. D’ailleurs, selon Irène Langlet, si la cli-fi assemble un corpus hétérogène d’histoires en observant la question climatique et environnementale, « les novums ne font pas tant partie d’un monde imaginaire fondé sur des lois extraterrestres, ou futuristes, ou d’histoire parallèle, que d’un ensemble de craintes et de menaces dont le fonctionnement est déjà compris dans la réalité, en tant que probabilités. L’histoire se passe dans un monde défait, ou déviant, plutôt qu’un monde autre34 ». Ici, la matière distordue d’un field recording, guidé par le principe de la fiction sonique, repose sur l’intervention d’un novum sonore qui n’est pas généralement, lui non plus, en rupture avec l’univers existant. Il est un estrangement qui conduit l’auditeur dans une construction altérée, voire alternative du monde réel.

4. Matières, effets et spéculations sonores

23Si l’idée de cet article est de dresser des passerelles entre les préoccupations des récits des fictions climatiques dans le domaine sonore en considérant l’activité créatrice et le potentiel activiste du field recording, c’est pour en souligner sa potentialité environnementale et sensorielle mais aussi pour chercher à entrevoir de nouvelles façons de penser, de percevoir et de se situer dans le monde. Héritée d’une démarche de recherche-création, l’approche présentée dans cette partie consiste à rechercher des sons qui permettent d’imaginer des paysages sonores alternatifs, infusés de fictions soniques. Comment la captation du son et son traitement pourraient-ils changer la situation actuelle d’un espace et la manière dont nous l’utilisons en relation avec la disposition de l’environnement bâti, les conditions climatiques et d’autres organismes ?

24En s’appuyant sur les capacités du field recording à explorer des fragments de la réalité, mais aussi à traiter ce qui peut émerger par la manipulation et la transformation des enregistrements de paysages sonores urbains, les dimensions sensorielles de l’expérience de l’écoute sont ainsi reliées aux récits de fiction pour créer des spéculations sonores. La malléabilité et les qualités sensorielles du son permettent de spéculer à partir d’une réalité actuelle vers des conditions futures. On constate alors que le son apporte à l’écoute des informations spatiales, temporelles et matérielles, des informations aussi sur l’activité des différentes voix existantes et les relations qu’elles entretiennent dans le paysage (landscape). Les transformations de ces sons identifiés sculptent à leur tour les contours d’un nouvel environnement, proposant un autre ordre des choses, vers une représentation alternative (mythscape).

25À cette réflexion, il semble donc opportun d’émettre quelques propositions de créations basées sur le travail d’Eleni-Ira Panourgia, réalisé en 202035. Ce travail se concentre sur la captation de sons selon leurs caractéristiques sonores et écologiques dans le paysage. En explorant les relations et modifiant les équilibres entre les sons naturels et les sons de l’activité humaine, ces créations illustrent le passage du landscape au mythscape et révèlent leur potentialité à influer sur les imaginaires de la ville du futur. Décrivons maintenant la démarche de création avant de nous attacher aux créations en elles-mêmes puis à leur analyse. Avant une captation, le lieu est observé par l’écoute, in situ, tout en cherchant à guider et positionner l’enregistrement dans l’espace en fonction de la narration qui pourra s’en détacher. Cette première étape est celle de la construction du récit de base. Celle-ci permet de se concentrer sur les éléments du paysage, leur provenance, leurs relations et leur rôle avec l’espace urbain existant. Une réflexion est ensuite menée sur la façon dont certains éléments pourraient paraître plus évidents que d’autres, comment leur équilibre pourrait être modifié dans une situation de fiction par le traitement sonore et l’ajout d’éléments extérieurs. La potentialité des matériaux sonores est considérée par rapport aux récits fictifs qui guident la transformation des enregistrements. Le processus de création intègre des nouvelles voix dans un paysage construit entre anthropophonie, biophonie et géophonie, et modifie les sons existants afin de spéculer sur des nouvelles relations et d’en transformer leur signification. La manipulation des sources sonores est liée à leur provenance, leur dimension écologique et les états futurs prospectifs de leur espace. En d’autres termes, il s’agit de proposer de nouveaux rôles aux éléments de paysages en tant que novums sonores par le traitement des matériaux, des espaces et des temporalités. Deux fictions soniques sont présentées ici à travers des notes d’écoute. Elles agissent par l’intégration d’éléments d’estrangement qui modifient notre perception du réel, notre rapport à l’attendu.

26Fiction sonique 1, Baleine-humain (2020) – Nous nous trouvons place du 11 Novembre 1918, à Noisy-le-Grand, entourés d’immeubles en béton, pris en étau entre bruits d’autoroute et trafic ferroviaire. L’objectif de cette fiction sonique est d’envisager les relations du quartier par le prisme des voix qui peuplent cet espace. Ensuite, dans cet environnement stable et familier, cette fiction sonique vise à agir sur sa représentation en y intégrant un autre espace de dialogue, comme une « nouveauté étrange » dans la vie quotidienne des citoyens. Une voix de l’océan est introduite à ces voix de l’urbain en proposant d’ajouter aux échanges le chant et la présence d’une baleine. Celle-ci amène, avec elle, la potentialité des milieux aquatiques et sous-marins, l’évocation de l’immense et l’humide, tranchant avec les tours de béton sèches et renfermées. Le chant de la baleine se confond aux voix humaines, faisant place aux correspondances, échanges et alternances de rôles dans ce paysage polymorphe. À la suite de son apparition, l’acoustique de l’environnement urbain se modifie peu à peu, à mesure où sa présence croît, jusqu’à nous conduire sous la surface de la mer. La structure solide de la place devient liquide, façonnant notre perception spatiale en faveur des contraintes du nouvel environnement. Cette transition invite ainsi l’auditeur à considérer les caractéristiques de son habitat, les relations avec son environnement vers une prise de conscience du lien entre son état physique, les écosystèmes aquatiques et les espèces qui les peuplent.

27Fiction sonique 2, Surface (2020) – L’enregistrement original du bateau traversant la mer nous invite à écouter la surface de l’eau, les traces d’activité humaine et les sons du moteur. L’espace, la flore et la faune, tout le microcosme du paysage y sont ici tout à fait spécifiques ; ce sont ceux des Giardini Della Biennale de Venise. Seul ronronnement de l’humain, le moteur de son bateau se mêle avec les voix de grenouilles, les insectes, le clapotis des vagues, jusqu’à laisser apparaître la voix d’une créature hybride, chimérique, tantôt enfouie, tantôt jaillissant à la surface. Cette nouvelle créature propose une nouvelle relation entre l’activité humaine et celle des animaux en milieu urbain. S’inspirant du problème de l’élévation du niveau de la mer qui a troublé la région, les enregistrements sont traités pour recréer de nouvelles espèces qui habitent le lieu et réinventer les conditions alternatives de leurs existences. Cette fiction sonique souligne la place fondamentale des enjeux de climat et de biodiversité dans le contexte spécifique des villes futures.

28Dans les fictions soniques créées ici, les relations entre les voix humaines, animales, végétales ou encore machiniques sont examinées par l’intermédiaire du son. Elles suggèrent, dans des situations symbiotiques, une propension des éléments à cohabiter et à co-construire leur monde. Les sons de la flore et de la faune sont comme des voix ajoutées ou amplifiées dans le paysage sonore et fonctionnent dans chaque exemple en tant que novums sonores. Ces derniers visent à modifier notre point d’écoute dans un milieu urbain. Le traitement de field recordings a pour objectif, dans ce sens, de les personnifier. Ces éléments vont, au-delà de leur expression individuelle, conduire l’auditeur vers la perception des écosystèmes qu’elles suggèrent, à travers un échange d’informations entre le réel et l’imaginaire. On observe une fusion de l’environnement bâti et les perspectives de sa reconstruction. Dans les deux expériences l’auditeur peut naviguer entre trois niveaux : une réalité, une transformation de cette réalité et une spéculation qui se produit par le mélange des deux premiers niveaux.

5. Vers une écoute fictive environnementale, l’auditeur-imaginateur

29Un peu sur le même postulat que celui posé par Jean-Marie Schaffer lorsqu’il évoque que la fiction nous aide à « appréhender le monde dans lequel nous vivons et à en développer des visions alternatives36 », penser le field recording par l’intervention de novums sonores, dans la perspective d’en produire des fictions soniques, ouvre un nouveau champ de création. Le son, dans cette orientation, amène alors à une expérience référencée qui nécessite un engagement de l’auditeur vis-à-vis de sa propre représentation du monde, en d’autres termes, une écoute active. L’écoute active représente une forme investie et intentionnelle, une écoute conduite par la volonté d’explorer. Selon Hildegard Westerkamp,

[L’équilibre dynamique du monde] implique la reconnaissance et l’acceptation de la dynamique sonore en changement constant qui caractérise la plupart des paysages sonores. Les changements surviennent dans le temps ; ce seul fait nous demande une ouverture et une flexibilité continue dans notre perception auditive, quel que soit le sujet étudié. Ce qui est stable et ne change pas est l’engagement à écouter. (Hildergard Westerkamp)37

30Dans ce processus d’analyse et de pratique en dialogue permanent se trouvent reliés l’art de faire et l’art d’écouter. C’est dans cette articulation entre écoute et pratique que se dessine la corrélation entre sound art, field recording, paysages mythiques et fictions soniques.

31L’écoute et la transformation des enregistrements de paysages sonores réels vers des relations imaginaires permettent aux auditeurs de considérer, par l’écoute, leur propre rapport au monde et d’en devenir même des imaginateurs. Dans leur ouvrage Speculative Everything: Design, Fiction and Social Dreaming, Anthony Dunne et Fiona Raby proposent le terme « user-imaginer » pour introduire un changement sur le perspectif et le rôle des spectateurs dans l’expérience des objets du design spéculatif (ce qu’ils appellent en anglais props38). Les spectateurs sont invités, dans ce rôle, à comprendre par eux-mêmes la fonctionnalité d’un objet du design spéculatif. Selon les auteurs, cela favorise une « imagination sociale et une réflexion critique autour des possibilités alternatives39 » pour notre quotidien. Les fictions soniques nécessitent, de la même manière, une écoute active, participative et orientée de la part des auditeurs-imaginateurs afin qu’ils déploient pleinement leur capacité à agir sur la perception de la réalité, voire à créer une réalité alternative. L’immersion sert, dans cette démarche, une construction individuelle et collective d’une réalité immédiate, la transformation du monde en une relecture, une réécoute de l’instant. Utiliser le son comme moyen d’envisager des structures plus larges peut nous permettre de créer des liens entre différents paysages et écosystèmes. Cette écoute, où chaque son prend sens dans l’organisation plus globale de notre environnement, est un peu celle décrite par George Russell dans sa définition première de la forme verticale :

Si l’on se tenait au centre de New York, un de ces jours ou nuits d’activité intense, et que l’on se concentrait sur tous les types de sons alentour, sans tenter d’en identifier la source, on expérimenterait alors une « forme verticale » – couches ou strates de différents modes de comportement rythmique. Cette unique et énorme masse de sons est toujours présente, retenant captif le temps linéaire, et, de ce fait, ne menant nulle part, si ce n’est du haut en bas de l’échelle de la densité et de la complexité verticale. (George Russell)40

32Hildegard Westerkamp propose une « pratique continue [de l’écoute], si présente et attentive qu’elle affirme les changements à l’intérieur de nous dans le temps et, en conséquence, dans le paysage sonore, dans notre communication avec les autres, dans la société en général […] un état d’attention continue41 ». Impliquer l’auditeur dans sa propre représentation de son environnement revient à le rendre acteur. Le field recording permet d’entrer dans le monde sonore de notre quotidien et de réécouter ce que le son peut dire de notre environnement. Selon les propositions d’écoute, par le traitement de la matière sonore, les spéculations peuvent être activées et perçues par les auditeurs-imaginateurs. Ce processus circulaire, basé sur les mécanismes de l’écoute, rend indispensable l’expérience du public dans la création de ces nouvelles représentations. Ainsi, les fictions soniques représentent de nouvelles façons de percevoir les paysages entre réalité et fiction à travers de multiples emplacements géographiques mais aussi d’intégrer plus activement le son au quotidien dans les zones urbaines, d’imaginer leur état futur et notre présence dans ce monde. Écouter le monde, dans cette optique, représente une approche multidimensionnelle et multisensorielle de l’observation et de la transformation des paysages et des lieux urbains. Et puisque, selon Kodwo Eshun, « le futur est un bien meilleur guide pour le présent que le passé42 », l’aspect prospectif des relations entre field recording et fictions soniques, en cherchant à appréhender le rôle du son dans les multiples facettes de l’imaginaire futuriste urbain, nous conduit, peut-être avant tout, en une réflexion directe sur son état présent.

Notes   

1  Kodwo Eshun, More Brilliant than the Sun: Adventures in Sonic Fiction, Londres, Quartet Books, 1998.

2 Holger Schulze, Sonic Fiction, New York, Bloomsbury Academic, 2020.

3 Voir notamment Frederick Bianchi et V. J. Manzo (éds.), Environmental Sound Artists: In Their Own Words, New York, Oxford University Press, 2016 et Steve Goodman. Sonic warfare: sound, affect, and the ecology of fear, Cambridge, Mass., MIT Press, 2010.

4 Jonathan Gilmurray, “Introduction” in Frederick Bianchi et V. J. Manzo (éds.), Environmental Sound Artists: In Their Own Words, New York, Oxford University Press, 2016, pp. xix-xxvii.

5 « … soundscape as an all-encompassing understanding of the sonic environment complemented and extended the ecological model ». Barry Truax, « Acoustic Ecology and the World Soundscape Project » in Milena Droumeva, et Randolph Jordan (éds.), Sound, Media, Ecology, Palgrave Studies in Audio-Visual Culture, Cham, Springer International Publishing, 2019, p. 2. Toutes les traductions sont du fait des auteurs.

6 « The progression from phonographic documentation to a more abstracted approach to ultimately a virtual synthetic soundscape is one that takes the listener from surface level of an environment, recognizing its sound sources and ambiences, to the mental world of psychological and cultural associations, memories and symbolism provoked by those sounds, and then to the unbounded world of the imagination ». Barry Truax, “From soundscape documentation to soundscape composition” in Proceedings of the Acoustics 2012 Nantes Conference, Nantes, 2012, p. 2107.

7 « Soundscape artists are typically understood as producing sonic “fictions” by creatively altering, processing, editing, mixing, and re-situating environmental sounds in the form of compositions, performances, installations, and myriad artistic interventions ». Gascia Ouzounian, “Editorial. Rethinking Acoustic Ecology: Sound Art and Environment”, Evental Aesthetics, vol. 6, no. 1, 2017, p. 12.

8 Jonathan Gilmurray, “Introduction” in Frederick Bianchi et V. J. Manzo (éds.), Environmental Sound Artists: In Their Own Words, New York, Oxford University Press, 2016, pp. xix-xxvii.

9 « For humans, as for most other creatures, listening to environmental sound is key to the way in which we experience and understand the world around us, providing us with a complex web of information that lets us know what is happening, where it is happening, and what may be about to happen next ». Ibid., p. xix.

10 Ibid., p. xxvi.

11 Bernie Krause, The Great Animal Orchestra: Finding the Origins of Music in the World’s Wild Places. London, Profile Books, 2012. Bryan C. Pijanowski, Luis J. Villanueva-Rivera, Sarah L. Dumyahn, Almo Farina, Bernie L. Krause, Brian M. Napoletano, Stuart H. Gage, Nadia Pieretti, “Soundscape Ecology: The Science of Sound in the Landscape”, BioScience, vol. 61, no. 3, 2011.

12 Marcus Maeder, “Sounding Soil: Premiere at Zentrum Paul Klee, Bern”, 2018 in https://blog.zhdk.ch/marcusmaeder, consulté le 25 avril 2021.

13 Sounding Soil, « Savoir » in https://www.soundingsoil.ch/fr/savoir, consulté le 25 avril 2021.

14 Idem.

15 « Each piece has a different theme based on an aspect of the Antarctic Peninsula’s changing environments and ecosystems, and connects to scientific research in the region ». Cheryl Leonard, “ANTARCTICA: MUSIC FROM THE ICE” in http://www.allwaysnorth.com/antarctica.html, consulté le 29 avril 2021.

16 Hildegard Westerkamp, « La nature perturbatrice (disruptive) de l’écoute », Usages du son et écoute, L’éthique de la musique et du son, Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, no. 23, 2018 in https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=860, consulté le 30 avril 2021.

17 « Listening to changing environments—both in situ and through virtual experiences or creative interpretations—can evoke profound interconnection and empathetic responses that have the capacity to inspire climate action ». Leah Barclay, “Acoustic Ecology and Ecological Sound Art: Listening to Changing Ecosystems”, in Milena Droumeva et Randolph Jordan (éds.) Sound, Media, Ecology, Palgrave Studies in Audio-Visual Culture, Cham, Springer International Publishing, 2019, p. 154.

18 « … soundscape recordings allow for more mingling of human and more-than-human sounds, accepting whatever sounds happen to be occurring in a given space and time ». Michael Gallagher, “Field recording and the sounding of spaces”, Environment and Planning D: Society and Space, vol. 33, no. 3, 2015, p. 565.

19 Jonathan Prior, “Sonic environmental aesthetics and landscape research”, Landscape Research, vol. 42, no. 1, 2017, pp. 6-17.

20 O+A, “Hearing Perspective (Think with your Ears)” in http://www.o-a.info/background/hearperspec.htm, consulté le 26 avril 2021.

21 Idem.

22 Appel à contributions À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique, 2020.

23 Jean-Yves Leloup, « Sonic Fiction et Afro-Futurisme », Global Techno, 2008 in http://globaltechno.wordpress.com/2008/06/19/sonic-fiction-afro-futurism, consulté le 13 mars 2021.

24 Kodwo Eshun, More Brilliant than the Sun: Adventures in Sonic Fiction, op. cit., p. 133.

25  « Anticipation, sensing the future, has always been more a preoccupation of the ear, of audio culture. The ear probes the future through listening for those clues that pass so quickly they could not have been present ». Steve Goodman, Sonic Warfare: Sound, Affect, and the Ecology of Fear, Cambridge, Mass., MIT Press, 2010, p. 50.

26 Ibid., pp. 49-50.

27 « These landscapes thus, are the building blocks of what […] I would like to call ‘imagined worlds’, that is, the multiple worlds which are constituted by the historically situated imaginations of persons and groups spread around the globe ». Arjun Appadurai, “Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy”, Theory Culture Society, vol. 7, no. 2-3, 1990, p. 296.

28 « The lines between the ‘realistic’ and the fictional landscapes [audiences] see are blurred, so that the further away these audiences are from the direct experiences of metropolitan life, the more likely they are to construct ‘imagined worlds’ which are chimerical, aesthetic, even fantastic objects, particularly if assessed by the criteria of some other perspective, some other ‘imagined world’ », Ibid., p. 299.

29 « This in turn becomes a primary form of experience for audiences who use the information received through the mediascape construct or build upon their existing ideas concerning particular places ». Andy Bennett, “Music, Media and Urban Mythscapes: A Study of the ‘Canterbury Sound’”, Media, Culture & Society, vol. 24, no. 1, 2002, p. 89.

30 « Decontextualized images and information are recontextualized by audiences into new ways of thinking about and imagining places – the result of which is a mythscape. » Andy Bennett, idem.

31 Simon Bréan, « Vers une immersion participative : étude comparée d’artefacts fictionnels en littérature, au cinéma et dans le jeu vidéo », Cahiers de Narratologie, no. 37, 2020 in http://journals.openedition.org/narratologie/10466, consulté le 27 avril 2021.

32 « … the relation between the fictional and empirical worlds—in this sense, an estranged fictional world is a world containing marvelous elements, elements which are not (yet) part of the world we live in ». Simon Spiegel, “Things Made Strange: On the Concept of ‘Estrangement’ in Science Fiction Theory”, Science Fiction Studies, vol. 35, no. 3, 2008, p. 371 in https://www.simifilm.ch/pdf/Spiegel.S2008b.pdf, consulté le 25 avril 2021.

33 « Any small note, any aphorism or fragment of sound can qualify as a sonic fiction… the malleable entity that one might call… a sonic fiction ». Holger Schulze. Sonic Fiction, op. cit., p. 1.

34 Irène Langlet. « Cli-fi & Sci-fi : Littératures de genre et crise climatique », La Vie des idées, 2019 in https://laviedesidees.fr/Cli-fi-Sci-fi.html, consulté le 23 avril 2021.

35 Eleni-Ira Panourgia, Baleine-humain, 2020, en cours de publication et Surface, 2020, Cities and Memory in https://audioboom.com/posts/7733566-surface, consulté le 30 avril 2021.

36 Jean-Marie Schaeffer, « La fiction, comme ouverture des mondes possibles », Rencontres recherche et création, ANR, Festival d’Avignon, 2019 in https://www.theatre-contemporain.net/video/La-fiction-comme-ouverture-des-mondes-possibles-Rencontres-Recherche-et-Creation-2019, consulté le 30 avril 2021.

37 Hildegard Westerkamp, « La nature perturbatrice (disruptive) de l’écoute », Usages du son et écoute, L’éthique de la musique et du son, Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, op. cit.

38 Anthony Dunne & Fiona Raby. Speculative Everything: Design, Fiction and Social Dreaming, Cambridge, Mass., MIT Press, 2013.

39 « … promote new rules and expectations for viewing speculative design objects in noncommercial settings such as museum and galleries as props designed to trigger social imagining and critical reflection on alternative possibilities for our technologically mediated lives ». Ibid., p. 94.

40 Propos de George Russell traduits de l’anglais par Frédéric Saffar, « “Vraie polyphonie” et jazz électrique », in Jean-Paul Olive (éd.), Présents musicaux, Paris, L’Harmattan, 2009, pp. 101-102.

41 Hildegard Westerkamp, « La nature perturbatrice (disruptive) de l’écoute », Usages du son et écoute, L’éthique de la musique et du son, Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, op. cit.

42 « The future is a much better guide to the present than the past », Kodwo Eshun, More Brilliant than the Sun: Adventures in Sonic Fiction, op. cit., p. 01.

Citation   

Guillaume Dupetit et Eleni-Ira Panourgia, «Field recording et fictions soniques : vers une représentation des espaces urbains», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Articles soumis à la suite d’un appel à articles, Numéros de la revue, À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique, mis à  jour le : 01/07/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1109.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Guillaume Dupetit

Guillaume Dupetit, musicien et enseignant-chercheur, est spécialiste des musiques actuelles de studios. Son approche des musiques africaines-américaines, par le prisme de l’afrofuturisme et du groove en particulier, l’a conduit à étudier les rapports entre corps et technologie, création et science-fiction, pratiques musicales et esthétiques du son. Ces thématiques se retrouvent d’ailleurs au cœur de son travail au sein du groupe recherche-création du projet PARVIS de l’Université Gustave Eiffel, articulées entre techniques d’immersion, modes de jeu et représentation de l’espace. Cet article prend place dans le cadre du programme de recherche interdisciplinaire PARVIS (« Paroles de villes », I-SITE FUTURE, Université Gustave Eiffel, http://parvis.hypotheses.org).
 
 Guillaume Dupetit, musician and teacher-researcher, is a specialist in contemporary studio music. His approach to African-American music, through the prism of Afrofuturism and groove in particular, has led him to study the relationship between body and technology, creation and science fiction, musical practices and sound aesthetics. These themes are central in his work within the research-creation group of the PARVIS project (Gustave Eiffel University), articulated between immersion techniques, play modes and representation of space. This article is part of the interdisciplinary research program PARVIS (‘Paroles de villes’, I-SITE FUTURE, Université Gustave Eiffel, http://parvis.hypotheses.org).Université Gustave Eiffel, Laboratoire LISAAhttp://parvis.hypotheses.org

Quelques mots à propos de :  Eleni-Ira Panourgia

Eleni-Ira Panourgia, artiste sonore et visuel et docteur en art, est attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Gustave Eiffel (Laboratoire LISAA). Ses travaux, axés principalement sur la recherche-création, se concentrent sur les liens entre le son, les espaces, les matériaux et les gestes. Ses recherches explorent de nouvelles expressions artistiques transversales et interactives et leur impact dans des milieux culturels et sociaux. Elle est également directrice de la revue Airea: Arts and Interdisciplinary Research. 

 Eleni-Ira Panourgia is a sound and visual artist and holds a PhD in art. She is a temporary attached teacher and  researcher at Gustave Eiffel University (LISAA Laboratory). Her work, mainly focused on research-creation, focuses on the links between sound, spaces, materials and gestures. Her research explores new transversal and interactive artistic expressions and their impact in cultural and social environments. She is also the editor of the journal  Airea: Arts and Interdisciplinary Research.Université Gustave Eiffel, Laboratoire LISAA