Paru en 2020, l’ouvrage de Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen se veut une analyse sociologique de la génération des « vingtenaires », celles et ceux qui sont nés autour de l’an 2000, aux prises avec les multiples défis de leur époque. Ce groupe social apparaît rapidement en rupture avec les autres générations ; au cours du xxe siècle se sont succédé une génération « sacrifiée » ou « perdue » née dans les années 1920, celle « du labeur » dans les années 1940, « de l’abondance » dans les années 1960, puis la génération « désenchantée » des années 1980-1990. Mais que dire de cette génération des années 2000, confrontée à de multiples ruptures (numérique, morale, écologique) ? Comment l’analyser, et comment en restituer fidèlement les ressentis ? Les deux chercheuses s’appuient sur un double corpus : des questionnaires distribués à des vingtenaires parisiens, étudiant en licence, et une bibliographie conséquente permettant d’appréhender les autres groupes constituant la population des vingtenaires de 20201. L’objectif est de la circonscrire et d’évaluer le « fossé qui existe avec les générations précédentes2 » et d’expliciter cette thèse : « Si les vieux ne comprennent plus les jeunes, les jeunes ne peuvent plus faire fond sur le savoir des anciens pour comprendre le présent. » L’ouvrage présente en une dizaine de chapitres autant de défis et de crises auxquels est confrontée cette nouvelle génération. Nous les regrouperons pour notre part en quatre ensembles.
1. Définir le public des vingtenaires de l’an 2000
Comme le rappellent les auteures, il convient de différencier « la jeunesse, qui désigne une phase de vie, des jeunes, qui sont les personnes qui la traversent et qui constituent une classe d’âge ou une génération ». Les jeunes de l’an 2000 sont tout d’abord nombreux. Au 1er janvier 2019, 11,7 millions de personnes résidant en France, avaient entre 15 et 29 ans, ce qui représente 17,4 % de la population totale. Cette population est, dès l’adolescence, scindée en deux groupes : celui des travailleurs3 et celui des étudiants4, dont est déjà exclue une troisième composante, les NEET (Not in Education, Employment or Training)5. Tous ces jeunes font partie d’un plus grand ensemble qui les surplombe : avec une espérance de vie élevée6, « pour la première fois dans l’histoire des sociétés, les jeunes de vingt ans comptent non pas deux, mais trois générations vivantes au-dessus d’eux ». La population des jeunes français est aussi à comparer à celle du monde, notamment en ce qui concerne le sentiment d’épanouissement :
« Comparés à leurs homologues européens, les jeunes français sont parmi les plus pessimistes, et cela depuis longtemps, comme le faisait ressortir une enquête conduite à la fin des années 2000. […] Les Français sont les moins nombreux à penser qu’ils ont une liberté et un contrôle sur leur avenir ou à estimer que les “gens de leur pays” peuvent choisir leur propre vie ».
On peut d’ailleurs corréler cette donnée avec le taux de suicide des jeunes7. Une étudiante citée dans l’ouvrage déclare ainsi, en réponse au questionnaire : « Aujourd’hui, on n’a aucune certitude pour l’avenir », et cette absence d’horizon semble globale, que l’on considère l’écologie, la politique, le marché du travail, etc. Il ne faut pas oublier que se lancer dans la vie a un coût : « en 2014, 70 % des 18-24 ans ont reçu une aide financière régulière et encore 52 % des jeunes hommes et 34 % des jeunes femmes habitent chez leurs parents ».
Les jeunes de 2020 sont aussi d’origines ethniques plus diversifiées. Déconstruisant les idées reçues, les auteures rappellent toutefois que « les enfants d’immigrés connaissent pour la plupart une ascension sociale par rapport à leurs parents » et que « les enfants d’immigrés ont plus souvent des parents ouvriers que l’ensemble des jeunes […], s’ils ont des performances scolaires inférieures en moyenne à celle de la population générale du même âge, c’est en raison de leur origine ouvrière et non de leur origine immigrée ». Ces jeunes issus de la mixité constituent ce que Gérard Noiriel nomme le « creuset français », un enrichissement culturel qui a eu lieu « au cours des siècles, par les multiples immigrations qui ont fait de la France l’Amérique de l’Europe ». En ce qui concerne les populations d’origine musulmane, cet enrichissement s’altère parfois, avec un repli sur le religieux et la communauté faute d’alternative. Ce phénomène peut se traduire par la résurgence de prénoms musulmans8, mais il est plus fortement associé aux trajectoires des islamistes9, qui prennent forme dans des « quartiers djihadogènes10 » (Khosrokhavar) et reflètent un manque cruel d’intégration (analysé notamment par Bernard Rougier11). Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen en viennent pour leur part à cette conclusion : « Quand le réel n’a plus de sens, ces personnes perdues cherchent l’au-delà. »
2. La numérisation des vingtenaires de 2020
La population des vingtenaires nés autour de l’an 2000 est tout d’abord marquée par le fait de vivre à l’ère du numérique. Sans aller jusqu’à la nommer « génération Internet », on ne peut que le constater : le Web, les smartphones et les réseaux sociaux sont devenus omniprésents dans son quotidien. Cet impact du numérique provoque des changements dans la relation aux objets matériels : « Les habitudes se modifient : on ne veut plus posséder, mais user, louer dans le cadre d’une nouvelle économie dite collaborative. Airbnb en est le symbole même. » Il en va de même pour la réservation de spectacles, de repas. L’achat d’un véhicule personnel et le passage du permis de conduire sont également plus largement boudés qu’auparavant. « C’est la trottinette, le vélo de location qu’on prend ici et qu’on abandonne là, qui incarnent le mieux le jeune dans ses vingt ans. » Les jeunes, tout en utilisant massivement ces nouvelles technologies, conservent pour certains une distance critique, à l’image de cette étudiante de licence à Paris, qui fait la remarque suivante : « Importance des réseaux sociaux, et donc baisse des relations sociales. »
Pour les deux auteures, qui se définissent elles-mêmes comme des « grands-mères », la fracture numérique peut devenir fossé : « Tous ceux qui ont plus de 50 ans partagent ce sentiment profond qu’une coupure culturelle s’est instaurée avec des jeunes qui parlent très vite, dans une langue qui leur est propre et qu’il faut parfois traduire ». Les textos, « lol », émojis, Facebook, les références aux séries télé, sont quelques-uns des éléments d’une culture spécifique et connectée. « Là où, il y a trente ans, l’écran rassemblait, les écrans maintenant séparent. Le chaudron de la culture familiale est en panne, le numérique isole les générations, s’il rassemble une tranche d’âge. » Il est d’ailleurs rappelé que les jeunes sont parfois plongés malgré eux dans le bain numérique, puisqu’on peut désormais avoir une empreinte numérique dès la vie in utero et que « 90 % des parents laissent des traces numériques de leurs enfants sur Internet ». L’habitude du numérique s’ancre alors dès le plus jeune âge et se traduit notamment par un changement du type de divertissement12 et une proximité quasi symbiotique avec les écrans13. Comme l’avait constaté Michel Serres, les nouveaux jeunes « habitent donc le virtuel », associé à un nouveau régime de valeurs, que Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen évoquent ainsi : « promotion de la réussite spectaculaire sans efforts, promotion de l’exposition de l’intimité, satisfaction immédiate, consommation de la mode, dictature du paraître, médiatisation et banalisation des comportements aberrants, pervers et criminels, fonctionnement dans l’instantané ».
3. La politisation des vingtenaires de 2020
S’appuyant sur les travaux de Pierre Brechon14, les deux auteures avancent l’idée que « les jeunes ne sont donc pas dépolitisés mais politisés autrement ». Leurs formes de politisations sont à la fois plus nombreuses, plus volatiles et plus clivantes.
Leur caractère clivant apparaît tout d’abord sur les réseaux sociaux, qui offrent la possibilité d’émettre des avis sans retenue et surtout sans conséquence. Comme le rappelle le journaliste Vincent Julé : « La transgression semble s’être déplacée de la vie réelle vers l’écran. » S’ensuivent des faits divers symptomatiques des dérives du numérique, comme ce fut le cas de l’affaire Mila. Le 20 janvier 2020, Mila, une jeune homosexuelle, assume son orientation sexuelle sur Instagram, elle est alors attaquée par des harceleurs et se défend en critiquant leur Dieu. Cela soulève une vague immense de menaces de mort à son encontre, suivie de harcèlements virtuels et physiques. Le plus inquiétant est que 59 % des 18-25 ans, soutiennent les harceleurs et se prononcent à cette occasion en faveur de l’interdiction du blasphème.
Il ne faut pas négliger la forte dimension « intra-générationnelle » de ce type d’affaire, qui disqualifie d’office des arguments, même fondés, s’ils ne sont pas émis par le groupe de pairs. « Les normes dominantes sont désormais celles du groupe d’âge et non de la famille. » Les auteures appellent donc à veiller15 à ce que des mouvements de contestation ne deviennent pas des lieux d’exclusion produisant, au nom de la libération de la parole, un effet exactement inverse, c’est-à-dire sa confiscation, à prendre garde que l’intimidation ne remplace l’émancipation. Cette idée est relayée par Olivier Galland16 : « Les valeurs communes sont peu à peu remplacées par les valeurs communautaires et identitaires ». Analysant différents mouvements et contestations qui leur semblent plus ou moins17 légitimes – MeToo, le féminisme intersectionnel, Justice pour Adama, ou encore les réunions non mixtes avec leurs formes de « racisme à l’envers » – Claudine Attias-Donfut et Martines Segalen notent que « dans leurs opinions, [les jeunes] se montrent souvent intransigeants, assurés que leur position est la seule et unique ». On pourrait même parler à ce sujet d’opinions devenues certitudes18.
En ce qui concerne les votes, les jeunes se tournent soit vers l’abstention soit vers les partis situés aux extrêmes du spectre politique19. La jeunesse est en effet souvent mise de côté dans la représentation politique, ainsi qu’à l’initiative de mouvements de contestation tels Nuit Debout ou les Indignés. Dès lors, pour la jeunesse, « les fondements de la démocratie sont ébranlés par deux tendances opposées, l’une antidémocratique, l’autre exigeant plus de démocratie, un mouvement hyperdémocratique déçu par la non-réalisation de la capacité d’apporter la liberté, la paix, la prospérité, la défense des droits fondamentaux ». Les jeunes sont aussi plus sensibilisés à l’écologie bien que leur vote à l’égard d’Europe Écologie-Les Verts fluctue selon les scrutins.
L’emploi et la façon dont les jeunes envisagent le travail sont fortement corrélés à leurs engagements et à leur projet de vie :
« Les enquêtes le montrent, la génération nouvelle recherche dans le travail un climat relationnel propice à une cohérence entre vie personnelle et vie privée ; elle est à la recherche d’autonomie, orientée vers l’entrepreunariat, se veut innovante, en attente forte d’accomplissement d’elle-même. […] Ce qui distingue la génération née avec le millénaire des générations plus anciennes, c’est la recherche de créativité. »
Les jeunes investissent le travail comme un engagement. En témoigne l’apparition de nouveaux postes de startupers qui répondent aux attentes d’une « génération de jeunes créateurs d’entreprises qui prennent des risques afin de donner sens à un projet, tout à la fois projet professionnel et projet de vie », mais également les nombreux slasheurs, ces jeunes qui n’hésitent pas à revendiquer la nécessité de changer d’horizon professionnel. Ce n’est pas tant le cumul d’activités ou la rupture entre des activités très différentes qui sont inédits que le fait de les revendiquer et d’en faire un trait identitaire20.
Enfin, le rapport plus familier des jeunes à la contestation se reflète dans les choix de consommation et les goûts culturels. On pourrait par exemple citer l’usage de drogues, qui est en France le plus important d’Europe chez les jeunes de 15 à 30 ans. Dans le domaine musical, le rap, particulièrement populaire chez les jeunes et pratiqué par des artistes très divers, est devenu une composante culturelle majeure de notre société. Encouragé par la loi Toubon21, il est sans doute le meilleur symbole d’une « jeunesse saisie par la fureur de dire » (Christian Béthune). Plus généralement, la musique est devenue le médium culturel le plus important chez les jeunes, devant le cinéma et les jeux vidéo. « Nos jeunes sont des individus casqués », constatent les auteures d’Avoir 20 ans en 2020, « ils écoutent en moyenne plus de deux heures de musique quotidienne ».
4. Les valeurs du public des vingtenaires de 2020
Les jeunes renvoient malgré eux une image enviée, celle de la jeunesse. Autrefois, lorsqu’on était jeune, on tentait de paraître plus vieux (comme le rappelle l’ouvrage de Stefan Zweig, Le Monde d’hier22). C’est aujourd’hui l’inverse : qui est vieux veut paraître plus jeune. De plus, « si l’on remonte aux années 70, encore, les jeunes filles se vêtaient comme leurs mères ; aujourd’hui, c’est l’inverse : la jeunesse est devenue le modèle à imiter à tout âge. La mode du jeunisme traverse toute l’existence jusqu’aux confins de la vieillesse, comme en témoigne l’oxymore “vieillir jeune” ». La jeunesse est donc un objectif commun aux générations plus anciennes et à la nouvelle qui tâchent toutes de « rester jeune ». Dans le sillage du personnage principal du film d’Étienne Chatiliez, Tanguy, la jeunesse actuelle expérimente plus longtemps le temps des incertitudes, en prolongeant les aventures sexuelles et amoureuses, en retardant l’arrivée sur le marché du travail, en repoussant le moment de fondre une famille stable.
La question de la sexualité des vingtenaires contribue, elle aussi, à creuser le fossé entre les générations. Si l’entrée dans la sexualité se fait plus précoce23, c’est surtout le fait de la dissocier de l’amour qui est nouveau :
« La dissociation entre sexualité et mariage, puis entre sexualité et conception, est certes un phénomène déjà ancien, mais les nouvelles technologies de l’information et de la communication dissocient désormais sexualité et amour. »
On a vu apparaître les relations de sex friend (« plan cul » en français). « Depuis le début des années 2000, et avec une accélération constante depuis les cinq dernières années, les sites de rencontres sur Internet s’inscrivent dans le panorama des lieux de rencontre à visées principalement voire exclusivement sexuelles ». Les sites tels que Meetic, AdopteUnMec, Points Communs, Proximeety, Attractive Worl ne supplantent pas les lieux classiques où l’on se rencontre en face à face, mais ils font partie du territoire de la jeunesse dans la géographie sexuelle.
Dans les échanges familiaux, on assiste à ce que les auteures qualifient de « paradoxe générationnel : tandis que la jeunesse conteste et ignore l’héritage des aînés, nous l’avons vu, les relations entre les générations et au sein de la famille proche n’ont cependant jamais été aussi bonnes sur le plan interpersonnel ». Pour paraphraser les auteures, on pourrait dire que les générations s’aiment d’autant plus qu’elles s’écoutent moins.
Les valeurs, notamment familiales, sont impactées par la montée de l’individualisme. Plus que les générations précédentes, les jeunes de 2020 contrôlent différents aspects de leur vie : la définition de leur identité de genre, leur fécondité. La tolérance vis-à-vis des couples informels24, du pacs, du divorce, notamment, fait que l’on est passé de la nuclear family à la unclear family (Bob Simpson) ! De plus, ces choix sont mieux assumés, revendiqués voire publicisés, à l’instar des tatouages, de plus en plus nombreux sur les corps des jeunes, qui est davantage investi qu’auparavant comme un lieu d’expression et d’affirmation de l’identité.
Conclusion
Avoir 20 ans en 2020 est une analyse sociologique au long cours qui, tout en s’intéressant plus particulièrement aux jeunes vingtenaires, dresse un bilan plus global des évolutions de la société dans son ensemble. Sans concession, ce texte est tantôt alarmiste, lorsqu’il est question de certains comportements de jeunes, ou pessimiste, tantôt enthousiaste et foisonnant ; il est à l’image du public qu’il étudie, sur une ligne fragile, presqu’à fleur de peau. Le fossé qui sépare la génération 2000 des précédentes est mouvant, tout à la fois créé, entretenu, et remblayé, remis en question par les jeunes eux-mêmes dans leurs débats avec les autres générations. Le futur paraît aux jeunes de 2020 plus incertain, voire anxiogène qu’à leurs précédesseurs : « élevés encore dans le credo de la croissance, face aux défis qui les attendent, ils incarneront peut-être la première génération de la décroissance ». Les vingtenaires d’aujourd’hui sont donc dépeints au fil des chapitres avec leurs ambiguïtés : à la fois connectés, surconnectés et, par moments, déconnectés des réalités, ils « adoptent la nouveauté et s’en lassent vite », sont la « génération de l’éphémère ». On laissera d’ailleurs aux auteures le mot de la fin, qui reflète cette génération 2000, plus ambiguë que toute autre : « Si les jeunes tournent le dos à la famille, c’est peut-être parce qu’ils savent qu’ils peuvent s’y adosser. »