Reconnaissance et formes subjectives de résistance à la violence, en habitant le monde des Autres. À propos de Veena Das, Voix de l’ordinaire. L’anthropologue face à la violence. Compte rendu

Référence(s) :

Veena Das, Voix de l’ordinaire. L’anthropologue face à la violence, trad. et éd. par Marco Motta et Yves Erard, préf. de Sandra Laugier, Lausanne, BSN Press, 2021.

Index

Mots-clés

ethnographie, genre, violence, subjectivité, résistance

Keywords

ethnography, gender, violence, subjectivity, agency

Texte

L’expérience d’un texte, comme l’écrit Veena Das dans la postface de son premier livre traduit en français, est un « millefeuille composé de plusieurs couches de langage », et consiste pour elle à entendre « sa polyphonie, des langues et de[s] voix multiples, des variations de tons et des tonalités » (p. 208). Cet état intérieur de l’anthropologue fait écho aux timbres et aux expressions corporelles des gens, dans les rues des quartiers défavorisés de Delhi qu’elle bien connaît. En même temps, on peut y retrouver des résonances des « formes de vie », présentes dans l’œuvre de Ludwig Wittgenstein et des affinités électives avec Stanley Cavell – deux philosophes avec qui elle dialogue constamment dans ces pages.

Un livre n’est donc pas tout entier dans son manuscrit, du fait qu’il contient un tourbillon d’émotions qui façonne toute notre vie commune (p. 215). Partir de l’épilogue pour commencer cette note de lecture pourra paraître insolite, mais ces dernières lignes constituent, en quelque sorte, la clôture (ou l’origine) d’un cercle émotif ouvert par la philosophe Sandra Laugier dans sa préface, qui accompagne la lectrice, le lecteur pas à pas dans l’exploration des « terres inconnues de l’ordinaire » (p. 9). Ces terres sont celles du quotidien telles qu’elles sont définies par la violence envers les femmes et leur vulnérabilité, notamment dans « des familles citadines à bas revenu », où Veena Das été « témoin des luttes colossales que les gens mènent pour accéder au logement, à l’eau et à l’électricité » (p. 107).

Ce livre n’est pas une monographie au sens anthropologique du terme, mais un recueil de textes (cinq articles de revue, deux chapitres d’ouvrages, auxquels s’ajoute la réponse de Cavell à un article) qui couvre une période de plus de vingt années (de 1996 à 2017).

Pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore, dans sa densité, le parcours intellectuel de cette importante figure de la discipline, cette sélection ne sera peut-être pas immédiatement accessible, d’autant que Veena Das, sans l’inventer, comme l’affirme ici Sandra Laugier, renouvelle avec originalité une « forme de pensée à l’intersection de la philosophie et de l’anthropologie » (p. 9). Une ambition revendiquée depuis toujours, et qu’elle avait aussi livrée dans les propos recueillis dans le numéro 2 de cette revue, où elle racontait que son parcours était « ancré dans [s]on intérêt pour la vie quotidienne, l’éthique ordinaire, la philosophie du langage ordinaire et la transversalité de l’anthropologie avec la philosophie et la littérature1 ». Dans son sillage, l’introduction passionnée de Marco Motta et Yves Erard, qui sont aussi les traducteurs de l’ouvrage, avec Danielle Robert et Joséphine Stebler, permet à son tour de comprendre ce choix. Les deux auteurs soutiennent en effet que la pensée est une « obsession de la connaissance » pour Das. Une obsession qui reconnaît l’Autre à la fois comme proche et comme tout autre, dans un mouvement constant entre « activité passive » et « passivité active » (p. 37).

Le style de ce livre est parfois dense et nécessite de la part de ses lectrices et lecteurs une certaine patience et une écoute attentive, pour laisser à ces pages le temps de leur parler (p. 23). Du reste, cette densité résulte de l’abondance de détails ethnographiques et de la richesse des dialogues avec d’autres auteur.es (de l’ethnologue Evans-Pritchard à l’anthropologue féministe Marilyn Strathern, de Wittgenstein à Michel Foucault, pour ce qui est des philosophes, en passant par Julia Kristeva), des prises de position intellectuelles et des choix de terrains, entendus ici à la fois comme espaces intellectuels (la violence et la douleur ordinaires, sur le corps des femmes et des enfants) et comme terrains ethnographiques, en particulier l’Inde et Delhi.

Ainsi prennent forme, peu à peu, des conversations où se lit de l’amour, ou un véritable dévouement. Une abnégation absolue envers le monde humain au centre de la discipline anthropologique, qui va bien au-delà de la connaissance (p. 21), à laquelle s’ajoute l’enthousiasme pour la philosophie, notamment la philosophie morale et celle de la culture, de Wittgenstein et Cavell. Tous deux deviennent ainsi, et ensemble, les interlocuteurs privilégiés permettant à l’auteure de tisser la chaîne et la trame du dialogue que l’on entend dans Voix de l’ordinaire. L’anthropologue face à la violence. Titre efficace, qui donne des pistes pour interpréter ces violences qu’il faut regarder en face, écouter pour ne pas nier cette rencontre entre nous et les autres. Un titre qui, comme le soulignent Motta et Erard, répond à celui de Cavell, Les voix de la raison.

Sans doute faut-il voir un point clé pour comprendre ce texte dans la métaphore que Veena Das emprunte à Cavell, décrivant la philosophie comme une rivière « qui coule entre les deux berges de la métaphysique et du quotidien ; et cette rivière n’a pas à se demander laquelle des deux berges est la plus importante pour son existence » (p. 40). C’est ici que peut intervenir la critique anthropologique. Appliquée aux cas étudiés sur le terrain, cette métaphore permet en effet à Veena Das, en utilisant les outils de l’anthropologie culturelle et politique, de décrypter, d’interpréter et d’écrire – thème central du travail de l’auteure – les évènements violents comme les viols, les enlèvements que subissent les femmes, ou encore l’inscription de slogans nationalistes sur leurs corps. Mais pour qu’elle y parvienne, et c’est la nouveauté qu’a introduite à l’époque cette auteure – il faut rappeler que le chapitre d’ouvrage que l’on évoque ici est la traduction d’un texte publié dans les années 1990, et le contextualiser pour comprendre aujourd’hui quel a été son impact dans la pratique ethnographique –, ces événements doivent être perçus depuis la rive de la quotidienneté, formée par les voix « publiques » des femmes, reprenant le contrôle de leur corps comme de leur langage. Le chagrin, par exemple, est façonné par des modifications sur le corps des femmes, qui s’infligent des blessures irréversibles pour rendre à jamais présent un état intérieur. C’est le « pouvoir d’endurer », comme moyen d’accéder à la reconnaissance et forme de résistance en même temps (p. 42). Cette démarche amène à constater que les deux rives doivent être regardées, présentes dans le même tableau, qui compose à la fin une « connaissance empoisonnée », nécessaire pour étudier la partition de l’Inde, lieu privilégié de l’analyse de l’auteure. Les corps féminins (violés et brutalisés) deviennent les surfaces sur lesquelles sont tracés des textes « transformatifs », pour s’inscrire dans le sillage de Kristeva : la douleur ou le silence d’éléments passifs deviennent de véritables demandes de reconnaissance, voire une capacité d’action ou agency (p. 59-61). Cette « identification » c’est aussi la posture de la chercheuse sur le terrain vis-à-vis de la douleur de l’autre, qui cherche une « demeure dans un corps prêt à [la] recevoir », car le « déni de la douleur d’autrui n’est pas tant une défaite de la raison qu’une défaite de l’âme » (p. 64). C’est ici que les points de rencontre avec Cavell sont les plus manifestes, notamment dans cette imbrication du langage et du corps, qu’il s’agisse de ceux des femmes ou de ceux des enfants qui, apprenant la maladie et la mort d’un adulte – comme Mukesh, apprend celles de sa mère, Meena –, traversent des expériences « dont l’expression se trouve hors de la portée d’un adulte » (p. 163). La demande de reconnaissance qui passe par la douleur amène Cavell à dire que les scènes reconstituées par Das font de l’anthropologie non plus une démarche fondée sur l’observation et la participation, mais la réalisation d’une compréhension profonde, qui conduit l’auteure à incorporer dans son texte la douleur reconnue sur le terrain, sans la transformer, dans toute sa noirceur. Pour Stanley Cavell, la pensée de Wittgenstein (p. 69) – auquel est dédié un chapitre entier, écrit en 1998 – accompagne constamment le travail de Veena Das.

Ces pages sont probablement les plus difficiles si l’on n’est pas familier de l’histoire de la discipline anthropologique. Je pense, par exemple, à l’analyse que fait Das des travaux d’Evans-Pritchard, dans les années 1940, sur la rivalité entre les Nuer ou la sorcellerie azandé, ou même aux textes plus récents de Reynolds sur l’activisme politique des enfants et des adolescents (un autre thème cher à Das), dans le contexte dramatique de l’Afrique du Sud, en relation avec les règles et les négociations entre obéissance et autorité.

Ici, l’argumentation ethnographique fait place à un dialogue avec la philosophie, ce qui amène l’auteure à affirmer dans les chapitres suivants que, si une conversation entre « anthropologie et philosophie [peut] avoir un sens », ce n’est que « dans la mesure où la philosophie elle-même devrait être capable de répondre à la pression des interrogations qui se présentent » concrètement, sur le terrain, pour aider, par exemple, à comprendre ce qui passe dans la vie quotidienne des zones pauvres et conflictuelles de l’Inde (p. 107).

Ce chapitre doit aussi être replacé dans le contexte du débat anthropologique plus large sur l’écriture et la culture, qui a eu lieu entre 1980 et la fin des années 1990 – auquel renvoie la référence à Geertz et à sa « description dense » (p. 85), qui ont eu un impact très fort sur la pratique ethnographique et sur le positionnement de Das (comme son rapport au féminisme) –, ainsi que sur la subjectivité (autre thème important dans le parcours de l’auteure), les pouvoirs.

Le lien avec Wittgenstein doit être mis en relation avec la pratique anthropologique de cette même période, avec la place que pouvait y trouver le philosophe, en rapport avec l’idée de la culture comme capacité ; mais il a aussi trait aux limites des formes de vie et des conceptualisations de la vie quotidienne, confrontées au scepticisme et à la complexité de l’intériorité dans l’appréhension de la douleur, que j’ai déjà mentionnée.

On peut lire enfin la présence de l’œuvre de Stanley Cavell comme si cet auteur faisait office de médiateur, ou de guide, pour comprendre Wittgenstein et sa contribution à la discipline de l’anthropologie, ce qui conduit Veena Das à considérer ce dernier comme un philosophe travaillant à la fois sur la culture et en contrepoint de la culture (p. 106).

En poursuivant cette lecture, on entre dans les dilemmes ethnographiques de l’auteure (je pense aux pages consacrées aux enfants et, en particulier, à la manière de se positionner face à la maladie et la mort), dans son dialogue constant entre les textes (philosophiques et ethnologiques) et les contextes, où le genre devient un positionnement de terrain et une clé interprétative de la parenté. L’anthropologie genrée, en ce sens, est conçue comme une façon de voir le monde et non seulement une discipline académique.

Enfin, nous pouvons lire ce livre en gardant à l’esprit les mots de l’anthropologue Michael D. Jackson, que Veena Das utilise, et que je reprends dans le titre de ce texte pour définir l’anthropologie : « En vous incitant à habiter le monde des autres, l’anthropologie change votre façon de penser à propos de vous-même. Elle vous fait aussi réfléchir à l’arbitraire du destin » (p. 159).

1 Veena Das, « Concepts of the Political », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], n° 2, URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index

Notes

1 Veena Das, « Concepts of the Political », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], n° 2, URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=406.

Citer cet article

Référence électronique

Michela Fusaschi, « Reconnaissance et formes subjectives de résistance à la violence, en habitant le monde des Autres. À propos de Veena Das, Voix de l’ordinaire. L’anthropologue face à la violence. Compte rendu », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 5 | 2023, mis en ligne le 20 avril 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=1047

Auteur

Michela Fusaschi

Michela Fusaschi est professeure d’anthropologie à l’université Roma Tre (Département de sciences politiques), où elle coordonne également la section Études de genre de l’école doctorale. Elle est chercheuse associée au Laboratoire d’anthropologie politique et codirige un séminaire de recherche à l’EHESS. Codirectrice de Condition humaine / Conditions politiques, elle est également rédactrice en chef adjointe de la rubrique « Sociocultural Issues and Epidemiology » de la revue Current Sexual Health Reports. Depuis longtemps, elle mène des recherches sur les modifications corporelles genrées et a reçu de nombreux prix pour ses contributions dans le domaine de l’anthropologie du genre.

Michela Fusaschi is Professor of Anthropology at Roma Tre University, in the Department of Political Science, where she also coordinates the Gender Studies Section of the doctoral programme. She is an Associate Researcher with the Laboratoire d’anthropologie politique and co-runs a research seminar at EHESS. She is a co-director of Condition humaine / Conditions politiques and an associate editor of the Sociocultural Issues and Epidemiology section of the journal Current Sexual Health Reports. She has worked for many years on gendered body modifications and has received numerous awards for her contributions to gender anthropology.

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