Russie : des nationalismes au prisme du social. À propos de Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit en Russie : critiques sociales ordinaires et nationalismes. Compte rendu

Référence(s) :

Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit en Russie : critiques sociales ordinaires et nationalismes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.

Index

Mots-clés

Russie, nationalisme, État, critique sociale, imaginaire social

Keywords

Russia, nationalism, state, social criticism, social imagination

Texte

Le nationalisme russe, comme un nationalisme parmi d’autres, a déjà fait l’objet de nombreuses études. L’originalité et la valeur euristique de l’ouvrage de Karine Clément résident avant tout dans son angle de vue : un prisme social lui permet de distinguer plusieurs déclinaisons du discours nationaliste selon la position sociale et économique de la personne qui le formule. Il offre une explication possible de l’omniprésence de cette idéologie « à la carte » où beaucoup peuvent se retrouver au-delà des fractures sociétales.

Issu d’une enquête de terrain effectuée entre 2016 et 2018 dans six régions ou villes de Russie qui reflètent la diversité tant socio-économique que culturelle du pays, le livre s’appuie sur 273 entretiens ethnographiques centrés sur le récit de la vie quotidienne (source privilégiée de l’enquête). Ces entretiens ont été complétés par une cinquantaine d’observations ethnographiques « d’événements à teneur patriotique » (p. 142), les échanges de groupes de discussion et des entretiens avec des experts. Sur cette base empirique, la sociologue dégage « les différents types de configurations changeantes entre nationalisme, imaginaire social et sens critique » (p. 6). Cette démarche analytique aboutit à la construction de trois idéaux-types dont chacun combine une certaine version du nationalisme avec un imaginaire social et avec une forme particulière de la critique ordinaire.

Sont ainsi distingués un nationalisme d’État – l’attachement à la nation « une et unie » de la propagande du Kremlin –, un nationalisme élitiste – l’attachement à la nation des meilleurs, moralement ou intellectuellement – et un nationalisme populaire – l’attachement à la nation du « bas peuple » (p. 59-60). Deux autres postures des enquêtés ne font pas partie de l’analyse : le rapport indifférent ou distant à la nation et le rejet, ouvertement exprimé, de tout attachement à la nation, qui se sont avérés très minoritaires. K. Clément justifie ce choix (p. 64) :

« Le cosmopolitisme ou l’universalisme des droits de l’homme ne sont pas ouverts à la majorité des Russes, trop fragilisés par les cataclysmes et les déstructurations qu’ils ont vécus, trop incertains d’être quelque chose ensemble pour être prêts à accueillir largement le monde extérieur, trop pauvres également pour voyager aisément par le monde, même pour en rêver. »

Au nationalisme d’État « d’en bas », qui se manifeste, selon l’auteure, par l’aspiration à appartenir à un grand collectif, allant de pair avec le rejet des scissions et conflits qui pourraient mettre en danger l’unité nationale (p. 68-69), correspondrait l’imaginaire social du « nous-nation », qui s’accompagne d’une opposition à « eux », qui relèvent principalement de deux types : l’Occident et les « libéraux » (p. 71). Le troisième composant de cet idéal-type serait une « critique sociale ordinaire du sens commun », définie par K. Clément comme suit (p. 145) :

« Adhésion à l’opinion pensée comme celle du plus grand nombre (non pas forcément reproduction du discours produit par l’appareil d’État) ; aspiration à la confirmation de la réalité institutionnelle à laquelle on adhère et qui semble fragile. »

Les deux autres types de nationalisme analysés ne sont pas incompatibles avec la vision d’une nation clivée. Ainsi, la nation des tenants du nationalisme élitiste serait, dans leur imaginaire, scindée en deux : la minorité du « nous, les gens cultivés » et la majorité du « eux », les gens « ordinaires », voire des « hourra-patriotes zombifiés », c’est-à-dire d’une part la « masse populaire, en particulier des régions, qui serait peu éduquée, peu cultivée, et culturellement et moralement inférieure » (p. 82), d’autre part les nouveaux riches, « perçus comme contrôlant le gouvernement, malgré leur inculture et leur immoralisme » (p. 92), les uns et les autres faisant l’objet du même mépris. Quant à la critique sociale intellectualiste associée à ce type de nationalisme, ce n’est pas l’inégalité sociale en tant que telle qu’elle « remet en cause », mais « le principe sur lequel elle s’établit, à savoir la capacité à amasser de l’argent, quel qu’en soit le coût moral » (ibid.). Cette critique prône « le principe du mérite qui serait la reconnaissance sociale due aux capacités intellectuelles, spirituelles et morales supérieures de l’élite cultivée » (p.145).

Finalement, le troisième cas de figure lie un nationalisme populaire majoritaire, décrit « davantage [comme] un attachement au peuple, notamment au petit peuple, qu’à l’État ou à la nation en tant que communauté nationale socialement indéterminée » et un imaginaire social du « nous-peuple du commun » qui oppose les pauvres et les riches, les travailleurs et les profiteurs, les exploités et les exploiteurs, les régions et le centre, les colonisés et les colonisateurs. K. Clément évoque une « critique sociale populaire de bon sens » (à ne pas confondre avec le sens commun de la première configuration) et la présente comme « la principale nouveauté conceptuelle » de sa recherche (p. 25). Pour l’auteur, elle peut être définie de la manière suivante : « Critique partant d’un rapport corporel et sensitif au monde (commun) et questionnant les certitudes ou idées toutes faites détachées de la matérialité et du sensible » (p. 145).

Cette troisième configuration se situe au cœur de l’ouvrage, ce qui nous invite à nous y attarder davantage. Tout d’abord, au sein du « nous populaire », K. Clément distingue trois déclinaisons en termes d’auto-identification : le « nous-ouvriers » (« ceux qui bossent dur », la « classe ouvrière », les « gens de l’usine », « les professionnels », « ceux qui travaillent avec leurs mains », « ceux qui produisent quelque chose », « les gens qui font et ne bavardent pas ») ; le « nous-les petits entrepreneurs » (« les gens qui sont entreprenants », « ceux qui ont leur propre affaire », « les gens qui sont à leur compte », « ceux qui sont indépendants », « ceux qui réussissent à la sueur de leur front », « ceux qui travaillent pour eux-mêmes » – non pour un patron –, « ceux qui travaillent dur au nom d’un objectif ») ; et enfin « des gens pauvres des régions » (« des villages », « de la province profonde », « de la périphérie »), qui sont « oubliés », « exploités », « colonisés » (p. 107). Ainsi, le cadre de l’imaginaire est national, puisqu’il reflète les clivages sociaux internes à la nation et liés à une certaine configuration de l’État. Dans le même temps, le contenu de la critique ordinaire est bien social : la dénonciation des inégalités, de la captation des richesses nationales par une petite minorité, de l’exploitation des régions par le centre. Au travers de ce continuum d’idées, soutient la chercheuse, s’exprime « un marxisme vernaculaire largement partagé par la population et qui fournit la grammaire nécessaire à la perception et la critique de la réalité telle qu’elle est » (p. 124).

Il ressort des entretiens quelques constats importants qui nuancent le tableau et rendent le schéma triangulaire plus complexe. Ainsi, il se trouve, que « le rapport au pouvoir en place ne constitue pas une véritable ligne de différenciation des types de nationalisme » (p. 61), ni des types d’imaginaires sociaux ou de critiques sociales ordinaires (p. 62). De même, « la xénophobie ou la non-xénophobie s’articulent avec tous les types de nationalisme, ainsi d’ailleurs qu’avec le rejet du nationalisme » (p. 73). Les caractéristiques socio-professionnelles ne s’avèrent pas non plus cruciales pour l’adhésion ou non à tel ou tel type de nationalisme. Ce qui semble vraiment décisif, c’est « la perception subjective de leurs conditions sociales par les enquêtés eux-mêmes, et surtout la perception qu’ils ont de leur trajectoire sociale ». Si les personnes tentées par le nationalisme d’État sont celles qui ont le sentiment de vivre bien, et surtout de mieux en mieux, le nationalisme populaire est le lot des gens socialement défavorisés (p. 75).

Le livre de Karine Clément a été écrit avant la guerre en Ukraine. Or cet évènement a fortement éprouvé l’ordre social établi en Russie, notamment par l’exacerbation du discours patriotique, l’anti-occidentalisme et l’antilibéralisme de la propagande. Les difficultés économiques ont bousculé la structure sociale, une bonne partie de ceux qui se percevaient comme « vivant de mieux en mieux » sont susceptibles d’amorcer une trajectoire descendante, quand ceux dont les revenus étaient modestes risquent de sombrer dans la pauvreté. Conscient de ce danger, le pouvoir annonce des programmes de soutien destinés aux plus défavorisés, sans se soucier des classes moyennes.

Avec le durcissement du régime, l’espace d’expression de la critique se rétrécit. Des répressions spectaculaires, notamment contre certaines figures faisant partie de l’élite économique, intellectuelle et même dirigeante, l’écrasement des médias indépendants paralysent l’opposition. Un climat général de méfiance s’installe, nuisant au rapport de chacun à son environnement proche. La contestation, qui était déjà souterraine, s’exprimant « à bas bruit », devient encore moins envisageable face à la pauvreté et à la précarité qui augmentent et favorisent le retour au « chacun pour soi » des années 1990. Cet état de fait nous amène à ne pas partager l’optimisme, encore présent dans ce livre, quant à la capacité de la critique ordinaire de bon sens à aboutir à des changements sociétaux.

Citer cet article

Référence électronique

Elena Filippova, « Russie : des nationalismes au prisme du social. À propos de Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit en Russie : critiques sociales ordinaires et nationalismes. Compte rendu », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 5 | 2023, mis en ligne le 20 avril 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=1015

Auteur

Elena Filippova

Elena Filippova est directrice des recherches à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie. Elle travaille sur les questions de l’identité, du nationalisme, des migrations et des catégorisations ethniques et raciales. Parmi ces publications, on peut citer l’ouvrage qu’elle a dirigé avec Xavier Le Torrivellec, Les nôtres et les autres. Retour épistémologique sur la perception des identités en Europe (Moscou, Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, 2019) et l’article co-écrit avec Vassily Filippov, « National-Cultural Autonomy in Post-Soviet Russia Over Two Decades: Concept and Institution », paru dans Ethnicity, vol. 13, n° 1, 2015.

Elena Filippova is Research Professor at the Institute of Ethnology and Anthropology, at the Russian Academy of Sciences. She is interested in the issues of identity, nationalism, migrations, ethnic end racial categorizations. Among her publications, let us quote: Les nôtres et les autres. Retour épistémologique sur la perception des identités en Europe (dir. with Xavier Le Torrivellec, Moscow, Institute of Ethnology and Anthropology of the Russian Academy of Sciences, 2019; “National-Cultural Autonomy in Post-Soviet Russia Over Two Decades: Concept and Institution”, Ethnicity, vol. 13, no. 1, 2015.