Quelle histoire de la Révolution française pour notre temps ? À propos de Claude Mazauric, 1789. Sur la Révolution de France. Compte rendu

Référence(s) :

Claude Mazauric, 1789. Sur la Révolution de France, Vauvert, Au diable Vauvert, 2021.

Index

Mots-clés

Révolution française, marxisme, déterminisme, passé/présent, vulgarisation

Keywords

French Revolution, Marxism, determinism, past and present, vulgarization

Plan

Texte

Né d’une conférence intitulée « Pourquoi s’intéresser à la Révolution aujourd’hui ? » (octobre 2018), Sur la Révolution de France est un texte court et se veut, pour l’historien Claude Mazauric, une tentative d’investir l’espace public. « L’Université permanente », où cette conférence a été prononcée, est un espace qui a pour partenaires la Fondation Gabriel-Péri et la revue Cause commune. Il se présente comme « un lieu d’éducation populaire qui s’adresse à tous les curieux qui entendent approfondir leurs connaissances ». Ancien cadre du Parti communiste français (PCF), Mazauric est une figure importante de l’historiographie « jacobine » de la Révolution française. Il est notamment connu pour ses travaux sur Gracchus Babeuf et sur les relations entre marxisme et Révolution française. Ce compte rendu revient sur sa volonté d’étayer, dans ce livre, une approche critique située au croisement de trois domaines : l’historiographie de la Révolution, la théorie du monde social et historique, et la diffusion des savoirs historiques dans l’espace public.

Une lecture marxiste orthodoxe de la Révolution française

L’analyse de la Révolution menée dans cet ouvrage se fonde sur le modèle marxiste des relations entre la base et les superstructures1. Pour l’auteur, la temporalité de la Révolution française s’inscrit dans la longue durée de la « généralisation transformatrice du modèle capitaliste marchand, puis industriel qui a accompagné puis stimulé le processus d’expansion […] de la domination occidentale sur la surface du globe » (p. 17). Claude Mazauric reprend donc l’interprétation « marxiste orthodoxe » de la Révolution, considérée comme « une étape décisive dans la transition du féodalisme au capitalisme », telle qu’elle a été développée entre 1945 et 19802. Une partie importante de l’ouvrage (p. 9-75) est principalement consacrée à la description de cette transition vers la modernité capitaliste. L’auteur y restitue le monde de l’Ancien régime pour souligner ensuite les ruptures créées par la Révolution (p. 119-131).

La France de la fin du xviiie siècle est un royaume de 28,1 millions d’habitants, c’est-à-dire « le plus peuplé des États européens » (p. 13). C’est un pays jeune : les moins de 19 ans y représentent un cinquième de la population. Sa position géographique présente des avantages : l’isthme français est situé au carrefour des « mers les plus parcourues du globe » (p. 14) à cette époque : l’océan Atlantique, la Manche et la mer du Nord, ainsi que la Méditerranée. Ce royaume est alors gouverné par une administration qui se caractérise par sa « modernité et [une] relative efficacité » (p. 22). La monarchie française fait appel aux hommes de talent dans plusieurs domaines où une compétence spécialisée est nécessaire : ingénieurs, savants, artisans d’art, financiers (comme Necker), par exemple. En réalité, ce que l’on appelle « Ancien régime » à partir de 1789 correspond à un gouvernement qui se complexifie au cours des xviie et xviiie siècles. Durant cette période, « le juridique [devient] le mode normal de régulation de presque tous les conflits » (p. 35). Les instances et les pratiques d’appel se multiplient, encouragées par la monarchie. De sorte qu’un débat public prend forme lorsque des affaires acquièrent une dimension politique, aboutissant à la formation d’un espace et d’une opinion publics.

Mais l’Ancien régime, est également une « société d’ordres légalisée », reposant sur la distinction formelle, héritée de la société médiévale et « sanctifiée par l’Église », de « ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent » (p. 38). Le « second ordre », c’est-à-dire la noblesse, représente 1 % de la population du royaume en 1789, tire profit de la « réserve seigneuriale », soit « presque 20 % des propriétés foncières » (p. 39), terres souvent affermées à de gros exploitants et rarement en faire-valoir direct, tout en bénéficiant des avantages liés à sa « dignité » héréditaire reconnue (p. 39). Le premier ordre, le clergé, comprend environ 150 000 clercs et se définit par sa fonction au service de l’Église et du roi. De très grands écarts de statut, de fonction et de revenus existent au sein de cet ordre, dont la cohérence est cependant visible à la veille de la Révolution : « tous les évêques sont d’origine nobiliaire » en 1789 (p. 40). Le reste de la population du royaume, soit près de 98 % de celles et ceux qui la composent, forme le Tiers état. Ce sont tous les « roturiers » que l’abbé Sieyès désigne en 1789 comme la société réelle ou la nation.

À la fin du xviiie siècle, cette société d’ordres est assise sur une base économique parcourue par des contradictions explosives. La France est alors « le pays le plus actif et le plus productif de toute l’Europe » (p. 43). Sa richesse est fondée sur l’agriculture, c’est-à-dire non seulement sur les paysans, qui tiennent environ 40 % des terres, mais aussi sur la bourgeoisie dont la propriété foncière s’étend sur 30 à 40 % du sol cultivé. Parallèlement à cette immense « ruralité », Mazauric décrit les manufactures et l’artisanat dans les villes, qui constituent un ferment économique nouveau, et les prémices de la révolution industrielle. Les planches de l’Encyclopédie en témoignent, comme le rappelle l’auteur. Largement monétisé, le royaume de France présente une économie de circulations marchandes intenses. Mais le cloisonnement et la fragmentation de son territoire sont un frein à l’intensification de ces échanges. L’unification du territoire en un marché national est donc l’une des œuvres majeures de la Révolution française. La « mutation de la base économique » (p. 54) que décrit Mazauric repose, dans la France de la fin du xviiie siècle, sur la captation et l’absorption du « surtravail paysan », du « surproduit artisanal » et des « survaleurs [tirées] de l’exploitation esclavagiste des productions coloniales » françaises et espagnoles, dans un schéma d’accumulation où le « capital marchand » se transforme en « capital marchand-manufacturier » (p. 52-54).

Tout en révélant ce schéma de transition vers le capitalisme, Mazauric souligne la complexité de la société française à la fin du xviiie siècle. Principalement rurale (80 % de la population), la France présente une très grande diversité de mondes ruraux, qui se distinguent par leur mode d’exploitation de la terre, les types d’habitat, les paysages agraires et la différenciation sociale. Les 20 % restants de la population du royaume sont concentrés dans les villes qui forment un réseau dense, dont Paris est le centre. Ces mondes urbains sont tout aussi divers que ceux des campagnes (p. 56-69) ; ils combinent conservatisme et innovations.

Partant de ce tableau, l’ouvrage aborde, dans sa deuxième partie, la Révolution française sous l’angle de sa périodisation, des débats historiographiques « classiques » dont elle fait l’objet, et la problématique du rôle des acteurs historiques (p. 73-104).

Les événements qui forment la trame événementielle de la Révolution s’inscrivent dans un processus qui ne peut être compris qu’à condition d’être saisi dans sa « spécificité complexe » (p. 85). Quatre révolutions distinctes s’y articulent en un seul mouvement qui va de 1789 à 1799. Ici, Claude Mazauric reprend la thèse que Georges Lefebvre a développée dans Quatre-vingt-neuf (1939) : la révolte aristocratique ouvre la séquence révolutionnaire en 1788, suivie par la révolution légaliste-bourgeoise de l’Assemblée nationale, la révolution populaire urbaine et la révolution paysanne. L’auteur pose la question de la part d’autonomie des acteurs individuels et collectifs dans ce processus, mais c’est pour rappeler aussitôt que, s’agissant de la Révolution, « c’est le processus qui en a fait ce qu’elle fut » (p. 117-118). Claude Mazauric interroge ainsi plusieurs courants historiographiques de la Révolution française. Il critique la vision téléologique des historiens et penseurs du xixe siècle qui font de 1789 le début d’un cycle révolutionnaire allant jusqu’en 1848, à commencer par Marx qui insérait la Révolution française dans un ensemble de « révolutions bourgeoises ».

Enfin, l’auteur propose dans cet ouvrage un bilan des réalisations de la Révolution française (p. 119-131). Outre l’unification du territoire en un marché national, déjà mentionnée, le legs révolutionnaire résulte essentiellement de quatre conquêtes : une nouvelle légitimité politique, incarnée par un gouvernement représentatif et par l’État-nation, qui se substituent à un pouvoir monarchique désacralisé ; un questionnement radical sur les fondements du contrat social, prolongeant l’œuvre des Lumières (dont témoignent les Déclarations des droits de l’homme) ; une société politique caractérisée par le « gouvernement de la raison », distinct du dogme et de la Révélation ; des réalisations sociales « progressistes », bénéficiant au plus grand nombre, bien que la Révolution ait un caractère « bourgeois ».

Une anthropologie déterministe et réductionniste

Même si le champ disciplinaire dans lequel se situe le travail de Claude Mazauric est celui d’un historien, ses analyses et son cadre interprétatif s’appuient sur une anthropologie qu’il importe d’expliciter dans une visée critique. L’anthropologie qui sous-tend le modèle base/superstructures tel qu’il est employé par l’auteur soulève une première série de questions.

À la lecture de cet ouvrage, on ne peut qu’être saisi par le contraste entre le marxisme de Mazauric et l’état actuel du champ de l’histoire et des sciences sociales. Alors que les secondes prennent au sérieux les acteurs, leurs sensibilités, leurs grammaires d’action et leurs catégories de pensée, l’auteur continue à penser la Révolution française selon le paradigme hérité d’Ernest Labrousse, c’est-à-dire un déterminisme univoque partant de la base économique pour aller vers les structures sociales, puis vers les superstructures politiques et idéologiques. Or, un tel cadre réduit le politique à un reflet. C’est pourquoi il semble nécessaire de critiquer ce qui apparaît comme une anthropologie sous-jacente à son ouvrage et qui a tous les traits d’une anthropologie réductionniste.

Par exemple, parlant de Mirabeau, Barnave, Mounier, Saint-Just, Jacques Roux, Babeuf, Claude Mazauric soutient l’idée suivante (p. 73-74) :

« Tous actes qui sont des manifestations discursives, plus ou moins significatives de choses plus profondes, évitables ou non, en tout cas si spectaculaires qu’elles camouflent par la dramaturgie qui les rend visibles, la profondeur des vraies affaires du monde qui, elles, s’enracinent en dessous. En dessous de quoi ? En dessous de ce qui se meut en surface et qui relève de la sphère du politique et des rapports de force qui les spécifient. »

Il importe de souligner ici que l’auteur situe les « vraies affaires du monde » historique – c’est-à-dire sa vérité – en deçà du politique, tout en arrimant la signification des discours et des pratiques à leur base économique. On trouve un autre exemple de ce déterminisme univoque partant de la base économique dans cette phrase : « À la suite des travaux fondateurs d’un grand maître, Ernest Labrousse, innombrables ont été les recherches qui ont illustré le schéma de cette physiologie collective socio-économique à conséquence politique qui caractérise la “crise” de 1789 » (p. 72).

Plusieurs passages du texte indiquent que Mazauric a bien conscience des renouvellements de l’historiographie et des sciences sociales. Par exemple, il écrit, à propos du mot « peuple » (p. 92), que « tout un dispositif politique d’invention théorique et lexicale, discursive et pratique, […] enclenche la recomposition générale de la représentation incarnant la nation assemblée ». Cependant, la performativité et l’autonomie relative des formations discursives qu’on retrouve dans les travaux de Régine Robin et de Pierre Bourdieu ne font pas partie de son cadre interprétatif3. De même, le livre occulte la problématique des émotions et de la sensibilité des acteurs, alors même qu’y est évoquée « l’anthropologie politique » des acteurs révolutionnaires esquissée par Haim Burstin4. Claude Mazauric rend aussi hommage à Michel Vovelle, et à son œuvre riche de problématiques et démarches nourries par l’ethnologie5.

L’expérience sensible de la Révolution vécue par celles et ceux qui l’ont faite demeure la grande absente de ce livre, bien qu’elle apparaisse depuis quelques années comme l’une des voies fécondes de renouvellement de l’historiographie de la Révolution6. Selon nous, ces manques portent sur ce que Gérard Noiriel désigne comme une « approche subjectiviste du social7 ». Ils révèlent l’attachement de l’auteur à une approche objectiviste du monde social et de l’histoire, approche qui a fortement imprégné le courant marxiste de l’histoire de la Révolution entre 1945 et 1980.

Ces angles morts de l’analyse où se trouve reléguée la subjectivité des acteurs, sont par ailleurs liés à une anthropologie déterministe, qui devient patente lorsque l’auteur évoque l’action des révolutionnaires. Le processus à l’œuvre dans la Révolution tel qu’il le décrit ne relève pas d’une histoire faite par ses acteurs. Ces derniers se trouvent plutôt déterminés eux-mêmes par le processus révolutionnaire. Rompant avec les oppositions qui renaissent continuellement et structurent le champ des sciences sociales – notamment entre subjectivisme et objectivisme –, il est bon de rappeler ici, à la suite de Pierre Bourdieu8, cette thèse de Marx qui ouvre une perspective sur les agents historiques et se trouve pourtant écartée du cadre déterministe de Mazauric :

« Le grand défaut de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c’est que la chose concrète, le réel, le sensible, n’y est saisi que sous la forme de l’objet ou de la contemplation, non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. Voilà pourquoi le côté actif se trouve développé abstraitement, en opposition au matérialisme, par l’idéalisme.9 »

Les déterminations des champs bourdieusiens et du processus historique n’enlèvent rien, dans cette conception du matérialisme historique, à l’importance des agents sociaux et historiques – a fortiori lors d’une révolution –, ce qui souligne l’intérêt heuristique et politique qu’il y a à étudier leurs façons de penser et d’agir, leurs imaginaires, leurs discours et leurs pratiques.

L’ouvrage aborde justement la problématique du rapport des acteurs révolutionnaires au temps. Mais le lecteur reste sur sa faim, car l’auteur ne répond pas aux questions qu’il soulève, notamment à celle-ci : « Comment penser le régime de temporalité de la Révolution française ? » (p. 21). Pour montrer « la force apparente des choses, dans toute leur âpreté temporelle » (p. 25), Mazauric s’appuie sur plusieurs sources : le duc de Liancourt, le Dictionnaire national et anecdotique de Pierre-Nicolas Chantreau, Talleyrand, Marat et Robespierre (p. 26-30). Il en résulte davantage une ébauche de sémantique historique du concept d’« Ancien régime » qu’une analyse de la temporalité de la Révolution française. Pourtant, plusieurs travaux d’historien.nes absents de cet ouvrage – parmi lesquels ceux de Sophie Wahnich, Reinhart Koselleck, François Hartog –, auraient pu aider10.

Passés/présents de la Révolution française

Une deuxième série de questions que soulève Claude Mazauric s’explique par le fait qu’il appréhende la Révolution française comme un objet froid, c’est-à-dire en présentant cette expérience historique comme un passé révolu et clos, dont rien ne peut nous être contemporain.

Trois points de rencontre passé/présent permettant d’actualiser la Révolution française sont présents en filigrane dans l’ouvrage. Tout d’abord, l’histoire des femmes dans la Révolution. Des quelques pages qui lui sont consacrées, on retient que, même si des femmes ont fait partie des protagonistes de la Révolution, y laissant leur empreinte, « l’immense majorité [des révolutionnaires] est constituée de jeunes hommes adultes » (p. 110). Or, si les femmes révolutionnaires restent minoritaires, elles offrent la possibilité de questionner la Révolution sous des angles encore inexplorés. Mazauric ne cherche pas à saisir la dialectique entre passé et présent à propos des questions de genre, de violence symbolique, de lutte pour l’émancipation, alors même que la lutte pour les droits des femmes s’actualise dans les mouvements féministes. De ce point de vue, l’objet révolutionnaire qu’analyse l’auteur apparaît donc comme éteint, incapable de dialoguer avec notre condition contemporaine.

Cela révèle aussi la vision de l’histoire globale qui imprègne l’ouvrage. En témoigne notamment le conditionnel employé par l’auteur pour rendre compte des thèses développées par Charles Walton (p. 15-16) :

« [Ce dernier] a par exemple contesté que l’on puisse identifier la “modernité” à l’exceptionnalité de l’histoire européenne, notamment à propos de la “révolution française”, qu’on tiendrait injustement pour mondialement exemplaire, car, selon lui, cette lecture, rétrospective et rétroactive en quelque sorte, conduit à séparer un “nous” et à imposer notre modèle à un “eux”, composé de tous ceux qui n’auraient pas eu la chance de pouvoir profiter des dynamiques produites en Occident tout en en subissant par la suite tous les affects [sic]. Par voie de conséquence et sur le plan politique, les “progrès” initiés par la mise en mouvement de la Révolution française seraient en réalité de simples artefacts idéologiques imposés par des forces bientôt dominantes à des peuples et communautés humaines qui les ignoraient. »

Pourtant, les problématiques des contacts et des transferts culturels, des actions et réactions entre centre et périphérie, des « ricochets » entre le global, le national et le local font partie des renouvellements de l’historiographie de la Révolution française, comme le montre par exemple Lynn Hunt11, évoquant des questions politiques incontournables de notre temps, à commencer par l’antiracisme politique, l’internationalisme altermondialiste et le multiculturalisme.

Enfin, Mazauric passe sous silence les révolutions et les mouvements sociaux contemporains, par exemple les gilets jaunes, dont l’imaginaire politique s’est pourtant beaucoup nourri de la Révolution française12. Après avoir dressé le bilan de ce qu’elle a permis de réaliser (p. 119-130), Mazauric semble clore définitivement le chapitre des résonances actuelles de la Révolution. Pourtant, si l’on considère les récentes révolutions arabes, les soulèvements populaires et les mouvements sociaux d’aujourd’hui, on peut s’interroger sur la légitimité de ce parti pris. Présenter la Révolution française comme achevée, la passer par pertes et profits en en faisant le « bilan », n’est-ce pas marcher dans les pas de François Furet lorsqu’il écrivait que « la Révolution française est terminée13 » ? Le corollaire d’une telle vision de la Révolution semble être le pessimisme à l’égard de la réalité contemporaine que l’on peut percevoir dans l’hommage de l’auteur à Michel Vovelle, décédé en 2018, lorsqu’il évoque le « retour en force dans le monde d’un néo-libéralisme conservateur qui a cru pouvoir renvoyer aux enfers les ferveurs révolutionnaires nées de notre temps » (p. 139).

À rebours d’une telle vision, il est possible de construire une histoire de la Révolution française qui se nourrisse des enjeux et des problèmes d'aujourd'hui pour actualiser notre compréhension de cet objet, tout en offrant les savoirs sur la Révolution comme armes critiques au présent. Pour cela, il importe de rappeler ce qui fonde, sur le plan épistémologique, cette dialectique passé/présent. L’une des thèses « Sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin se présente à la fois comme un fondement épistémologique radical et un fondement sociologique de la production des savoirs historiques : « L’artisan de la connaissance historique est, à l’exclusion de tout autre, la classe opprimée qui lutte14. » Cette idée semble s’inscrire dans le prolongement de la formule bien connue du Manifeste communiste – « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de luttes de classes » –, à condition d’entendre ici par « histoire » les savoirs produits par la discipline historique15. L’historiographie de la Révolution française confirme ces principes tout au long des xixe et xxe siècles. Non seulement chaque génération d’historien.nes a posé des questions à la Révolution en fonction de ses expériences et de ses partis pris au présent, mais les gains d’intelligibilité sont le plus souvent venus d’historien.nes nourri.es des idées, de l’imaginaire et des affects de mouvements sociaux et politiques d’émancipation16.

L’historien.ne au-delà de son champ

Parce qu’il est issu d’une conférence publique, cet ouvrage peut aussi être interrogé comme une tentative de partager des savoirs historiques sur la Révolution française au-delà du champ savant. Il s’agit là sans doute d’une tradition bien ancrée chez les intellectuels communistes, comme en attestent les différentes contributions de Mazauric et d’autres historien.nes au journal L’Humanité et à ses numéros hors-série.

Ce projet n’est pas sans rappeler la tentative de certains révolutionnaires d’instituer eux-mêmes au sein du corps politique des institutions, comme les fêtes publiques, susceptibles de transmettre une sensibilité et des savoirs historiques pour perpétuer l’esprit de la Révolution. C’est le cas de Saint-Just : « Il ne faut rien négliger, mais il ne faut rien imiter17. » Le discours critique des historien.nes offre donc la possibilité de transmettre des expériences passées qui puissent nous rendre plus lucides, plus confiants, plus sensibles, plus libres aujourd’hui. Autant d’outils du passé qui fondent donc « à nouveau le courage de penser, le courage d’agir face à notre présent, loin de toute folklorisation et de toute patrimonialisation du moment révolutionnaire18. » L’effort de Claude Mazauric se situe donc à première vue dans cette lignée révolutionnaire d’éducation politique par l’histoire. Pourtant, la Révolution y apparaît de fait comme un objet non contemporain. De plus, elle s’inscrit dans le processus de patrimonialisation qui imprègne la culture politique portée de longue date par le PCF.

À travers cet ouvrage, on comprend que l’intervention des historien.nes dans les espaces « profanes », où il s’adressent à des publics qui ne partagent pas l’habitus du champ historique soulève la question de l’écriture historienne. Les choix de son auteur dans ce domaine semblent s’arrêter à mi-chemin. Certes, on n’y retrouve pas l’un des traits distinctifs des publications savantes, c’est-à-dire les notes infrapaginales. De même, les références bibliographiques y sont données comme des prolongements possibles, et non comme une composante de l’appareil critique qu’impose la discipline. En revanche, le ton et le style adoptés – ceux d’un spécialiste – paraissent en décalage avec l’intention de vulgarisation. En voici un exemple (p. 64-65) :

« Cette complexité qu’avait parfaitement remarquée en son temps un grand voyageur, l’agronome anglais Arthur Young à l’occasion de ses tours de France des années 1780, nous place rétrospectivement face à cette dynamique insolite, celle d’un royaume pris entre l’ancien mode de production féodo-seigneurial qui demeure pesant et l’esquisse du mode de production capitaliste et marchand qui ne se profile vraiment qu’en quelques lieux remarqués, ce qui rend compte à la fois de l’instabilité conjoncturelle des modes de vie et de la transitionnalité structurelle inquiétante des bases économiques et sociales de l’ensemble. »

Dans certains passages, l’emphase contraste avec le fond du propos, dont il rend la compréhension difficile. Enfin, les articulations logiques entre les différentes parties du livre n’apparaissent pas clairement. En témoigne l’introduction, qui expose les grandes lignes des Reflections on the Revolution in France d’Edmund Burke (1790), sans établir de lien logique avec ce qui suit : « l’analyse de la transition vers une modernité capitaliste ».

Des pistes pour repenser l’écriture historienne afin de réussir à partager le savoir au-delà des espaces académiques ont pourtant été explorées ces dernières années. Laurence De Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau, Sophie Wahnich, Gérard Noiriel et Patrick Boucheron offrent en ce sens divers exemples significatifs d’une écriture historienne attentive à ouvrir le savoir disciplinaire au public non initié, tout en respectant scrupuleusement sa rigueur épistémologique, sa complexité, ses nuances, et sans nier sa précarité19. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Patrick Boucheron appelait justement de ses vœux cette vigilance démocratique de la part des historien.nes : « […] que l’on se donne les moyens, tous les moyens, y compris les moyens littéraires, de réorienter les sciences vers la cité, en abandonnant d’un cœur léger la langue morte dans laquelle elles s’empâtent20. » Le contraste entre un tel projet de dépassement et l’ouvrage de Claude Mazauric est révélateur.


Malgré tout ce qui l’oppose à l’historiographie furétienne, l’auteur partage sans doute ceci avec elle : la Révolution française qu’il donne à voir ne nous rend pas plus lucides à propos de notre présent qu’elle ne témoigne de l’inventivité, de l’imaginaire et du vécu de celles et ceux qui, en y prenant part, ont bouleversé le monde, pour le meilleur, en l’espace d’une décennie. Cet ouvrage offre certes la possibilité d’esquisser une histoire de la Révolution, mais à rebours, c’est-à-dire en pensant l’objet plutôt contre les choix de l’auteur, bien qu’on partage avec lui un ensemble de présupposés – l’importance de la Révolution française, son caractère démocratique et populaire, la fécondité de la théorie marxiste en histoire, ou encore la nécessité d’une diffusion des savoirs historiques dans la cité.

1 Voir MARX Karl, « Préface à la Critique de l’économie politique » (1859), dans MARX Karl et ENGELS Friedrich, Œuvres choisies, Moscou, Éditions du

2 SOBOUL Albert, La Révolution française (1965), Paris, PUF, 1989, p. 109.

3 ROBIN Régine, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973 ; BOURDIEU Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éd. du Seuil, 2001.

4 BURSTIN Haim, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.

5 VOVELLE Michel, Idéologies et mentalités (1982), éd. rev. et augm., Paris, Gallimard, 1992 ; id., La mentalité révolutionnaire. Société et

6 BENIGNO Francesco, « Plus jamais la même. À propos de quelques interprétations récentes de la Révolution française », Annales. Histoire Sciences

7 NOIRIEL Gérard, « Pour une approche subjectiviste du social », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 44, n° 6, 1989, p. 1452 : « Développer le

8 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 43 : « De toutes les oppositions qui divisent artificiellement la science sociale

9 « Thèses sur Feuerbach » (1845), in MARX Karl, Œuvres. III, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 232.

10 WAHNICH Sophie, La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République, Paris, Payot, 2008 ; HARTOG François, Régimes d’historicité.

11 Voir notamment JOURDAN Annie, « David Armitage et Sanjay Subrahmanyam (dir.), The Age of Revolutions in Global Context, c. 1760-1840 », Annales

12 WAHNICH Sophie, « Révolution française : un scénario inactuel pour les gilets jaunes », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], n° 1

13 FURET François, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 11.

14 BENJAMIN Walter, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 439.

15 MARX Karl et ENGELS Friedrich, « Le Manifeste communiste » (1848), dans MARX Karl, Œuvres. III, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 399.

16 Cela rejoint le bilan historiographique établi par Eric Hobsbawm au moment du bicentenaire de la Révolution (Aux armes historiens. Deux siècles d’

17 WAHNICH Sophie, L’intelligence politique de la Révolution française : textes commentés, Paris, Textuel, 2012.

18 Ibid., p. 11.

19 DE COCK Laurence, LARRÈRE Mathilde et MAZEAU Guillaume, L’histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019, p. 55-60.

20 BOUCHERON Patrick, Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale prononcée le 17 décembre 2015 au Collège de France (2016), Paris, Éd. Points, 2020, p.

Notes

1 Voir MARX Karl, « Préface à la Critique de l’économie politique » (1859), dans MARX Karl et ENGELS Friedrich, Œuvres choisies, Moscou, Éditions du Progrès, 1982, p. 184 : « […] dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. »

2 SOBOUL Albert, La Révolution française (1965), Paris, PUF, 1989, p. 109.

3 ROBIN Régine, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973 ; BOURDIEU Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éd. du Seuil, 2001.

4 BURSTIN Haim, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.

5 VOVELLE Michel, Idéologies et mentalités (1982), éd. rev. et augm., Paris, Gallimard, 1992 ; id., La mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1985.

6 BENIGNO Francesco, « Plus jamais la même. À propos de quelques interprétations récentes de la Révolution française », Annales. Histoire Sciences sociale, vol. 71, n° 2, 2016, p. 321-325.

7 NOIRIEL Gérard, « Pour une approche subjectiviste du social », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 44, n° 6, 1989, p. 1452 : « Développer le paradigme subjectiviste, c’est tout simplement prendre pour objet de l’analyse historique tout ce que l’histoire quantitative a été contrainte d’écarter pour se constituer et s’appuyer sur des courants de la sociologie ignorés jusqu’ici par les historiens. Ainsi naîtront de nouveaux champs de recherche, de nouvelles interrogations et de nouvelles explications qui ne pourront qu’enrichir notre connaissance du passé. Pour concrétiser ces affirmations, je voudrais prendre l’exemple d’un concept essentiel de la tradition subjectiviste, le concept d’expérience vécue. »

8 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 43 : « De toutes les oppositions qui divisent artificiellement la science sociale, la plus fondamentale, et la plus ruineuse, est celle qui s’établit entre le subjectivisme et l’objectivisme. »

9 « Thèses sur Feuerbach » (1845), in MARX Karl, Œuvres. III, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 232.

10 WAHNICH Sophie, La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République, Paris, Payot, 2008 ; HARTOG François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (2003), Paris, Éd. du Seuil, 2012 ; KOSELLECK Reinhart, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (1990), Paris, Éd. de l’EHESS, 2000, et L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard, Éd. du Seuil, 1997.

11 Voir notamment JOURDAN Annie, « David Armitage et Sanjay Subrahmanyam (dir.), The Age of Revolutions in Global Context, c. 1760-1840 », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], n° 373, 2013, URL : http://journals.openedition.org/ahrf/12888.

12 WAHNICH Sophie, « Révolution française : un scénario inactuel pour les gilets jaunes », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], n° 1, 2020, URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=124.

13 FURET François, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 11.

14 BENJAMIN Walter, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 439.

15 MARX Karl et ENGELS Friedrich, « Le Manifeste communiste » (1848), dans MARX Karl, Œuvres. III, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 399.

16 Cela rejoint le bilan historiographique établi par Eric Hobsbawm au moment du bicentenaire de la Révolution (Aux armes historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française (1990), Paris, La Découverte, 2007, p. 16): « Nous allons le voir, ce que les gens ont vu dans la Révolution française quand ils se sont tournés vers elle tout au long de ces deux siècles écoulés depuis 1789 a varié énormément, en grande partie pour des raisons politiques et idéologiques. »

17 WAHNICH Sophie, L’intelligence politique de la Révolution française : textes commentés, Paris, Textuel, 2012.

18 Ibid., p. 11.

19 DE COCK Laurence, LARRÈRE Mathilde et MAZEAU Guillaume, L’histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019, p. 55-60.

20 BOUCHERON Patrick, Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale prononcée le 17 décembre 2015 au Collège de France (2016), Paris, Éd. Points, 2020, p. 50.

Citer cet article

Référence électronique

Dimitris Fasfalis, « Quelle histoire de la Révolution française pour notre temps ? À propos de Claude Mazauric, 1789. Sur la Révolution de France. Compte rendu », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 5 | 2023, mis en ligne le 20 avril 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=1008

Auteur

Dimitris Fasfalis

Dimitris Fasfalis est agrégé d’histoire, doctorant à l’Université Grenoble Alpes (Laboratoire Pacte). Dans le sillage des travaux de Sophie Wahnich, Reinhart Koselleck et François Hartog sur l’historicité, il étudie les régimes d’historicité et les expériences du temps des acteurs révolutionnaires en France au cours des années 1788-1795. Il s’appuie sur différentes sources historiques : des cahiers de doléances, des adresses envoyées aux assemblées, les Archives parlementaires, des chansons, des poèmes et des images.

Qualified lecturer in History (“agrégé”), doctoral candidate at the University of Grenoble Alpes (Laboratoire Pacte). In the wake of the work of Sophie Wahnich, Reinhart Koselleck and François Hartog on historicity, Dimitris Fasfalis studies the regimes of historicity and the experiences of time of revolutionary actors in France in the years 1788-1795. He relies on various historical sources: cahiers de doléances, petitions sent to assemblies, the Parliamentary Archives, songs, poems and iconography.