Tristes techniques ? Pour une connaissance anthropologique des faits techniques. Entretien avec Andrew Feenberg

Résumés

À l’inverse du naturalisme et du juridisme de la pensée habermassienne, Andrew Feenberg a renouvelé la tradition critique par un examen du réel au plus près des pratiques, attentif aux rapports de force économiques et à la plasticité des objets techniques. Ses concepts d’« intervention démocratique », de « vie sociale de la raison » et le désencastrement entre technique et capitalisme que prône sa philosophie dessinent des capacités d’agir très différentes de celles de La théorie de la justice de John Rawls (1971). Dans cet entretien avec la philosophe Valérie Charolles, Andrew Feenberg revient sur son œuvre et sur la « modernité alternative », titre de son ouvrage de 1995, qu’elle permet de concevoir en particulier au prisme du réchauffement climatique.

For an Anthropological Knowledge of Technological Facts. Interview with Andrew Feenberg”

In contrast to the naturalism and legalism of Habermasian thought, Andrew Feenberg has renewed the critical tradition through an examination of reality as it engages with practices, attentive to economic power relations and to the plasticity of technical objects. His concepts of “democratic intervention”, “the social life of reason” and the disengagement between technology and capitalism that his philosophy advocates is quite different from that of John Rawls’ The Theory of Justice (1971). In this interview with the philosopher Valérie Charolles, Andrew Feenberg returns to his work and to the “alternative modernity”, the title of his 1995 book, which we must now conceive in the light of global warming.

Index

Mots-clés

connaissance anthropologique, technique, rationalité, vie sociale, capitalisme

Keywords

anthropological knowledge, technology, rationality, social life, capitalism

Plan

Texte

Introduction

Ancien titulaire de la Chaire canadienne de recherche en philosophie des techniques à la Simon Fraser University, Andrew Feenberg a passé l’automne 2022 au LAP comme chercheur invité. Dans cet entretien avec Valérie Charolles, ce philosophe à l’œuvre internationalement reconnue revient sur sa trajectoire, de sa présence à Paris en mai 1968 avec Marcuse, avec qui il fit sa thèse, à son ouvrage à paraître The Ruthless Critique of Everything Existing, en passant par son travail sur le Minitel dans les années 1970.

Il y met en avant la différence entre « techniques froides » et « techniques chaudes », c’est-à-dire appropriées démocratiquement par des usages qui n’avaient pas été prévus par leurs concepteurs. Ce dépassement de la rationalité technique standard par les pratiques et les connaissances ordinaires est au cœur du travail d’Andrew Feenberg et de la manière dont il conçoit l’« intervention démocratique » dans les sociétés modernes. En effet, il n’analyse pas les objets techniques comme des créations totalement déterminées par la rationalité scientifique mais, ainsi que le montre l’expérience, comme des outils que les usagers peuvent s’approprier et détourner.

Cette plasticité ne se situe pas seulement dans les objets ; on la retrouve au sein de la rationalité elle-même. C’est le sens du concept de « vie sociale de la raison » déployé par Andrew Feenberg, qui dessine à nouveaux frais les contours de la connaissance anthropologique (Technosystem: The Social Life of Reason, Harvard University Press, 2017). Dans l’entretien, il montre en action « deux formes de rationalité dans la modernité, qui semblent complètement différentes – puisque l’une est mathématique, et l’autre est téléologique –, qui sont incompatibles, et en même temps, qui arrivent à interagir » et insiste sur le fait que c’est au travers de cette deuxième forme de rationalité, « la rationalité ordinaire, qu’on peut intervenir pour réorienter les sciences ».

Car cette réforme de la raison – c’est le troisième point fort de cet entretien – est ce qui peut nous permettre de faire face aux problèmes contemporains, et en particulier au réchauffement climatique. « Si on arrête le changement climatique, ce sera par une transformation des rapports entre le capitalisme et les sciences et techniques, ou peut-être la disparition tout simplement du capitalisme », nous dit Andrew Feenberg. Il prolonge en cela l’héritage de Marcuse et sa critique du capitalisme – un capitalisme qui a capté et orienté la raison technique à son profit pendant deux siècles, et qui étend désormais ses ramifications jusqu’à la marchandisation de nos données personnelles sur les réseaux. Andrew Feenberg n’en arrive pas pour autant aux mêmes conclusions que Marcuse : c’est dans le désencastrement de la raison technique et du capitalisme qu’il entrevoit une solution conceptuelle.

À l’inverse du naturalisme et du juridisme de la pensée habermassienne, Andrew Feenberg a renouvelé la tradition critique par un examen du réel au plus près des pratiques, attentif aux changements et à l’autonomie, ainsi qu’aux rapports de force économiques. Comme l’annonce le titre de son ouvrage paru en 1995, c’est une « modernité alternative » que son œuvre permet de concevoir. Couplé avec « l’intervention démocratique » et « la vie sociale de la raison », le désencastrement de la technique et du capitalisme dessine en effet des capacités d’agir très différentes de celles mises en avant dans La théorie de la justice de John Rawls (1971), et dont la pertinence est à méditer.

Entretien [vidéo]


Pour une connaissance anthropologique des faits techniques. Entretien avec Andrew Feenberg

Crédits: réalisation – Vianney Hallot-Escoffier (CNRS, LAP) pour CH/CP. Diffusion – YouTube

Permalien: https://www.youtube.com/watch?v=sL-gZLwcH0E

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Transcription de l’entretien

Valérie Charolles — Bonjour Andrew Feenberg, on est très content de vous avoir aujourd’hui pour cet entretien, pour la revue Condition humaine / Conditions politiques. Vous êtes accueilli par le Laboratoire d’anthropologie politique pour quelques mois – on est dans les locaux du LAP. Vous êtes un grand philosophe de la technique, mais pas seulement. Vous avez été, il y a peu, titulaire de la chaire sur la philosophie de la technique à la Simon Fraser University, à Vancouver.
On va débuter peut-être par une question biographique. Vous avez commencé à travailler avec Herbert Marcuse, à San Diego, je crois. Vous avez fait votre thèse avec lui, en 1972 ?

Andrew Feenberg — À peu près, oui...

V. Charolles — Et vous avez aussi participé aux événements de Mai 68. Alors, qu’est-ce que c’était que Mai 68 en Californie ?

A. Feenberg — Ah, je n’étais pas en Californie en 68, j’étais à Paris ! Et Marcuse est venu pour une conférence sur Marx à l’Unesco. Et juste avant, peut-être la semaine d’avant, Le Nouvel Observateur a mis son visage en couverture avec le titre : « Marcuse, idole des étudiants en révolte ». Tous les journalistes sont arrivés pour parler avec lui. Il était très gêné. Il n’avait pas du tout l’habitude d’être pris comme ça, comme une célébrité. Un jeune journaliste a proposé de l’aider à échapper à toute cette attention. Et nous sommes partis avec lui, dans sa petite voiture. Il a demandé : « Où voulez-vous aller ? » Marcuse a dit : « Au Lutetia » – où les Vietnamiens venaient d’arriver pour les Conférences de paix. Et nous avons parlé avec un représentant des Vietnamiens. Ensuite, en rentrant chez Marcuse, à son hôtel, qui était à côté des Beaux-Arts, il a été pris à part par les étudiants, qui venaient d’investir leur école. Ils lui ont demandé de venir avec eux et de faire une conférence, de dire quelque chose. Alors il a fait une petite conférence, en les félicitant de leur action révolutionnaire. Et donc, c’était une expérience extraordinaire de faire Mai 68 avec Marcuse ! Il est reparti juste avant la fermeture des aéroports.

V. Charolles — Et vous, vous êtes resté ?

A. Feenberg — Moi, je suis resté, oui, et j’ai eu des expériences extraordinaires aussi.

V. Charolles — On vous remercie, Andrew, de faire cet entretien en français : vous êtes anglophone et parlez un français parfait. C’est vraiment très agréable pour nous. Alors, pour poursuivre, le sujet de votre thèse avec Marcuse… et jusqu’à quand avez-vous continué avec Herbert Marcuse ?

A. Feenberg — Ma thèse était sur Lukács, Histoire et conscience de classe1. Ce texte, qui a été écrit en 1923, avait plus ou moins disparu de la circulation, personne n’en parlait. Aujourd’hui, tout le monde, tous ceux qui étudient le marxisme, sont très conscients de son importance. Mais à l’époque, il était invisible. Moi, j’avais étudié avec Lucien Goldmann, ici, à Paris. Et Goldmann était le grand spécialiste de Lukács, donc j’ai lu le texte de Lukács en français, parce qu’il n’était pas disponible en allemand, ni en anglais. Je l’ai lu en français avec Goldmann, et ça m’a inspiré. Donc, en rentrant, j’ai voulu faire une thèse sur Lukács – Marcuse était mon directeur.

V. Charolles — Et San Diego, alors, à l’époque, en termes de philosophie, il y avait, comme figures…

A. Feenberg — Il y avait Marcuse, il y avait un historien de la philosophie, très connu à l’époque, et d’autres membres du corps professoral, mais pas aussi connus que Marcuse.

V. Charolles — Vous en êtes venu après plus spécifiquement à la philosophie des techniques, avec un ensemble de quatre livres, qui paraissent entre les années 1991 et 2002, en anglais. Je donne leurs titres : Critical Theory of Technology (Oxford University Press) ; Alternative Modernity (University of California Press), en 1995 ; Questioning Technology (Routledge), en 1999 – il a été traduit en français, et on l’a devant nous (Re)penser la technique : vers une technologie démocratique (La Découverte), paru en 2004 ; et puis celui qui est paru en dernier chez Oxford University Press, en 2002 : Transforming Technology. A Critical Theory Revisited.
Ce qui caractérise en partie votre philosophie des techniques, c’est qu’elle ne prend pas l’angle d’attaque qu’ont eu Heidegger ou Ellul – d’autres philosophes qui se sont penchés sur la question de la technique. Pouvez-vous nous expliquer quelle est votre propre approche de la technique, du fait technique ?

A. Feenberg — C’est un peu compliqué… ! Des penseurs comme Heidegger ou Ellul ont une sorte de technophobie qui, il me semble, va beaucoup trop loin dans la critique de la technique. Ce que nous vivons avec la technique, nous avons la possibilité de le modifier à partir de nos expériences, de nos exigences. Et donc, ce n’est pas une sorte de chape de plomb qui nous suffoque. Il y a plutôt une sorte de fluidité, qui se voit par exemple avec Internet : Internet s’est transformé, tous les cinq ou dix ans, c’est un autre Internet ! Et ceci à partir de différentes demandes sociales et économiques. Évidemment, pour le moment, on n’est pas très content de cette évolution, mais ça peut changer assez vite.

V. Charolles — En même temps, si on part de la date où vous avez soutenu votre thèse, en 1972, jusqu’à aujourd’hui, la technologie a complètement transformé notre quotidien, nos manières de vivre. Elle ne l’a pas fait que de façon négative. Et si on peut caractériser un peu plus votre philosophie des techniques, c’est une philosophie des techniques qui n’est pas manichéenne.

A. Feenberg — C’est ça. La technique a été vue, d’un point de vue technocratique, comme quelque chose d’extérieur à la société, qui détermine la société. Comme si la science ou les mathématiques avaient la possibilité d’intervenir dans le monde social, sans que le monde social intervienne dans leur cas. Ce n’est pas vrai du tout : la technologie fait partie de la société. C’est complexe, parce qu’il y a une certaine autonomie nécessaire, sans quoi il n’y aurait pas de technologie. Il y a des disciplines techniques derrière toutes les machines que nous utilisons, et ces disciplines, des ingénieurs les maîtrisent et ils ont une certaine autonomie. Mais ces disciplines ne peuvent pas déterminer exactement tous les aspects des technologies. Beaucoup d’aspects sont déterminés autrement, non pas par l’ingénieur, mais, par exemple, dans une entreprise, par les personnes qui s’occupent du marketing. Dans le cas du changement climatique, c’est le public qui demande des résultats, des changements dans les modes de production de l’énergie. Donc, il y a beaucoup d’acteurs qui interviennent, et la technologie est suffisamment flexible pour que ces acteurs puissent la dévier et lui donner une autre évolution.

V. Charolles — Et c’est ce que vous critiquez en ce moment, dans la conclusion d’un ouvrage collectif qui vient de paraître, Les philosophies des techniques. Un levier pour l’action : aujourd’hui, on est dans un moment – parce qu’un des apports, aussi, de votre philosophie, c’est de tenir compte du fait économique –, où la technologie – Internet – est très dominée par un certain nombre de géants et de considérations économiques, mais, dites-vous, ce n’est pas une fatalité.

A. Feenberg — Pour le moment, oui, parce que la technologie a été parasitée par ces organisations – Google, Facebook, Twitter… Mais ces organisations sont fragiles. On a l’impression qu’elles sont comme des montagnes, des mers, des lunes, des choses de la nature, mais elles ne sont pas naturelles ! Elles n’existent que par la reproduction constante de certains comportements d’utilisateurs.

V. Charolles — Vous dites qu’il y a un côté « château de cartes », parce que si on n’accepte plus de laisser nos données, Facebook, par exemple s’effondre…

A. Feenberg — Il y a deux ou trois ans, j’ai participé en Allemagne à une conférence de personnes travaillant dans le domaine d’Internet, de la computer science [les sciences de l’ingénieur]. Et tous ces gens étaient furieux que leur belle invention ait été parasitée par ces organisations qui s’intéressaient seulement au fait de faire de l’argent.

V. Charolles — Parce qu’il y avait beaucoup de promesses, à la fin des années 1990, d’un Internet ouvert, collaboratif…

A. Feenberg — Tous ces gens, à cette conférence en Allemagne, étaient en train de travailler sur une autre version d’Internet, qui renouvellerait l’ouverture des années 1990 et 2000.

V. Charolles — Donc il y a tout ça dans votre philosophie, c’est-à-dire une philosophie qui mêle théorie critique, critique économique, et aussi un intérêt pour la pratique. À un moment – puisque votre travail s’étend des années 1970 à aujourd’hui –, vous vous êtes intéressé à une expérience française, qui n’a pas eu le succès escompté, mais qui a quand même fait quelque chose, c’est le Minitel. Est-ce que vous voulez nous en dire quelque chose ?

A. Feenberg — Aujourd’hui, en France, on pense que le Minitel, c’est ringard, ce n’est « rien ». Mais ça, c’est faux ! C’était un phénomène extraordinaire ! Le Minitel, c’était le premier réseau d’ordinateurs domestiques, c’est-à-dire qui n’était pas simplement dans une entreprise pour une utilisation technique, mais auquel tout le monde pouvait participer. C’était la première fois qu’on voyait ça. Et c’était possible parce que les ingénieurs avaient pris des décisions extraordinaires : ils avaient créé un terminal très modeste, mais qui était rattaché à un système ; ce système était intelligemment organisé afin que tout le monde puisse y mettre des serveurs, et donc il y avait différentes offres de services que, peut-être, les ingénieurs n’auraient pas pu imaginer, mais qui ont intéressé le public. Alors, ce qui m’a intéressé moi, dans cette histoire : j’étais là presque au début du Minitel et j’avais des amis à la DGT…

V. Charolles — La Direction générale… des télécommunications, à l’époque !

A. Feenberg — Voilà ! J’ai travaillé avec eux pour essayer de créer un service. Donc j’étais plus ou moins au courant de ce qui se passait avec le Minitel. Et la chose la plus extraordinaire, c’est que les hackers ont utilisé un service d’un des serveurs attachés au système pour envoyer des messages à d’autres personnes qui étaient en même temps qu’eux sur le serveur. Ça s’appelle en anglais « chatting ».

V. Charolles — En français, maintenant, on dit « tchatter ». Et donc, c’était l’ancêtre du « tchat » ?

A. Feenberg — C’est ça. Ils ont inventé ça par hacking.

V. Charolles — En « hackant »…

A. Feenberg — Donc ça venait d’utilisateurs, non pas des ingénieurs qui avaient créé le système, mais des utilisateurs, qui violaient les règles du système pour introduire une fonctionnalité qui n’a pas été imaginée quand le système a été créé.

V. Charolles — Moi, je suis très heureuse d’entendre un philosophe qui a été formé sur la Côte Ouest des États-Unis et qui y a après enseigné nous dire que le Minitel était quelque chose de précurseur.

A. Feenberg — Ah oui, tout à fait !

V. Charolles — C’est intéressant de l’entendre dire du côté du continent américain ! Un des aspects sur lesquels j’aimerais que vous reveniez un peu dans votre vision de la philosophie des techniques, c’est l’idée de la démocratisation des techniques comme point d’ancrage possible.

A. Feenberg — Dans le cas du Minitel, les fonctionnalités officielles étaient des fonctionnalités qu’on pourrait dire « froides » – d’information… Par exemple, on pouvait acheter un billet de train, regarder des petites annonces… La question, c’était comment former une population plus rationnelle, mieux informée pour le xxe, le xxie siècle. Ça, c’était le propos des gens qui ont convaincu Giscard d’Estaing de dépenser des milliards pour créer ce système. Des hackers ont transformé le système en système de communication humaine. Et tout le monde est au courant de l’utilisation principale, qui était la recherche de…

V. Charolles — Le Minitel rose ! Ça a été détourné.

A. Feenberg — Oui, c’est ça. Donc de « froid », c’est devenu « chaud » ! Et ça, pour moi, c’est un exemple de ce que j’appelle une « intervention démocratique », c’est-à-dire : l’objet technique a une définition ; cette définition est en grande partie déterminée par ses fonctionnalités officielles ; mais on peut le transformer, changer sa définition par des interventions d’utilisateurs, par exemple de victimes qui protestent et font des procès, et qui obligent les ingénieurs à travailler avec un autre objet, pas un objet « froid », dans le cas du Minitel, mais un autre objet, un objet « chaud » ! Et ces transformations des technologies disparaissent de la conscience des utilisateurs, parce qu’une fois qu’elles sont bien établies dans la structure technique de l’objet, on pense que c’est ça, l’objet.

V. Charolles — Oui, c’est ce qui arrive avec les réseaux sociaux. Je pense qu’il y a vingt ans, on n’aurait pas imaginé accepter d’avoir des réseaux sociaux captant autant de données personnelles…

A. Feenberg — Maintenant, c’est évident !

V. Charolles — Mais peut-être que dans cinq ans, on ne l’acceptera plus… parce que se sera mis en place un autre système, dont tout le monde verra les avantages, et on ne pourra plus avoir une telle captation de données.

A. Feenberg — Et à chaque étape, la population a l’impression que « c’est ça » : « c’est ça, un réfrigérateur » ; « c’est ça, un téléphone » ; « c’est ça, un ordinateur »… Mais en réalité, la chose change de nature et elle est modifiée – parce qu’il y a une question d’expertise ! Ce n’est pas suffisant de vouloir quelque chose. Par exemple, les antivax… Ils veulent quelque chose, mais ce ne sera jamais repris par les experts et les autorités. Les antivax ne vont pas éliminer les vaccinations. Et donc, leur tentative de changer le cours des événements continue depuis maintenant trente ans. Tandis que d’autres interventions, qui sont plus compatibles avec la nature même des objets techniques qu’elles visent, sont assimilées et deviennent alors des aspects évidents de l’objet.

V. Charolles — Maintenant, la vidéoconférence, par exemple ? Le télétravail ?

A. Feenberg — Oui, on en oublie les origines, qui sont souvent dans des interventions démocratiques qui n’ont pas été anticipées par les experts, les entreprises, les ingénieurs qui ont créé l’objet. Et dans le Minitel, on en a un exemple parfait ! C’est très clair, comment ça marche.

V. Charolles — Là, il nous faudrait une nouvelle intervention démocratique à la hauteur des enjeux, aujourd’hui.

A. Feenberg — Voilà ! Et c’est ce que les gens avec qui je travaillais en Allemagne essaient de faire.

V. Charolles — C’est ce qu’on voit dans un certain nombre de groupes qui commencent à prendre forme dans la lignée notamment des logiciels libres, peut-être de Wikipédia… Il y d’autres formes de maniement des réseaux qui sont possibles.

A. Feenberg — C’est infini. Les possibilités sont infinies.

V. Charolles — Il y a aussi le boycott des réseaux sociaux.

A. Feenberg — Oui, mais ça, ça ne va pas loin !

V. Charolles — D’en créer un autre, une autre forme… ?

A. Feenberg — Pour le moment, il y a beaucoup de conflits autour de Twitter, à cause d’Elon Musk ! Alors, il y a des gens qui disent : « Nous allons quitter Twitter, pour aller dans un autre système », qui s’appelle Mastodon. Et donc, il y a une sorte de mouvement de masse d’un système à un autre. Est-ce que ça ira très loin ? Je ne sais pas. Ce serait bien s’il y avait un collapse total de Twitter et si tout le monde allait dans un autre système, mais je ne sais pas si ça va se passer comme ça.

V. Charolles — En tout cas, on n’imaginait pas en 2000 que Facebook deviendrait ce qu’il est devenu – d’ailleurs Facebook n’existait pas…

A. Feenberg — Il y avait un autre système, qui s’appelait Myspace, qui est maintenant complètement oublié, et Facebook a pris la relève.

V. Charolles — Donc il y a de la place pour des innovations, et aussi de la « prise démocratique ».

A. Feenberg — Oui !

V. Charolles — On va maintenant ouvrir un volet sur votre philosophie au-delà du champ de la technique – puisque que vous avez écrit beaucoup d’autres livres. Vous avez une vision philosophique qui est toujours attentive à la pratique, à la praxis. Elle s’illustre dans un certain nombre de vos plus récents ouvrages, sachant que vous travaillez toujours sur le contemporain : Heidegger and Marcuse. The Catastrophe and Redemption of History 2.

A. Feenberg — Et ça, c’est le nouveau, qui vient de paraître…

V. Charolles — C’est : The Ruthless Critique of… Everything Existing !

A. Feenberg ­— C’est une phrase de Marx !

V. Charolles — On retrouve du Marx dans Between Reason and Experience. Essays in Technology and Modernity et The Philosophy of Praxis3, qui est aussi disponible en français4, tout comme Pour une théorie critique de la technique, chez Lux ([coll.] « Humanités »). Sur cette question de la pratique, je pense aussi à votre livre qui précède celui-là, qui est Technosystem. The Social Life of Reason, 20175 (j’aime beaucoup le sous-titre !). Cette idée, c’est d’abord un concept, « la vie sociale de la raison », que vous mettez en avant. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce concept ?

A. Feenberg — Dans ce livre, j’essaie d’organiser mes idées sur la technologie à un niveau plus élevé, un niveau plus abstrait. Dans la société moderne, il y a des disciplines techniques qui régissent maintenant presque toutes nos activités. Partout où nous sommes… Mais nous ne sommes pas conscients de ça, nous prenons comme normales des choses qui ne le sont pas du tout. Dans une pièce comme celle-ci, il y a toute une infrastructure technique pour la lumière, même l’air qu’on respire… Tout a été pensé. Il y a beaucoup d’objets… Par exemple, les murs sont sûrement complètement artificiels, ce ne sont pas des arbres qui ont été coupés…

V. Charolles — Non, ce ne sont pas de simples planches de bois...

A. Feenberg — Tout est comme ça ! Donc il y a une sorte d’infrastructure, un squelette technique derrière tout ce qu’on fait. La raison technique est modelée sur la science naturelle. Et il existe une certaine autonomie de ses productions : il y a une différence entre nos connaissances pratiques et la rationalité technique. En même temps, nos connaissances ordinaires conservent des aspects de la réalité qui ont été forcément éliminés des disciplines techniques.

V. Charolles — Parce qu’on est obligé de simplifier, de modéliser…

A. Feenberg — Oui, et la simplification élimine. Par exemple, il faut mesurer les choses, il faut des mesures précises pour faire le travail technique, mais les mesures précises sont possibles seulement si on élimine beaucoup d’aspects des phénomènes ! Prenons le cas du développement téléologique des phénomènes. Les enfants grandissent d’une certaine façon, qui est déterminée par ce que nous appelons nos « potentialités » – nos capacités d’apprendre…

V. Charolles — Nos capacité d’agir ?

A. Feenberg — Oui, et cette idée de « potentialités », qui est essentielle dans notre connaissance normale, ordinaire de la réalité, disparaît complètement des sciences et des techniques. Mais elle est toujours là, présente dans la réalité. Quand les abstractions des sciences et des techniques font mal, c’est parce qu’elles ont oublié quelque chose d’important – par exemple le changement climatique –, alors là, c’est à partir d’une autre forme de rationalité, la rationalité ordinaire, qu’on peut intervenir pour réorienter les sciences. Et donc, il y a deux formes de rationalité dans la modernité, qui semblent complètement différentes – puisque l’une est mathématique, et l’autre est téléologique –, qui sont incompatibles, et en même temps, qui arrivent à interagir.

V. Charolles — Elles sont condamnées à interagir, ça frotte, et puis – c’est ce que vous dites – parfois, c’est ce qui forme « la vie sociale de la raison », qui est quand même un concept assez révolutionnaire ! Cela rejoint votre point de départ : Marcuse, une certaine vision de la société, et puis vos sujets de travail : la technique, la modernité.

A. Feenberg — C’est la même vision qu’avant, sur la technique, mais à un niveau plus abstrait, plus élevé.

V. Charolles — Oui, avec un concept que je répète : « la vie sociale de la raison ». Est-ce que vous voulez nous dire un mot maintenant de The Ruthless Critique of Everything Existing, qui vient de paraître ?

A. Feenberg — […] Marx a dit, dans une lettre qu’il a écrite en 1843 : « Nous ne pouvons pas dire ce qui sera dans l’avenir, mais nous pouvons critiquer – critiquer sans merci, tout ce qui existe, c’est ça notre tâche ! »

V. Charolles — C’est ça, la tâche du philosophe…

A. Feenberg — C’est au moins la tâche de Marcuse, et de l’École de Francfort, à laquelle il appartenait. Ce livre, c’est ma tentative d’expliquer en même temps ce que Marcuse a fait et ce qui le rend intéressant en dépit de…

V. Charolles — Du temps qui passe ?

A. Feenberg — Oui, il a été un peu…

V. Charolles — Mis de côté ? Oublié au profit d’autres ?

A. Feenberg — Oui… Les gens pensent qu’il est une figure de 68, et c’est tout !

V. Charolles — Il reste, quand même ! Peut-être que c’est seulement en France ?

A. Feenberg — Je ne sais pas, mais dans beaucoup de pays, il est beaucoup moins coté que, par exemple, Habermas ou Adorno… Mais moi, je pense qu’il est très important pour nous aujourd’hui, parce qu’il est le seul de ces membres de l’École de Francfort qui a vraiment creusé la question de la technique. Quoique je ne puisse pas dire qu’il a exactement anticipé la situation actuelle…

V. Charolles — Qui était difficile à anticiper…

A. Feenberg — Impossible ! Oui. Mais il a quand même construit des concepts que nous pouvons utiliser aujourd’hui pour penser la situation où nous sommes. Et donc j’essaie, dans le livre, de montrer là où il n’a pas bien vu les problèmes, et aussi là où il a quand même apporté une contribution que nous pouvons continuer à travailler.

V. Charolles — Donc cela nous fait beaucoup attendre de ce livre. […] J’avais envie de terminer par cette question, ou plutôt ce constat : il me semble que vous travaillez aussi sur les manières dont nos sociétés pourraient réformer la raison pour mieux gérer le système technique dans lequel nous vivons. Réformer la raison… ou la faire vivre. Et je ne pense pas que, dans le champ philosophique, on ait d’œuvre qui ait cette maturité-là sur ce plan, avec cette idée d’aller jusqu’à la réforme de la raison. Et on en a besoin.

A. Feenberg — Oui, la raison technique que nous avons héritée du passé a été biaisée par le capitalisme. Parce que pendant deux cents ans, il a été orienté vers les besoins des entreprises qu’il finançait… Et ça entre dans les concepts mêmes des sciences ! Je ne veux pas dire de la physique, par exemple, mais du management, de l’ingénierie.

V. Charolles — Même en physique, pour savoir faire les meilleurs alliages, pour produire des bâtiments, peut-être ?

A. Feenberg — Oui, peut-être ! De toute façon, beaucoup de besoins humains et de la nature ont été oubliés pour se focaliser sur les besoins des entreprises. Alors aujourd’hui, depuis la Deuxième Guerre mondiale essentiellement, il y a des mouvements sociaux qui essaient de faire revivre ces aspects de la nature humaine et de la nature oubliés par les sciences et les techniques. Et ça, c’est un mouvement civilisationnel, c’est une transformation fondamentale de la civilisation, qui bute constamment contre le capitalisme, qui résiste… Mais qui ne résiste pas avec une force suffisante pour empêcher des transformations. Dans le cas du changement climatique, ce qui se passe est vraiment clair ! Il y a des entreprises qui ont une tradition et des investissements, et elles ne veulent pas changer trop vite. Elles sont prêtes à changer, mais très lentement. Et il y a des populations qui demandent qu’on fasse quelque chose ! Et qu’on aille un peu plus vite, assez vite pour sauver…

V. Charolles — Pour sauver déjà leur habitat, pour certains d’entre eux, et éventuellement la planète !

A. Feenberg — Oui. Ce conflit sera résolu. Comment il sera résolu, ce n’est pas clair, mais il sera résolu d’une façon ou d’une autre. Ou bien on finira avec 2 ou 3 °C de réchauffement, et la civilisation telle qu’on l’entend aujourd’hui n’existera plus, ou bien il y aura des changements radicaux dans les stratégies gouvernementales et celles des entreprises.

V. Charolles — Et une autre forme de rationalité sera mise en avant…

A. Feenberg — Disons que la rationalité technique sera libérée de certaines contraintes imposées par le capitalisme. Dans le cas où on réussirait à se sauver ! Si on arrête le changement climatique, ce sera par une transformation des rapports entre le capitalisme et les sciences et techniques, ou peut-être la disparition tout simplement du capitalisme, je n’en sais rien ! Pour le moment, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Mais si la résistance de l’opinion publique devient assez forte pour imposer des solutions, il y aura ce changement dans les rapports entre la science et le capitalisme dont je viens de parler.

V. Charolles — Je propose qu’on s’arrête là, Andrew, et merci beaucoup pour cet entretien, qui nous a fait très plaisir.

A. Feenberg — Merci à vous !

1 LUKÁCS György, Histoire et conscience de classe : essais de dialectique marxiste, Paris, Éd. de Minuit, 1960 (1923).

2 FEENBERG Andrew, Heidegger and Marcuse. The Catastrophe and Redemption of History, New York, Routledge, 2005

3 FEENBERG Andrew, The Philosophy of Praxis: Marx, Lukács, and the Frankfurt School, Brooklyn, Verso, 2014.

4 FEENBERG Andrew, Philosophie de la praxis : Marx, Lukács et l’École de Francfort, Montréal, Lux, 2016.

5 FEENBERG Andrew, Technosystem: The Social Life of Reason, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2017.

Document annexe

Notes

1 LUKÁCS György, Histoire et conscience de classe : essais de dialectique marxiste, Paris, Éd. de Minuit, 1960 (1923).

2 FEENBERG Andrew, Heidegger and Marcuse. The Catastrophe and Redemption of History, New York, Routledge, 2005

3 FEENBERG Andrew, The Philosophy of Praxis: Marx, Lukács, and the Frankfurt School, Brooklyn, Verso, 2014.

4 FEENBERG Andrew, Philosophie de la praxis : Marx, Lukács et l’École de Francfort, Montréal, Lux, 2016.

5 FEENBERG Andrew, Technosystem: The Social Life of Reason, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2017.

Citer cet article

Référence électronique

Valérie Charolles et Andrew Feenberg, « Tristes techniques ? Pour une connaissance anthropologique des faits techniques. Entretien avec Andrew Feenberg », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 5 | 2023, mis en ligne le 20 avril 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=1000

Auteurs

Valérie Charolles

Valérie Charolles est philosophe. Chercheure titulaire au LAP, habilitée à diriger des recherches, elle a été élève de l’École normale supérieure (Fontenay-Saint-Cloud) et de l’École nationale d’administration. Elle coanime depuis 2017 le séminaire de recherche « Socio-philosophie du temps présent. Enjeux épistémologiques, méthodologiques et critiques » à l’EHESS. Ses recherches portent sur la constitution du sujet et du monde contemporains à travers l’économie, la quantification et la technique. Elle a notamment publié Le libéralisme contre le capitalisme (Fayard, 2006 ; Gallimard, 2021, coll. « Folio Essais »), Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ? (Fayard, 2008), Philosophie de l’écran (Fayard, 2013), Les qualités de l’homme (Fayard, 2016), Se libérer de la domination des chiffres (Fayard, 2022) et Les philosophies des techniques. Un levier pour l’action (dir. avec Élise Lamy-Rested, Londres, ISTE, 2023).

Valérie Charolles is a philosopher. She is a researcher at the LAP. She graduated from the École normale supérieure (Fontenay-Saint-Cloud) and the École nationale d’administration. Since 2017, she has been co-leading the research seminar “Socio-philosophie du temps présent. Epistemological, methodological and critical issues” at EHESS. Her research focuses on the constitution of the contemporary subject and world through economy, quantification and technology. Her books include Le libéralisme contre le capitalisme (Fayard, 2006; Gallimard, 2021, coll. “Folio Essais”), Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ? (2008), Philosophie de l’écran (2013), Les qualités de l’homme (2016), Se libérer de la domination des chiffres (2022) and Les philosophies des techniques. Un levier pour l’action (dir. with Élise Lamy-Rested, ISTE, London, 2023).

Andrew Feenberg

Andrew Feenberg est philosophe. Titulaire de la Chaire canadienne de recherche en philosophie des techniques (Simon Fraser University, Vancouver) jusqu’à une date récente, il a débuté sa carrière à l’université de Californie San Diego avec Marcuse. Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, il était chercheur invité au LAP à l’automne 2022. Ses recherches portent principalement sur la philosophie des techniques, Internet et l’École de Francfort, mais il a aussi écrit sur le Japon et la modernité, ou encore sur Mai 68. Porteuse d’une vision des techniques qui n’est pas manichéenne, sa pensée relève de la théorie critique et de la philosophie pratique, qu’elle renouvelle. En particulier autour des concepts d’« intervention démocratique » sur les objets techniques et de « vie sociale de la raison », elle articule de manière inédite disciplines scientifiques et connaissances ordinaires.
Il a écrit ou dirigé près de vingt ouvrages, traduits dans de nombreux pays, dont Technosystem: The Social Life of Reason (Harvard University Press, 2017). Sont disponibles en français (Re)Penser la technique : vers une technologie démocratique (La Découverte, 2004), Pour une théorie critique de la technique (Lux Éditeur, 2014) et Philosophie de la praxis (Lux Éditeur, 2016). Page Web : www.sfu.ca/~andrewf.

Andrew Feenberg is a philosopher. Until recently Canada Research Chair in the Philosophy of Technology (Simon Fraser University, Vancouver), he began his career with Marcuse at the University of California San Diego. A former program director at the Collège international de philosophie, he was a visiting scholar at the LAP in fall 2022. His research focuses mainly on the philosophy of technology, the Internet and the Frankfurt School, but he has also written on Japan and modernity, as well as May 68. Carrying a non-Manichean vision of technology, his thought is rooted in the critical theory and practical philosophy, which it renews. It articulates scientific disciplines and ordinary knowledge in a novel way around the concepts of “democratic intervention” in technical objects and “the social life of reason.”
He has written or edited nearly twenty books, translated in many countries, including Technosystem: The Social Life of Reason (Harvard University Press, 2017). Available in French are (Re)Penser la technique: vers une technologie démocratique (La Découverte, 2004), Pour une théorie critique de la technique (Lux Éditeur, 2014) and Philosophie de la praxis (Lux Éditeur, 2016). Web page: www.sfu.ca/~andrewf.