L’histoire culturelle des relations entre Juifs et Arabes en Palestine/Israël - Introduction

Index

Mots-clés

Histoire juive, histoire palestinienne, relations judéo-arabes, nationalisme, sionisme, guerre de 1948, loisirs, culture populaire, vie quotidienne.

Texte

L’approche dominante concernant l’histoire des relations entre Juifs et Arabes en Palestine/Israël a longtemps été marquée par trois caractéristiques structurantes. Tout d’abord, la vision d’une « société dédoublée », qui postulait que les sociétés juive et arabe étaient des entités totalement séparées, repliées sur elles-mêmes et hostiles l’une à l’autre, dont le principal mode d’interaction était le conflit, généralement violent. L’accent était donc mis sur les relations de pouvoir entre les deux mouvements nationaux – sioniste et palestinien. Par ailleurs, les deux sociétés étaient analysées de façon surplombante, en examinant principalement les profils de leurs leaders politiques, diplomatiques et militaires, et en s’attardant sur les épisodes de confrontation. Les historiens qui adoptaient cette perspective considéraient que les deux communautés étaient monolithiques et que les frontières entre elles étaient parfaitement étanches. Enfin, dernière caractéristique, la guerre de 1948 était considérée comme un événement non seulement fondateur pour la période suivante, mais également comme un « évènement – pivot » qui déterminait y compris l’angle des recherches sur la période précédente, ayant débuté à la fin du dix-neuvième siècle avec la première vague d’immigration sioniste en provenance d’Europe de l’Est. Comme la Révolution pour l’histoire de la France du dix-huitième siècle ou la Shoah pour celle des relations entre Allemands et Juifs, la guerre de 1948 a longtemps été considérée comme un inévitable accomplissement, qui projetait son ombre sur la période antérieure en la réinterprétant de façon univoque. Dans une moindre mesure, les guerres qui suivirent – celles de 1956, 1967, 1973, 1982 et les deux Intifada – devinrent également des balises familières entre lesquelles l’histoire des relations Juifs-Arabes naviguait en ligne droite.

Cependant, au cours des vingt dernières années, une nouvelle perspective a peu à peu émergé, visant à étudier les sociétés juive et arabe en Palestine/Israël comme des entités aux frontières poreuses et mouvantes, évidemment structurées par des systèmes de confrontation mais également par des logiques de coopération ou de transaction. Cette approche dite « relationnelle » a en particulier mis l’accent sur les interactions horizontales et locales, pour enrichir et complexifier les approches privilégiant les divisions verticales et les catégories d’analyse reliées aux identifications nationales. Cette nouvelle tendance a mis en lumière l’hétérogénéité de chaque société, et l’analyse de ces diverses lignes de fracture sociales, religieuses ou ethniques a permis d’entrevoir des situations de contacts voire des opportunités de véritables alliances transnationales, en particulier sur des enjeux de genre, de classe ou de langues. Logiquement, ces nouvelles recherches ont privilégié l’étude de ces sociétés « par en bas », avec une attention particulière portée aux gens ordinaires – paysans, artisans, ouvriers, commerçants – et aux différents domaines de la vie quotidienne, des loisirs et de la culture populaire. Ce changement de paradigme a également motivé une nouvelle approche concernant les sources, en se tenant à distance ou en réinterrogeant les documentations officielles et institutionnelle déposées dans les archives nationales et militaires, et en cherchant à valoriser des sources moins visibles et jusqu’ici moins travaillées, comme des ouvrages ou des rapports ethnographiques, des ego-documents de statuts divers, et des témoignages visuels. Finalement, la perspective téléologique a fait place à une approche plus exploratoire, capable de rendre compte des voies alternatives et des expériences réussies ou inabouties, sans les évaluer à travers un prisme rétrospectif et en valorisant le point de vue des acteurs en tant qu’agents de leur propre histoire.

Le présent dossier cherche à contribuer à cette nouvelle perspective « relationnelle », en se focalisant sur les relations culturelles entre les deux communautés. Il couvre la période entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingt-et-unième, sans évidemment prétendre à l’exhaustivité. Les articles traitent de domaines variés – loisirs, littérature, musique, théâtre, philanthropie – mais tous s’intéressent aux interactions entre Juifs et Arabes et à leurs efforts pour se comprendre eux-mêmes et pour se saisir de multiples « altérités culturelles » durant cette période de mutations rapides. Tout en gardant à l’esprit que les relations culturelles sont constamment imprégnées de relations de pouvoir, les articles rassemblés ici montrent que les relations entre Juifs et Arabes en Palestine/Israël ne se limitent pas à une hostilité réciproque et à des conflits récurrents, mais qu’elles se tissent aussi de coopérations et de tentatives de vivre ensemble. Si ces tentatives se sont souvent soldées par des échecs, une « histoire des possibles » tend à prouver que les déconvenues d’une génération peuvent aussi devenir les ferments de tentatives à venir.

Citer cet article

Référence électronique

Avner Ben-Amos et Vincent Lemire, « L’histoire culturelle des relations entre Juifs et Arabes en Palestine/Israël - Introduction », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 31 mars 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=904

Auteurs

Avner Ben-Amos

Avner Ben-Amos est un historien de l’éducation, professeur émérite à l’École d’Éducation, Université de Tel-Aviv. Parmi ses publications : Israël. La fabrique de l’identité nationale, Paris, CNRS Éditions, 2010; dir. avec Daniel Bar-Tal, Patriotisme. Pour l’amour de la patrie, Tel-Aviv, Éditions Hakibbutz Hameuchad, 2004 (en hébreu).

Articles du même auteur

Vincent Lemire

Vincent Lemire est historien, Maitre de conférences à l’université Paris-Est / Gustave Eiffel, actuellement directeur du Centre de recherche français à Jérusalem (www.crfj.org). Parmi ses publications : Jérusalem 1900. La ville sainte à l’âge des possibles, Paris, Armand Colin 2013 (rééd. Points-Seuil 2016, ouvrage traduit en anglais, hébreu et arabe).