Depuis le début du XXIe siècle, les milieux universitaires américains d’abord, canadiens ensuite et maintenant européens, ont été marqués par une multiplication d’actions menées par des minorités, non toujours organisées mais particulièrement actives1, sur les réseaux sociaux, exigeant la censure de mots jugés « offensants », et ce au nom de groupes sociaux considérés comme historiquement « opprimés » par les « dominants ». Ces revendications sont parties prenantes à la fois de la « culture woke »2 et de la « Cancel Culture »3. Elles sont portées sur les campus surtout par des jeunes dans la vingtaine dont les discours sont également répercutés par certains professeurs et responsables universitaires qui défendent une morale fondée sur la dénonciation de tout ce qui est perçu comme n’étant pas « équitable, diversifié et inclusif » (EDI)4. Les défenseurs de la liberté d’expression Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, ont analysé ces phénomènes consistant à étouffer les opinions considérées comme des menaces pour la sécurité des personnes « marginalisées ». Selon eux, ils relèvent d’un tournant culturel et technologique (le téléphone cellulaire), qui produit un nouveau tribalisme construit sur une fragilité émotionnelle liée à un manque de maturité et à une intolérance au désaccord5.
De nombreux ouvrages se sont intéressés à ce phénomène ainsi qu’à ses effets sur les campus universitaires6. Il a été présenté comme une nouvelle forme de censure à laquelle la plupart des dirigeants universitaires ne savent pas résister, abandonnant ainsi leur devoir de défense de ce qui est à la base de la mission fondamentale de l’université, à savoir la liberté d’enseignement et de recherche7. Aucune attention n’a cependant jusqu’ici été portée aux conséquences que pourrait avoir le bannissement de certains mots – devenus tabous – sur l’enseignement ou sur la production du savoir historique selon les canons méthodologiques reconnus. En effet, les mots, présents dans les sources primaires et secondaires, participent de l’exposition des faits autant que de la compréhension et de l’explication rationnelle du passé.
En partant de cas canadiens récents ayant mené à la suspension de professeures (car ce sont jusqu’à présent uniquement des femmes) dénoncées pour avoir utilisé, dans le cadre de leurs enseignements, le mot « nègre », jugé offensant, nous analyserons ici les conséquences prévisibles de ces censures lexicales sur la possibilité même de produire des connaissances sur le passé. Annihilant la distanciation nécessaire à toute étude visant la compréhension de périodes et d’événements révolus, les cultures « woke » et « cancel », dans l’ignorance apparente que le passé n’est pas le présent, que la mémoire n’est pas l’histoire, pourraient avoir pour conséquence d’interdire aux historiens et aux citoyens du futur l’accès à ce qui sera leur passé.
L’université confrontée au « N word »
Au Canada, les controverses relatives à l’usage des mots « nègre » et « nigger » dans le monde universitaire résultent de l’arrivée tardive, via les réseaux anglophones, de débats qui ont d’abord émergé sur les campus américains et qui constituent une extension et une mutation du mouvement du politiquement correct (political correctness) du début des années 19908. Les premiers cas se sont ainsi produits au sein d’universités anglophones. Le plus médiatisé est survenu en octobre 2020, lorsque Verushka Lieutenant-Duval, une enseignante (au statut précaire) d’histoire et théorie de l’art de l’université bilingue d’Ottawa (Ontario)9 s’est vue subitement suspendue de ses fonctions par le doyen de sa faculté10. Lors d’un cours, donné en anglais le 23 septembre 2020, elle avait abordé le concept de « resignification subversive », développé par Judith Butler. Elle avait expliqué que le terme « queer », insultant, à l’origine, pour les homosexuels, avait été repris par la communauté LGBT pour en faire un puissant marqueur identitaire. Élargissant le concept à d’autres exemples, elle avait évoqué « la façon dont des artistes de la communauté afro-américaine tentent à leur tour de détourner l’insulte raciste “nègre”»11. « Nigger » en anglais, mot que la romancière afro-américaine Farai Chideya avait désigné comme « la bombe nucléaire des insultes raciales »12. L’enseignante avait donc énoncé un mot « tabou » aux oreilles de certains étudiants, ignorant probablement que la « sensibilité » à l’usage de ce mot, lorsque prononcé par des personnes autres que noires, avait débuté aux États-Unis près de vingt ans auparavant13, ainsi qu’en avait témoigné la polémique académique créée par le titre du livre du professeur de droit à Harvard, Randall Kennedy, Nigger: The Strange Career of a Troublesome Word (2002). Cependant, cette exigence, qui ne fait pas consensus, même dans les communautés concernées, est encore moins admise dans le monde francophone, moins marqué par la perspective multiculturaliste que ne l’est le monde anglophone14.
À la suite du cours, une des étudiantes écrivait à la professeure pour lui faire part de son malaise et lui intimer : « une Blanche ne devrait jamais utiliser ce mot ». Face à ce point de vue singulier, la professeure envoya à ses étudiants un courriel d’excuses dans lequel elle les invitait à « réfléchir à ce qui convient pour traiter ce mot. Vaut-il mieux ne pas le prononcer parce qu’il est sensible ? Le silence ne mène-t-il pas à l’oubli et au statu quo ? ».15 La plaignante, qui n’est pas elle-même noire, lança dès lors une campagne de dénonciation sur les réseaux sociaux où elle livrait les coordonnées personnelles de l’enseignante. Confrontée à cette cabale assortie d’une plainte, la direction de l’université décida de suspendre immédiatement l’enseignante au motif que : « ce qui peut sembler banal pour un membre de la communauté majoritaire peut-être perçu par plusieurs membres de la minorité comme étant profondément offensant ». Et de renchérir : « Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression »16.
En réaction à cette suspension jugée arbitraire, une trentaine de professeurs expriment alors, dans une lettre ouverte publiée dans la presse, leur profond désaccord avec le traitement réservé à leur collègue17. Leur prise de parole déclenche aussitôt une campagne de cyber-intimidation contre ces professeurs, dénoncés comme étant majoritairement blancs et francophones : des centaines de tweets ont appelé à leur « rééducation », au saccage de leurs bureaux, à la haine18. Une seconde lettre publiée le 19 octobre et signée cette fois par 579 professeurs, provenant tous d’institutions francophones, dénonce une attaque contre la liberté d’enseignement. Elle appelle à « distinguer le racisme sur le campus, qu’il faut évidemment dénoncer, et le rôle de l’enseignement universitaire, qui consiste à nourrir la réflexion et à développer l’esprit critique (…) »19. Elle pose encore une question de fond qui touche autant la recherche que l’enseignement : « comment pourra-t-on sans ce mot enseigner le très pertinent film I Am Not Your Negro, de Raoul Peck, ou le courant artistique de la négritude de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire ? ». Le débat prend alors un tour frontalement racial. Les signataires se font traiter de « fucking frogs », et de « suprématistes blancs ». Un chroniqueur d’un média en ligne légitime la tournure prise par les évènements en dénonçant le fait que « 97,2% d’entre eux sont des personnes blanches »20. En référence à la notion polémique de White Fragility, c’est-à-dire à une propension qu’auraient les personnes blanches à se protéger de « l’inconfort » que leur procurerait le moindre soupçon de racisme, il taxe de faux débat le discours sur la protection de la liberté d’expression académique. Une semaine plus tard, un groupe de professeurs de droit, essentiellement francophones, dénonce publiquement le climat d’intimidation qui règne au sein de leur université: « On nous informe, en effet, que celle ou celui d’entre nous qui abordera un thème, montrera une image, prononcera un mot, rappellera une loi ou une jurisprudence ayant pour effet de provoquer un sentiment subjectif d’agression chez un étudiant pourra être publiquement ostracisé comme raciste, antisémite, islamophobe, anti-chrétien, sexiste ou âgiste, sans la protection de son institution, qui déclare officiellement que l’agression est une notion incommensurable car radicalement subjective et, qu’en conséquence, le professeur doit assumer seul les conséquences “ignominieuses” de ses paroles et des textes de loi qu’il cite »21.
Cette tendance des dirigeants d’université à se plier à toute demande étudiante, sans évaluer sa légitimité, a aussi atteint d’autres professeurs, dans d’autres universités. Quelques mois plus tôt, à Concordia, université anglophone à Montréal22, c’est encore une fois une femme qui a été la cible d’une pétition entraînant sa suspension par la direction de l’université. À l’automne 2019, celle-ci avait cité, dans le cadre de son cours de cinéma, le titre complet du livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, un ouvrage classique dans l’histoire du Québec, paru en 1968, et qui établissait une comparaison entre les Canadiens-français soumis à la domination anglaise et les Noirs américains. Traduit en anglais en 1971 sous le titre White Niggers of America – soit juste après la crise d’octobre 197023 – l'ouvrage avait fait l’objet d’une recension dans le New York Times : “White Niggers” is important as a social document, for the picture it presents of the conditions which have dominated the lives of large segments of Quebec society […] “To be a nigger in America,” according to Vallières, “is to be not a man but someone's slave”24. L’analogie, comprise dans les années 1970, semble être devenue inaudible à ceux qui, dans l’ignorance de l’histoire du Québec, lui appliquent mécaniquement une problématique d’exploitation raciale importée d’une société longtemps esclavagiste et demeurée ségrégationniste jusque dans les années 196025.
Dans une surenchère sans limites, l’expression de griefs relatifs à la prononciation du mot « nigger » a pu aller jusqu’à l’absurde. En septembre 2020, un professeur de l’université de Californie du Sud avait évoqué durant son cours les « mots de remplissage » : « euh » en français, ou « nei-ge » en chinois (équivalent de « comme »). Or, en répétant le mot chinois, le professeur a été entendu par certains étudiants noirs, comme ayant eu l'air de dire « nigger ». Faisant savoir que « leur santé mentale avait été affectée », ces étudiants annonçaient « ne pas continuer ce cours plutôt qu'avoir à endurer l'épuisement émotionnel d'avoir un enseignant qui ignore la diversité et les sensibilités culturelles ». Le professeur, malgré des excuses, a néanmoins été remplacé par un autre professeur au motif, selon sa hiérarchie, qu'il « était inacceptable pour un enseignant d'utiliser des mots qui peuvent marginaliser, blesser ou nuire au bien-être psychologique de nos étudiants ». L’affaire n’en fut pas close pour autant. D’autres étudiants – chinois cette fois – se sont dits à leur tour « choqués » qu'un mot mandarin, avec ses significations propres, puisse être considéré comme raciste et interdit de prononciation, alors que les réseaux sociaux chinois dénonçaient dans cette affaire une forme de discrimination antichinoise émanant des étudiants noirs26.
Le N-word : contextualisations
Loin d’être anecdotiques, ces exemples témoignent du fait, acquis dans la majeure partie des milieux de la recherche anglophone, que le mot « nigger » (ou « nègre »), quel que soit son contexte d’énonciation, ne peut plus être écrit dans le cadre d’un article savant ou prononcé dans le cadre d’un cours autrement que « n-word » ou « mot en n ».
Les recherches qui se sont penchées de manière réflexive sur l’histoire de ce phénomène, ont montré que les controverses accompagnant l’énonciation de ce mot étaient, et sont encore, révélatrices des tensions intercommunautaires qui divisent les sociétés d’Amérique du Nord, autour des clivages blancs-noirs, majorités-minorités, dominants-dominés27. Ces tensions ont donné naissance, dans les années 1970, aux Ethnic and Racial Studies28, et aux Black Studies qui ont définitivement inscrit le mot dans l’univers du racisme ordinaire. Dans les années 1980, ce fut au tour de la Critical Race Theory de montrer comment l’appareil législatif participe à la reproduction du « privilège blanc » et à la domination des minorités raciales29. Spécialiste des cultures littéraires et orales dans les Amériques noires, Cyril Vettorato a, pour sa part, montré que les usages du mot « nigger » dans la littérature africaine-américaine s’articulaient historiquement avec les tensions qui agitent la sphère culturelle et sociale états-unienne confrontée, dès la seconde moitié du XIXe siècle, à des interrogations sur l’identité américaine intégrant « l’homme noir américain »30. Cristallisant « les tensions entre une classe moyenne perçue comme "blanchie" en raison de son parlé châtié, et une partie de la population qui s’identifie aux cultures populaires », le mot se retrouve dans des chants de travail, de révolte ainsi que dans la littérature africaine américaine qui se fait jour dans les années 1920, cette fois par le truchement de discours rapportés, par exemple dans le cas de dénonciations de l’esclavagisme31.
Au-delà des contextes spécifiques aux États-Unis, le phénomène est aussi révélateur des tensions, politiques et culturelles, qui existent au Canada entre communautés francophones et anglophones, essentiellement entre le Québec et ce que plusieurs nomment le ROC (Rest of Canada)32. Alors que les universitaires francophones, proches de la tradition universaliste française, manifestent de l’inquiétude face aux remises en cause de la liberté d’enseignement et de recherche, leurs collègues anglophones, imprégnés de culture américaine et partisans du « multiculturalisme canadien » (formulation locale du communautarisme), manifestent une plus grande ouverture aux revendications des minorités dont certains membres se sentent attaqués par ce qu’ils jugent être un abus de cette liberté universitaire, qu’ils confondent souvent avec la liberté d’expression, laquelle relève des chartes des droits de la personne et non des règles qui définissent la spécificité de l’institution universitaire33. De ce fait, ils invitent à une « conciliation » ou à des « accommodements » entre liberté universitaire, liberté d’expression et « droit des personnes appartenant aux minorités d’être traitées avec dignité »34.
La confusion des cadres temporels : présent-passé, mémoire-histoire
Pour éclairantes qu’elles soient, ces contextualisations ne dispensent pas de mener une réflexion de fond sur les impacts que la légitimation académique des demandes des groupes activistes serait susceptible d’avoir sur la production de l’histoire et sur la relation que les futures générations entretiendraient avec cette discipline. Car l’exigence consistant à censurer toute énonciation, orale ou écrite, d’un mot, sans qu’aucune nuance de contexte d’élocution ne puisse être admise, entraîne en réalité un aplatissement des perspectives temporelles. Dans une forme de collusion des espaces et des temps, d’un passé mis au présent, le cadre de la parole immédiate, à connotation identitaire, personnelle et politique – où l’usage du mot est fait pour exprimer hostilité, racisme, volonté de blesser – rejoint, sans distinction, le cadre de la parole mémorielle et, de façon plus problématique, celui de la parole de l’histoire, en tant que discipline académique.
Pour aborder cette réflexion, il nous faut tout d’abord nous arrêter brièvement sur le postulat implicite à toutes ces démarches, qui relève de la radicalisation de l’idée du philosophe analytique John Austin concernant la performativité des mots. Alors que son ouvrage classique, How to do things with words (1962)35, défendait l’idée que certains mots sont performatifs quand ils sont prononcés par certaines personnes, en certaines circonstances – comme le prêtre ou le maire déclarant « vous êtes mariés » –, l’application hyperbolique de cette idée est parvenue à la conclusion qu’il suffit de faire disparaître un mot pour que la chose ou la pratique qu’il est censé désigner n’existe plus. Or, le paradoxe de cette logique qui semble relever de la pensée magique, réside dans le fait qu’effacer cela même qui permet d’identifier la trace de l’oppression et de la haine priverait les sciences sociales des outils de connaissance permettant d’analyser ces mécanismes. C’est cependant dans cette logique aux effets pervers que certains groupes appellent à supprimer le mot « nègre » des dictionnaires36, oubliant que ceux-ci ont pour fonction de fixer l’histoire et les contextes d’émergence de nouveaux mots ou d’obsolescence de termes devenus désuets, bien que toujours inscrits dans de vieux documents. Ainsi, une recherche comme celle que Simone Delesalle et Lucette Valensi avaient consacrées, en 1972, au mot « nègre » dans les dictionnaires français d’Ancien Régime37, et qui nous rappelle la façon dont ce mot est lié à l’état de servitude, à l’histoire de la traite négrière et aux théories de hiérarchies raciales, n’aurait pas été possible. Il en aurait été de même du travail de Pap Ndiaye qui retrace l’histoire de ce mot dans les États-Unis contemporains38.
Sans le droit d’énoncer ou d’imprimer le mot tabou, un historien qui n’appartiendrait pas à la communauté noire ne pourrait plus mentionner, par exemple, la « Revue nègre », spectacle musical créé en 1925 à Paris dont il faut rappeler qu’il a rendu possible une large diffusion de la musique de jazz et de la culture noire en Europe. Il devrait se limiter à prononcer la « Revue du mot en n », et à écrire la « Revue n****. Enfin, il ne pourrait plus citer le « trio nègre » de Duke Ellington autrement que par « trio du mot en n », laissant aux auditeurs et aux lecteurs le soin de décoder la suite. Il en va d’ailleurs de même pour d’autres mots, comme celui de « sauvages » et « d’indien » utilisés par les explorateurs européens au XVIIe siècle pour nommer les habitants de l’Amérique. Or, remplacer des mots contenus dans des sources historiques, ou simplement ne plus les prononcer, reviendrait à ouvrir la porte non seulement à l’anachronique, mais encore à un révisionnisme radical, ce qui ne semble pourtant pas être l’objectif recherché par les minorités actives et les entrepreneurs de morale qui exigent ces bannissements lexicaux. Ces exemples montrent à quel point ce genre de propositions contribuerait à produire de l’ignorance39, là où la discipline de l’histoire cherche à connaître les réalités du passé.
La censure comme négation de l’histoire
Au-delà de l’épithète racial qui mobilise le monde anglophone de la recherche, le traitement à appliquer aux « mots à problème », considérés comme insultants et injurieux40, méprisants et blessants, voire blasphémateurs41, ne peut manquer d’interroger les historiens. Car c’est en grande partie à travers des mots que se conservent les traces des évènements et représentations du passé qui sont à la base de l’écriture de l’histoire. Vouloir supprimer ou contrôler les usages de certains mots revient à remettre en question les pratiques même de l’histoire, ses sources, son rôle et sa légitimité sociale en lien avec les tensions entre « le vrai » et « le juste »42.
Or, les historiens se sont beaucoup interrogés à ces sujets et ils ont produit de nombreux travaux sur les conditions de production de l’histoire et sur leurs biais possibles. Il n’est pas de notre propos de retracer ici cette littérature, mais, le rappel de quelques jalons de ces réflexions permet d’apporter des éléments de réponse aux injonctions brutales que les tenants du mémoriel et du présentisme, font à l’histoire : censurer les mots-témoins, effacer les passés qui ne conviendraient pas à la sensibilité contemporaine, au risque de détruire l’histoire elle-même.
Rappelons d’abord qu’en tant que savoir disciplinaire institutionnalisé, l’histoire se distingue de la pratique sociale qui se réfère spontanément au passé pour justifier ses actions et sa mémoire présentes. L’histoire comme discipline académique ne désigne ainsi ni le passé en « lui-même », ni la simple mémoire du passé43.
Rappelons encore que la production de l’histoire repose sur une éthique. Quels seraient les impacts, sur cette production, de l’oblitération de certains mots, forgés par des acteurs de l’histoire dans des contextes spécifiques et révélateurs d’idéologies, souvent encore présentes, justement en ce qu’ils ont d’offensif, de stigmatisant et de blessant. Les mots de l’histoire ont une histoire et ils disent une histoire, laquelle, aussi violente et douloureuse qu’elle puisse être, doit être analysée aussi objectivement que possible. Ne plus nommer, citer et rapporter des sources narratives comportant le mot « nègre » – ou d’autres mots considérés injurieux –, sans le maquiller pour en édulcorer le sens et la portée, reviendrait à travestir la production de l’histoire. Au titre de son éthique, aucune raison ne justifierait qu’un historien s’autorise, dans un texte, dans une bibliographie ou dans un cours, à « tronquer certains titres qui font référence au mot en N »44 pas plus qu’il n’est autorisé à utiliser ce procédé vis-à-vis de ses sources documentaires elles-mêmes soumises à une analyse critique. Le chercheur doit à son lecteur, comme à la postérité de sa recherche, de savoir si sa référence contient le mot « nègre » ou l’expression « N**** ». Il en va du respect de la source, c’est-à-dire de ce qu’elle dit d’un auteur ou d’une période.
En lien avec cette éthique, il serait tout aussi problématique de céder à certaines revendications voulant que l’usage de certains mots soit réservé à certaines personnes ayant les caractéristiques leur permettant de les utiliser et de les prononcer. C’est pourtant ce que réclamait l’étudiante d’Ottawa en déclarant qu’« une Blanche ne devrait jamais utiliser ce mot ». Cette conviction est basée sur l’idée, révélatrice d’une absence de culture historienne, selon laquelle la production de l’histoire elle-même serait problématique en ce qu’elle perpétuerait, même inconsciemment, une relation de domination des « Blancs » sur les « Noirs », des oppresseurs sur les oppressés, des majorités sur les minorités, des hommes sur les femmes, des hétérosexuels sur les homosexuels, etc. Elle remet en question les recherches effectuées sur certains objets vis-à-vis desquels le chercheur n’entretiendrait pas de rapport personnel, de nature mémorielle, politique, identitaire, ou autre45. Une conséquence extrême – mais déjà observée – de cette vision du monde se vérifie dans la demande formulée par certains étudiants à ce qu’un cours sur le racisme ne soit pas donné par un professeur désigné comme « blanc ». Cependant, une telle exigence enferme les personnes dans une essence qui est au fondement de tous les racismes. Pierre-André Taguieff a ainsi analysé ce phénomène comme un nouvel antiracisme « victimaire et identitaire qui rompt avec la tradition de combat des préjugés raciaux fondé sur l’universalisme des Lumières » et qui, en réduisant le racisme « à la “société blanche” ou à la “domination blanche” », constitue une version racialisée du choc des civilisations46.
Vouloir contrôler, sur des bases ethniques ou raciales, qui cherche et qui enseigne quoi, constitue évidemment une négation de la visée d’ouverture et d’universalisme de la pratique historienne qui prend pour acquis qu’aucune période, question, objet ou problématique ne peut être réservée à un groupe d’individus qui aurait une légitimité unique et intrinsèque pour le traiter. Une telle exigence relève en réalité d’une conception essentialiste des individus et de leurs cultures, laquelle est pourtant, de façon contradictoire, également niée (avec raison cette fois) au nom de la « multiplicité des identités ».
À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que les historiens n’ont pas manqué de s’interroger sur les dynamiques qui animent la production des savoirs. À travers des débats récurrents sur les enjeux épistémologiques de l’histoire, ils ont depuis longtemps analysé la complexité du travail de l’historien et décortiqué toutes les opérations constitutives de la recherche historique. Ils se sont interrogés sur les facteurs qui interviennent dans ce que les philosophes des sciences appellent le « contexte de découverte » et que l’on nomme dans nos disciplines « contexte de la recherche »47. Ils n’ont pas ignoré le fait que les origines et la trajectoire sociales de chacun influent sur le choix des objets, des méthodes, et sur la construction du récit. Le traitement donné à ces questions les a orientés vers une approche analytique de la distance et de la réflexivité48. Mais au-delà de ces influences multiples, il demeure que, une fois le produit de la recherche mis en circulation, sa critique relève alors du « contexte de justification » qui exige une critique rationnelle et argumentée du texte publié, et non une analyse des propriétés physiques, sociales ou morales de l’auteur.
Conscients des « silences de l’histoire »49, les historiennes et les historiens ont analysé, dès les années 1960-70, les rapports de domination qui transparaissent dans les sources publiques. Plusieurs se sont aussi efforcés d’explorer des sources susceptibles de « donner une histoire scientifique aux "ombres" de l’Histoire »50, aux vaincus51, et jusqu’aux « inconnus »52. Ainsi n’ont-ils jamais limité leurs travaux à leur groupe d’appartenance. Ils ont enquêté de manière fructueuse sur l’esclavage, la colonisation, l’antisémitisme, les guerres, les faits et périodes qu’ils n’ont pas vécus. Face à des faits mettant en relation des univers culturels et sociaux inégaux vis-à-vis des pouvoirs de l’écriture, face à des acteurs soumis à des régimes d’historicité différents, ils se sont encore attachés à la variété des registres discursifs à interroger, au décentrement des approches, au refus des visions binaires et réductrices. Ils ont proposé le concept de « comparaison réciproque »53 et ont ouvert la perspective d’une « histoire à parts égales » ou « histoire symétrique » dont Romain Bertrand54 avait tenté « l’expérimentation historiographique » à travers une « exploration thématique conjointe et parallèle », une « histoire située des pratiques ».
La nécessaire autonomie disciplinaire
Pour notre part, nous avons souhaité explorer ici la question des mots censurés, non pas du point de vue moral, mais du seul point de vue de la production et de la transmission des connaissances. Nous avons tenté de montrer en quoi le travail des historiens ne peut en aucun cas conduire à bannir des mots ayant, – dans le passé ou encore aujourd’hui – été jugés dégradants ou blessants. L’histoire et la mémoire doivent continuer à être différenciées sous peine d’une régression dans l’ordre des connaissances validées. L’histoire, fût-elle celle de l’esclavage, de la colonisation, des génocides, des exterminations, a vocation à être commune à toute l’humanité. Elle rend compte des rapports de pouvoirs, de domination, d’exclusion, qui s’expriment par des mots chargés d’idéologies, dont notre discipline contribue à éclairer les mécanismes de fonctionnement. Ces savoirs, toujours révisables à la lumière de sources ou de questionnements nouveaux, sont par définition distincts des mémoires qui relèvent de la construction sensible des identités de groupe et de la fondation du lien social. Bien sûr, l’usage des mots diffamatoires est sanctionné par les lois de la plupart des pays et il va de soi qu’aucun travail légitime de l’historien n’a le droit de diffamer qui que ce soit. Pour l’historien cependant, les émotions associées à certains mots et la demande sociale qui veut les sanctionner constituent des faits sociaux et historiques en eux-mêmes qu’il doit étudier en utilisant des méthodes habituelles de mise à distance des sentiments et des émotions du temps immédiat. En somme, il ne peut confondre logos, éthos et pathos55. Céder à la confusion des temporalités et des registres discursifs, reviendrait à inscrire la production de l’histoire dans les théories de la philosophie morale et politique qui construisent un présent sur l’attention à la justice, au « bien-être social », à la qualité d’êtres humains, à la dignité, à l’empathie, à l’identification au « faible », à la compassion, au respect56. Cette approche, légitime dans certains champs de la pensée, est plus problématique lorsqu’elle est reprise au nom des multiples « studies », ces études généralistes portant sur un seul domaine et qui s’effectuent trop souvent en ignorant les acquis des disciplines, leurs méthodes et leurs éthiques respectives, prenant alors souvent à tort la partie pour le tout.
Les fondements du métier d’historien et par là, de la production de connaissances historiques validées, reposent sur la nécessaire distance entre histoire et mémoire, distance rendue possible par l’autonomie relative de la discipline par rapport au champ social qui ne peut lui imposer ses normes et ses valeurs morales. Car tout comme l’autonomisation de la physique et de l’astronomie a rendu possible une science délivrée du joug de la religion et des théologies, l’irruption sur les médias sociaux et les campus universitaires de demandes sociales non traduites dans le langage et les méthodes spécifiques de l’histoire en tant que disciple scientifique, ne peut que mener, on l’a dit, à la régression de l’histoire vers la mémoire. Or, ce travail de retraduction des « demandes d’histoire » est inhérent au métier d’historien. Si dans le passé l’écriture de l’histoire a su résister aux attaques venant des églises et des États, elle fait face aujourd’hui à des assauts, imprévus mais tout aussi problématiques, en provenance de minorités actives qui visent à imposer urbi et orbi leur vision de l’histoire sans pour autant se soumettre à aucune discipline. On peut prendre ces demandes pour objet et les analyser, mais sûrement pas s’y plier en s’excusant de faire notre travail d’historien au nom d’un air du temps dominé par la moralisation57, la victimisation58 et la dénonciation. Ces exigences, énoncées au nom du respect de la diversité culturelle qu’appellent les sociétés multiculturelles, aboutiraient à des sociétés sans Histoire, sans savoirs historiques constitués. Elles deviendraient dès lors le terrain de conflits de mémoires, construites et reconstruites au gré des nouveaux rapports de pouvoir et d’intimidation, dont plus personne ne détiendrait les clés de compréhension, donc d’analyse critique.