Myriam Tsikounas, Le Monde de Mathilde. Une femme savante et criminelle

Chêne-Bourg (Suisse), Georg Éditeur, 2021.

Référence(s) :

Myriam Tsikounas, Le Monde de Mathilde. Une femme savante et criminelle, Chêne-Bourg (Suisse), Georg Éditeur, 2021, 287 p.

Texte

La Mathilde que poursuit Myriam Tsikounas n’est pas un Pinagot au féminin. Elle n’a pas sombré dans l’oubli, et, même si elle n’a que très peu pris la plume et ne s’est pas dévoilée, elle n’est pas non plus un être ordinaire, banal. Bien au contraire. Mathilde, c’est Mathilde Frigard que Myriam Tsikounas a découverte en travaillant sur la série télévisuelle judiciaire de Pierre Desgraupes, En votre âme et conscience. Il s’agit d’une ancienne négociante en soieries, accusée d’avoir assassiné en forêt de Fontainebleau son associée et amante, Sidonie Mertens, dont elle s’était fait la proxénète en 1867 : une parfaite « cause célèbre » au départ. Mais à l’origine de cette enquête à nouveaux frais, intervient le sentiment que cette femme est un être impensable pour ces contemporains depuis le XIXe siècle, en particulier pour les hommes qui se sont intéressés à son histoire, ou plutôt à son crime. Myriam Tsikounas synthétise très clairement les questions que soulève ce cas : « comment peut-on être femme, scientifique et meurtrière ? comment peut-on être homosexuelle, proxénète et excellente mère ? »

Pour tenter de résoudre une énigme qui a déjà suscité plusieurs portraits, tous à charge, Myriam Tsikounas reprend le dossier et élargit la focale. Elle livre un ouvrage en trois parties pour tenter d’affiner le parcours, de se débarrasser des discours parasites qui l’ont rendu illisible, invisible, énigmatique. Le choix de la couverture est de ce point de vue très réussi : on y voit une femme en tenue bourgeoise, assise sur un bois avec son parapluie, posant pour le photographe, mais dont le visage est caché par une pastille jaune. Ce que l’on voit en revanche très clairement, c’est tout ce qui l’entoure : « le monde de Mathilde » − tout ce qui l’environne.

La première partie du livre s’ouvre sur la reconstitution minutieuse du crime et de l’affaire, qui ont contribué à cristalliser son « personnage ». À partir de sources principalement judiciaires et de la presse, locale et nationale, Myriam Tsikounas dévoile les obsessions de ceux qui cherchent à l’inculper. Les enquêtes sur la victime et la présumée meurtrière sont bâclées ; les témoignages contribuent à la défigurer. Mathilde, à l’évidence, ne se conduit pas comme devrait se comporter une femme honnête, mariée et rangée. Sa victime n’est guère mieux traitée. Son cadavre est autopsié trois fois. Le monde que ces deux « intrigantes » fréquentent n’est pas recommandable : elles veulent acquérir un hôtel louche, sorte de lupanar « interlope » comme on disait au XIXe siècle : L’Hôtel du Liban. L’endroit, surveillé par la police et le bureau des mœurs, héberge plusieurs demi-mondaines connues pour leur tribadisme. L’incompréhensible est là : « comment une mère de famille à "l’allure provinciale" a pu basculer dans l’homosexualité et le "gai Paris" ? » (p. 51). Comment également Sidonie a-t-elle pu « excessivement » se lier à une « femme active et érudite, mais ruinée et laide » ? Seule une explication extravagante – Mathilde hypnotiserait et droguerait Sidonie – peut rendre compte d’un tel lien malsain et pervers dans le Paris de l’Exposition universelle de 1867. Le procès n’arrange rien et continue à estropier l’accusée, petite, qui se tient voûtée, mais fait plus jeune que son âge et parle bien. Le jury d’assises est composé d’hommes de plus de 50 ans, majoritairement cultivateurs. Sur les 62 témoins requis, 57 sont à charge, et le président de la Cour d’Assises, en fin de carrière est un moralisateur qui commence la plupart de ses questions à Mathilde par « Comment avez-vous pu… ? » Seul l’avocat de l’accusée, un ténor du barreau, défend celle qui, autrefois, a été une épouse excellente qui a eu le malheur de perdre six de ses huit enfants en très bas âge et a connu la faillite. Mais, sans surprise, Mathilde Frigard est reconnue coupable (avec des circonstances atténuantes qui ne sont pas précisées) et condamnée aux travaux forcés à perpétuité, ainsi qu’à 100 F d’amende. La condamnée refuse de faire appel et, en dehors du prétoire, finit par avouer le crime. Encore un acte incompréhensible pour ses contemporains. Dans cette partie très riche, moins classique qu’il n’y paraît, Myriam Tsikounas montre que beaucoup de questions sont restées dans l’ombre et n’ont pas été abordées, sans doute par peur du scandale. Ou par misogynie

La deuxième partie, plus inattendue et audacieuse, opère alors un flash-back. Il s’agit de comprendre Mathilde à partir de sources non criminelles, à partir de toutes les traces qui rendent compte de son parcours avant le crime ou bien qui servent à éclairer celle qu’elle était avant cet événement, sans chercher à construire un destin de femme criminelle. L’entreprise est très stimulante, bien que les éclairages directs soient rares. Mathilde a peu pris la plume. Comme dans une enquête pinagotique, Myriam Tsikounas est donc contrainte de restituer avec minutie les voisinages, les paysages, les événements qui permettraient d’éclairer la personnalité et les espérances d’une jeune femme née en Normandie en 1832, qui a un peu connu la région parisienne dans son enfance. Comprendre ce qui se passe malgré les silences des archives est une tâche sans doute impossible, mais les pistes ouvertes sont intéressantes. Myriam Tsikounas accorde une large place au père de Mathilde : Alexandre Lebouis est un officier de santé qui devient péniblement docteur à Paris, s’intéresse au magnétisme animal, s’installe brièvement en Seine-et-Oise dans un gros bourg rural, avant de rentrer en Normandie pour devenir un médecin des pauvres sans grand relief ni argent. De ce père discret et en repli sur soi proviendrait le goût de Mathilde pour les ouvrages de médecine et le spiritisme. Sa mort, en 1863, aurait ouvert un abîme (ou rendu possible un changement de vie – piste qui n’est pas explorée). Par manque d’écrits de la main même de Mathilde, tout ceci demeure des hypothèses.

Car Mathilde ne surgit personnellement dans les archives qu’à partir de 1852, date de son mariage sans fiançailles avec son petit-cousin plus âgé qu’elle de 22 ans. Elle devient alors Mathilde Frigard à l’âge de 20 ans. L’union est mal assortie, mais l’hypothèse de Myriam Tsikounas est que ce mariage est la porte de sortie de Mathilde qui rêve d’ascension sociale. Myriam Tsikounas suit le couple qui s’installe à Caen. Mathilde veut être commerçante à son compte et elle parvient à ouvrir sa propre boutique, dans le commerce du luxe. Toutefois, si les affaires sont florissantes, sur le plan personnel, les liens familiaux sont mis à dure épreuve par une série de deuils successifs, en particulier de jeunes enfants. Cela ne brise pas les élans de Mathilde qui pousse son mari à faire l’acquisition d’une usine (une filature de soie) dans la Loire : elle se rêve désormais non plus seulement commerçante, mais à la tête d’une entreprise dans l’industrie textile. Le couple se spécialise dans le haut de gamme et obtient un prix à l’Exposition universelle de 1862. Mathilde tient également un salon prisé à Caen : elle fait désormais partie de l’élite. Une élite qui s’intéresse au spiritisme et apprécie les « séances » que donne Mathilde, chez elle avec une médium somnambulique réputée. Ces expériences spirites ne sont pas vraiment étudiées. Sans doute par manque de sources. Pourtant, explorer les pratiques spirites de la région de Caen était une belle opportunité. Mathilde n’était pas une adepte d’Allan Kardec selon ses dires, mais a-t-elle dit la vérité ? Elle s’intéressait plutôt aux forces inconnues et rêvait de trésors enfouis, s’imaginant elle-même chasseuse de trésors. Est-ce parce qu’elle rencontrait déjà des problèmes d’argent ? C’est une hypothèse qui n’exclut pas des croyances réelles.

En 1865, le couple est en faillite : il doit vendre sa boutique caennaise et son usine à vil prix. Dès lors, pour Myriam Tsikounas, Mathilde décide de quitter Caen pour se « refaire une situation » à Paris. Mathilde voulait faire des affaires et acheter un hôtel en s’appuyant sur de nouveaux associés. Le moins qu’on puisse dire ensuite, c’est que l’entreprise n’a pas marché.

La dernière partie du livre suit Mathilde jusqu’en prison et même au-delà de sa sortie de prison. Myriam Tsikounas s’appuie d’abord sur les sources pénitentiaires. Mais elle élargit une fois encore la focale. Ses découvertes sont des plus intéressantes : Mathilde sympathise avec l’épouse du directeur de la maison d’arrêt de Melun, accouche en prison d’un bébé qui décède deux semaines plus tard, et surtout, dans la maison centrale d’Auberive, où elle purge sa peine, elle parvient à s’attirer les bonnes grâces de plusieurs hommes influents qui lui permettront de prendre soin à distance de ses deux enfants survivants. L’ultime chapitre propose une conclusion étonnante de l’histoire : celle d’une disparition qui aurait permis à Mathilde de terminer ses jours sous une autre identité à Grimaud dans le Tarn. En somme, conclut Myriam Tsikounas, suivre le parcours de Mathilde permet d’éclairer les impasses de la société française sous le Second Empire et la force des mythes de la fête impériale et de l’enrichissement personnel par tous les moyens.

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Référence électronique

Stéphanie Sauget, « Myriam Tsikounas, Le Monde de Mathilde. Une femme savante et criminelle », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=832

Auteur

Stéphanie Sauget

Université de Tours

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