Talia Bachir-Loopuyt et Anne Damon-Guillot (dir.), Une pluralité audible ? Mondes de musique en contact

Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Migrations », 2019.

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Talia Bachir-Loopuyt et Anne Damon-Guillot (dir.), Une pluralité audible? Mondes de musique en contact, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Migrations », 2019.

Texte

À travers l’analyse d’expériences acoustiques individuelles ou collectives, consenties ou contraintes, cet ouvrage propose une sélection d’études de cas ayant pour ambition de montrer comment les pratiques musicales au sein des espaces publics et les usages contemporains du sonore documentent la complexité des organisations sociales abordées.

S’inscrivant dans la lignée du projet « Comment sonne la ville ? Musiques migrantes de Saint-Étienne », coordonné par Anne Damon-Guillot et par Mélaine Lefront, et du colloque international « Une pluralité audible ? Musiques, langues, environnements sonores en contexte urbain » organisé par Talia Bachir-Loopuyt et par Anne Damon-Guillot (Université Jean Monnet de Saint-Étienne, avril 2016), ce volume est constitué pour l’essentiel de contributions fondées sur des approches ethnologiques, ethnomusicologiques, musicologiques et sociologiques, recourant à l’enquête de terrain et à l’analyse de corpus de productions musicales ou d’objets acoustiques.

Conçu en trois parties (« S’entendre en musique », « Se faire entendre. Politiques de l’attention » et « Donner à entendre. Composer avec le pluriel »), l’ouvrage est doté d’une introduction substantielle qui ancre épistémologiquement ce travail collectif et cherche à en circonscrire les problématiques foisonnantes. L’étude des pratiques musicales et du partage de répertoires entre groupes sociaux lors des événements observés permettent ainsi aux auteurs de la première partie d’interroger la complexité et l’ambivalence des échanges ou des rapports de force interculturels. Ainsi, alors que Denis Laborde rend compte de l’épiphanie d’une fête d’accueil de migrants au Pays Basque, Émilie Da Lage analyse le renversement du statut d’hôte entre musiciens exilés et musiciens lillois lors d’un concert organisé dans le camp de la Grande-Synthe. Stéphanie Geneix-Rabault, en mettant en avant le caractère pluriel des emprunts effectués par les musiciens kanaks de Nouméa à d’autres traditions, plaide quant à elle en faveur de l’évidente nécessité de désessentialiser le répertoire de chants kaneka.

La série de contributions constituant la deuxième partie de l’ouvrage entend prendre en charge la dimension politique des pratiques musicales, en s’intéressant notamment aux modalités techniques de mise en place de dispositifs sonores au sein de l’espace public. Anthony Pecqueux analyse l’usage du ghetto-blaster par le protagoniste du film Do The Right Thing de Spike Lee (1989), contribuant à la fois à définir la position de l’individu sur son territoire et à l’isoler au sein même de sa communauté. Aurélie Helmlinger envisage, quant à elle, la fonction politique du volume sonore émis par les sound systems dans les rues de Trinidad et les conflits d’usage qu’ils impliquent, notamment lors du carnaval. La double fonction politique et symbolique d’un usage délibérément élevé du volume sonore ressort très finement du texte de Marié Abé, qui étudie le détournement de la pratique des ensemble chindo-ya au Japon (groupes ambulants, apparus au milieu du XIXe siècle, qui parcouraient les rues en jouant des morceaux à des fins de publicité commerciale) lors des commémorations silencieuses de la catastrophe de Fukushima (le jishuku). Bien que la spécificité des contextes abordés et l’absence de protocole partagé par les auteurs ne permettent pas réellement d’approche comparative, ces contributions interrogent toutes la question de l’audibilité d’un groupe social au sein de l’espace public et les modalités techniques de cette présence sonore du groupe. Dans sa contribution, Monika Salzbrunn met ainsi en lumière les stratégies « d’audibilisation » des Mourides (confrérie soufie sénégalaise) en Suisse, à des fins d’affirmation d’une spécificité religieuse et culturelle, mais également d’appartenance à la communauté, tant aux échelles locale que confédérale.

La dernière partie de l’ouvrage rassemble quatre contributions assez hétéroclites. Dans une belle étude sur l’une des traditions liturgiques arméniennes d’Istanbul, le chant alaturka, Anne Damon-Guillot met en lumière la complexité du système de références musicales et culturelles qui façonnent cette tradition singulière, tantôt décriées comme relevant d’une nostalgie ottomane, tantôt louée comme pratique-témoin de la singularité des sociabilités arméniennes stambouliotes. Béatrice Ramaut-Chevassus prend, quant à elle, la notion de com-position au pied de la lettre en s’attachant aux choix de réappropriation d’une « pluralité d’expériences familiales particulières » (p. 222) effectués, selon des intentions distinctes et à plus de 25 ans d’intervalle, par les compositeurs Luciano Berio (dans son rapport au répertoire mahlérien particulièrement évident dans sa Sinfonia de 1968 comme dans son cycle Folk Songs créé par Cathy Berberian en 1964) et John Adams (dans son opéra The Death of Klinghoffer, 1991). Dans une contribution bien documentée, Laura Jouve-Villard analyse la séquence consacrée au carnaval de Rio et à la mise en scène de la samba dans le projet de documentaire avorté d’Orson Wells, It’s All True (1941), cofinancée par la RKO Pictures et par le bureau du coordinateur des affaires interaméricaines, cheville ouvrière du panaméricanisme visant à renforcer l’influence culturelle et diplomatique des États-Unis sur les États d’Amérique latine. Cet intérêt des agents diplomatiques pour les pratiques musicales au sein de l’espace public est également l’objet de la contribution de l’historienne de la musique Gesa zur Niden, qui s’attache aux pratiques culturelles des « travailleurs invités » (ou Gastarbeiter) en Allemagne et à leur mise en valeur dans le cadre d’action de diplomatie publique.

En dépit du caractère kaléidoscopique de l’ouvrage, dû pour l’essentiel à la juxtaposition d’études de cas relevant de contextes chrono-spatiaux profondément hétérogènes, cette contribution pluridisciplinaire à l’étude sociale et culturelle des phénomènes acoustiques offre d’intéressantes pistes de réflexion. Certaines contributions s’avèrent particulièrement soignées dans leur méthode et dans la finesse d’étude des sources (on peut ainsi se référer aux textes de Marié Abé, d’Anne Damon-Guillot ou de Laura Jouve-Villard). Toutefois, la structure même de l’ouvrage confronte systématiquement le lecteur à la difficulté, si ce n’est à l’impossibilité, de « monter en généralité », selon l’expression empruntée à Jean-Claude Passeron et à Jacques Revel, d’ailleurs citée par les auteures de l’introduction (p. 10). On ne connaît pas les critères de sélection des études de cas proposées : pourquoi les phénomènes et les événements analysés s’avèrent-ils particulièrement significatifs de cette complexité des sociétés contemporaines ? Redevable, notamment, aux travaux de Jacques Cheyronnaud, d’Antoine Hennion ou encore d’Anthony Pecqueux et d’Olivier Roueff1 (à qui il emprunte la notion « d’écologie sociale de l’oreille »), l’ouvrage assume le parti pris d’une interdisciplinarité restreinte. On ne peut, toutefois, que regretter l’absence de références à l’historiographie des musiciens et musiciennes migrantes, ainsi qu’aux contributions à l’histoire des circulations culturelles. Ces lacunes pourraient même laisser croire aux lecteurs les plus inattentifs que les productions sonores, comprises comme des artéfacts situés dans le temps et dans l’espace, n’ont guère été étudiées par les historiennes et les historiens.

Cet enrichissement de l’appareil critique – et ce gage de reconnaissance accordé aux publications fondamentales d’autres champs disciplinaires – aurait, sans nul doute, conféré à cet ouvrage non dénué d’intérêt, une épaisseur diachronique qui, bien souvent, lui fait défaut.

1 Anthony Pecqueux et Olivier Roueff (dir.), Écologie sociale de l’oreille, Enquêtes sur l’expérience musicale, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009.

Notes

1 Anthony Pecqueux et Olivier Roueff (dir.), Écologie sociale de l’oreille, Enquêtes sur l’expérience musicale, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Sébastien Noël, « Talia Bachir-Loopuyt et Anne Damon-Guillot (dir.), Une pluralité audible ? Mondes de musique en contact », Revue d’histoire culturelle [En ligne],  | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=827

Auteur

Jean-Sébastien Noël

LIttoral ENvironnement et Sociétés (LIENSs) – UMR 7266, Université de La Rochelle.

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