La catastrophe de Fukushima, survenue au Japon le 11 mars 2011, fut un immense choc. Par-delà son immédiateté, elle fut interprétée en Occident comme une rupture, qui ébranla à nouveau les certitudes de la sûreté nucléaire. Devenu symboliquement le « Tchernobyl japonais », Fukushima prouva qu’une grande démocratie de haute technologie n’était pas à l’abri d’un accident nucléaire majeur. L’événement a constitué un impensé dans l’histoire du nucléaire. D’une part, les travailleurs de la centrale, dirigée par Masao Yoshida, furent confrontés à une perte totale d’alimentation externe doublée d’une perte de distribution électrique interne, une situation qu’aucun scénario n’avait envisagé1. D’autre part, ils firent face pour la première fois à la dégradation simultanée de plusieurs réacteurs. Ce n’est qu’au prix d’un combat inouï que les opérateurs parvinrent à reprendre prise sur les installations et à éviter la destruction de l’Est du Japon.
Plusieurs commissions d’enquête recueillirent le témoignage des acteurs de la crise, dont certains furent rendus publics comme celui de Yoshida2. Des entretiens furent également conduits par des journalistes, tel Ryûshô Kadota, qui publia en 2014 On the Brinck3, roman dont s’inspire Fukushima 504. Ce film japonais, réalisé en 2020 par Setsurô Wakamatsu5 d’après le scénario de Yoichi Maekawa6, relate la lutte menée par les employés de la centrale pour contenir la fusion des réacteurs. Si The Land of Hope7 avait évoqué un accident nucléaire survenu après Fukushima et exposé ses conséquences sur les habitants du village fictif de Nagashima, il fallut attendre Fukushima, le couvercle du soleil8 pour que l’événement fît spécifiquement l’objet d’une fiction cinématographique. L’œuvre était cependant recentrée sur la gestion de crise menée par le Premier ministre Naoto Kan et ne montrait aucun plan de la centrale9. Fukushima 50 est donc le premier film qui reconstitue la « situation extrême »10 vécue par les équipes de Yoshida, dont la représentation conduit à questionner les temporalités de la catastrophe.
Le temps de la situation extrême
Le film débute par un plan général de Fukushima Daiichi, située sur la côte Pacifique. La caméra filme ensuite la fosse du Japon, où se produit un séisme dévastateur. La centrale est frappée par les secousses. Les systèmes d’arrêt d’urgence des réacteurs s’activent automatiquement, l’alimentation électrique externe est perdue et les générateurs diesels prennent le relai. La situation est sous contrôle. Toutefois, dans la salle de commande des unités 1 et 2, un cadre indiquant les règles de sécurité accompagnées du logo de l’exploitant tombe et se brise. Le plan préfigure ce qui attend les personnages, occupés à suivre des procédures qui se relèveront bientôt inapplicables. Une alerte au tsunami est donnée et Yoshida regarde avec inquiétude une maquette de la centrale. Une vague gigantesque inonde alors le site et ravage les installations, marquant le début de la situation extrême. La suite alterne des moments intenses d’intervention, durant lesquels les travailleurs tentent l’impossible pour assurer le refroidissement des réacteurs, entrecoupés par des temps de relâchement d’autant plus anxiogènes que les personnages sont obligés d’attendre que la situation redevienne suffisamment favorable sur le terrain pour reprendre leurs travaux.
Après la perte des générateurs diesels, Yoshida et Izaki, chef d’équipe de gestion des opérations, ont immédiatement à l’esprit la catastrophe qui s’annonce11. Cette projection est évoquée soit par des dialogues précisant les conséquences de l’asséchement et de la surchauffe des réacteurs, soit par l’insertion de plans imaginaires figurant la nature du désastre en devenir. Une séquence est ainsi composée d’une vue extérieure de l’unité 1, suivie d’un travelling sur l’enceinte de confinement. Le niveau d’eau dans la cuve du réacteur se met à bouillir. Un insert montre ensuite les assemblages de combustible en train de chauffer, suivi d’un second insert sur la matière en fusion s’écoulant dans la cuve. Plus loin dans le film, Yoshida et Izaki imaginent la détérioration complète du cœur du réacteur. Dans une vision de cauchemar, un panoramique vertical montre l’écoulement de la matière radioactive au fond de la cuve.
Par-delà leur visée didactique, ces plans figurent un mécanisme essentiel d’une possible entrée en résilience12. En effet, les dégâts causés par le tsunami pulvérisent l’imaginaire de maîtrise qui fonde la sûreté nucléaire. Or, cet effondrement anéantit ce qui donne sens à l’action des travailleurs, confrontés à un péril incommensurable. Faire face à la situation extrême nécessite dès lors de mobiliser diverses stratégies de résilience permettant aux opérateurs de rétablir l’intégrité de leur système symbolique et de reprendre le contrôle de leur outil de production. Le film éclaire en cela la fabrique de sens qui conduit les personnages à dépasser le stade de la sidération pour reprendre prise sur le réel. Ce processus renvoie à la « temporalité du projet », où un point de référence est choisi sur un horizon futur pour conditionner une action dans le présent13. Après le tsunami, Yoshida et Izaki reconnaissent ainsi l’inévitabilité de la catastrophe. C’est cette prise de conscience qui les conduit à agir pour éviter que le scénario redouté ne se produise.
Sur le terrain, les opérateurs risquent leur vie pour déjouer la prophétie de malheur. Une équipe est envoyée dans l’unité 1 pour ouvrir manuellement une vanne et permettre l’éventage du réacteur. Au même moment, depuis la salle de commande des unités 1 et 2, Izaki tourne les pages d’un carnet où sont inscrits le nom et la date de naissance des membres de sa famille. Sans nouvelle de l’équipe, il se prépare mentalement à se rendre dans l’installation. Le film idéalise l’engagement des travailleurs, qui se perçoivent comme l’ultime rempart face à une catastrophe aux conséquences irréversibles. Izaki le précise en s’adressant à ses compagnons : « Je ferai tout pour sauver cet endroit. Vous avez tous des êtres chers ici. Moi aussi j’ai une famille. Je suis d’accord, on ne sait pas comment ça va se terminer. Mais on est les derniers à pouvoir nous en occuper sur place. C’est à nous de sauver notre ville natale. Je n’ai pas le droit de partir. Ça vaut la peine de rester ici ensemble ». La résolution de « mourir ensemble » est au fondement de la « société » de Fukushima, communauté de destin auquel le titre du film fait référence14. Uni par un sens aigu du sacrifice, le collectif semble renouer avec des pratiques d’un autre temps, comme le souligne un flash-back. Un ancien travailleur revenu pour apporter son aide se souvient de son enfance. Au sommet d’une colline, il regarde avec son père le chantier de construction de la centrale. À leur droite, une stèle rappelle l’ancien aérodrome militaire d’Iwaki. La fiction ne le mentionne pas, mais le lieu a servi durant la guerre du Pacifique de piste d’entraînement pour les kamikazes. Or, la plupart des Japonais ignorent cette histoire. Cette référence au passé du site, même si elle s’adresse d’abord aux spectateurs les mieux documentés sur la question, puise en fait dans l’imaginaire collectif des Japonais pour traduire un sentiment de réitération sacrificielle, reliée à une forme spécifique de temporalité, comme la suite le montre.
Le temps de la renaissance
Au plus fort de la crise, le Premier ministre imagine Tokyo vidée de ses habitants, une pluie de cendres noires s’abattant sur la capitale abandonnée15. L’esthétique de la séquence renvoie en Occident à l’imaginaire de l’Apocalypse. Les civilisations présentent toutefois des fins du monde différentes et certaines sont peu sensibles à ce type de récit16. C’est le cas de la civilisation japonaise : « L’Archipel détient une expérience inégalée en matière de cataclysmes, mais il ignore cette fin du monde que le christianisme promet à l’humanité »17. Au Japon, la catastrophe s’ouvre sur une possibilité de renaissance, dans une conception cyclique du temps cosmique et humain se référant au schéma de l’éternel retour18.
Cette temporalité est prégnante dans la dernière partie du film, se déroulant au printemps 2014. Izaki traverse en voiture la zone d’exclusion autour de Fukushima. La route est bordée de cerisiers en fleurs. Le vent secoue les branches fleuries, filmées sous différents angles de vue. Ces images se réfèrent à un polysème très important qui n’a cessé d’évoluer durant l’histoire japonaise19. À partir du VIIIe siècle, l’esthétique de ces fleurs devint pour les Japonais le symbole de leur identité. Sous l’ère Meiji, elle fut associée à l’idéologie nationaliste qui promouvait la mort pour l’empereur, incarnation de la patrie. Cette symbolique atteignit son paroxysme durant la guerre du Pacifique, où des branches de cerisier en fleurs furent utilisées par des kamikazes pour orner leur casque et leur uniforme. Aujourd’hui encore, le cerisier occupe une grande place dans la culture nippone. La floraison des cerisiers renvoie au retour du printemps. La fleur, dont les pétales se détachent une semaine après son éclosion, symbolise la fragilité de la vie et l’idée de renouveau, pleinement traduite dans le générique de fin de Fukushima 50. À gauche de l’écran, des films d’archives, des photographies ou des plans tournés à la suite du 11 mars 2011 montrent la centrale avant et après l’accident, les chantiers de démantèlement et de décontamination, un parc d’éoliennes et de panneaux solaires, un champ cultivé et un port de pêche, une danse traditionnelle et des enfants jouant dans une rivière. Le dernier plan présente un magnifique lever de soleil sur l’océan, renvoyant à l’origine du mot « Japon » et à l’idée que chaque matin est un recommencement.
La revitalisation de la région de Fukushima et le sentiment de renaissance nationale après la catastrophe témoignent d’une logique opposée à celle qui opère dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, maintenue hors du temps et du monde. Cette antinomie n’est pas immédiatement perceptible dans le film, qui traduit d’abord une idée de gémellité entre les deux événements. Une séquence spectaculaire, imaginée par les personnages, donne à voir l’explosion du réacteur 4 de la centrale de Tchernobyl, survenue le 26 avril 1986. La visualisation de l’explosion inscrit dans un premier temps Fukushima dans la chronologie des accidents nucléaires majeurs, amorcée par Tchernobyl. Les images du générique de fin déjouent toutefois cette analogie entre les deux catastrophes, en valorisant la résilience du Japon, là où Tchernobyl avait précipité le déclin de l’empire soviétique.
En revanche, aucune mention explicite n’est faite dans le film aux bombes atomiques qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 194520. L’absence de référence à ce double traumatisme peut surprendre le spectateur occidental, mais s’explique si elle est rapportée à l’imaginaire de la catastrophe au Japon, porteur d’un avenir qu’il revient aux individus de réaliser : « Cela est vrai même de Hiroshima, et contribue à expliquer pourquoi le nucléaire civil s’est développé au Japon sans rencontrer l’opposition farouche qu’on eût pu attendre dans un pays qui avait subi le feu atomique. L’holocauste nucléaire, si horrible qu’il ait été, a fermé un cycle d’errements guerriers et de totalitarisme oppressif, pour enfanter un Japon nouveau, pacifiste, démocratique et prospère »21. La question des temporalités invite en cela à interroger la dimension politique de Fukushima 50, en lien avec l’histoire du Japon investiguée par Tetsuya Takahashi. Cet historien compare le Japon moderne à un système sacrificiel22. De nombreux soldats japonais ont donné leur vie pour défendre l’idéologie impériale. Une partie d’Okinawa a été sacrifiée pour y installer des bases militaires américaines. Des territoires ont enfin été sacrifiés pour construire des centrales nucléaires au nom des intérêts d’une industrie exposant les populations à des risques majeurs. Les « cinquante » de Fukushima, en participant à un combat qu’ils n’ont ni imaginé, ni voulu, et auquel ils n’ont pas été préparés, témoignent à leur tour de ce système sacrificiel. Le film de Wakamatsu glorifie leur action, qui a permis de sauver le Japon, dont la régénérescence après la catastrophe est symbolisée par les fleurs de cerisier.
Fukushima 50 défend cependant une vision politique par trop fantasmée qui, à bien des égards, ne résiste pas à l’épreuve des faits. TEPCO, l’exploitant de Fukushima Daiichi, a rendu public en décembre 2011 un plan d’assainissement de la centrale, programmé sur une durée de trente à quarante ans. Ce plan prévoyait dans un premier temps de récupérer les combustibles des piscines de désactivation, dans un deuxième temps de retirer les cœurs des réacteurs entrés en fusion, et enfin de démanteler l’ensemble des bâtiments du site. Les opérations de récupération du combustible ont toutefois pris du retard. Selon les nouvelles projections, le retrait des barres de combustible de la piscine du réacteur 1 ne devrait pas débuter avant 2027 et 2024 pour le réacteur 2, soit dix ans de plus que les estimations prévues initialement.
La catastrophe de Fukushima a par ailleurs contraint près de 150 000 personnes à quitter la région. Fin 2011, les autorités ont réparti les territoires contaminés en plusieurs zones. Au fil des opérations de décontamination, les ordres d’évacuation ont été progressivement levés. Malgré tout, moins de 20 % de la population est revenue vivre dans ces zones, essentiellement des personnes âgées.
La « renaissance » évoquée dans le film paraît donc toute relative. Mais l’espoir généré depuis la catastrophe n’en demeure pas moins présent au Japon. Deux exemples le signifient particulièrement. De 2012 à 2018, la NHK23 a organisé un concours photographique intitulé « Les cerisiers de Fukushima », « faisant de cet arbre le symbole de la reconstruction »24. Le projet porté par Yumiko Nishimoto est encore plus révélateur. Cette simple habitante de la préfecture de Fukushima a lancé en 2013 un appel au don pour planter vingt-mille cerisiers le long de la côte. Son objectif est de créer la plus belle allée de cerisiers du Japon, « comme un symbole de reconstruction après la catastrophe »25. Le projet, prévu sur dix ans, a suscité l’enthousiasme des Japonais, et un millier de volontaires se sont immédiatement mobilisés pour planter les premiers arbres. À son tour, Fukushima 50 se propose de porter cet espoir national et de l’actualiser. Un insert, placé avant le générique de fin, indique ainsi que « Le thème des Jeux Olympiques et Paralympiques de Tokyo de 2020 est la reconstruction. Le relais de la flamme olympique partira de Fukushima »26. Ce relais a été associé par les organisateurs à un concept intitulé « l’espoir éclaire notre chemin »27. Le film soutient pleinement ce message, preuve que la catastrophe, loin d’être déniée, continue de travailler les significations imaginaires.