En août 1916, un sac militaire est retrouvé dans un tramway de la ville de Salonique. Il contenait un guide de la ville, un numéro du journal francophone local L’Opinion, de la monnaie tunisienne, du matériel d’écriture, un appareil photographique du constructeur britannique Murer’s et deux paquets de films, ainsi qu’une boîte de pastilles de la marque Fruidor1. Quoique ces objets préfigurent dans un sens la popularisation des voyages touristiques, le propriétaire du sac n’était pas en voyage de plaisance, pratique plutôt réservée à une élite au début du XXe siècle2. Membre du 1er régiment d’artillerie de montagne français posté aux Balkans pendant la Grande Guerre, il visitait probablement Salonique à un moment de repos3. L’inventaire de ses effets personnels, dont se seraient servi les autorités afin de restituer le sac et son contenu à leur propriétaire, est pour nous aujourd’hui un indice non seulement de la mobilité des objets et de la complexité des connexions économiques et culturelles de l’époque, liant en l’occurrence l’Europe occidentale, l’Afrique du Nord et la Méditerranée orientale ; il témoigne aussi de l’aspect matériel de la gestion du temps libre et nous laisse imaginer comment ce soldat engagé dans l’Armée d’Orient comptait l’occuper : en visitant les monuments ou les attractions de Salonique, en écrivant une carte-postale ou une lettre à sa famille, en prenant des photographies de contrées exotiques et de scènes orientalisantes en Macédoine.
Cet article se penche sur la question du temps libre et de sa gestion pendant la Première Guerre mondiale sur le front balkanique. Certes, la question ne constitue pas un champ de recherche inexploré. À l’occasion notamment du centenaire de la Grande Guerre, les travaux historiques se sont multipliés et ce foisonnement a bénéficié entre autres à l’élargissement de la perspective et à l’étude de divers aspects du conflit, dont le temps libre et les loisirs des soldats4. Ces approches se sont inspirées et nourries de travaux d’abord sociologiques, puis historiques sur la nature et la fonction des loisirs dans les sociétés humaines, la perception et les usages du temps social, ainsi que les évolutions liées aux développements économiques, culturels et technologiques5.
Or, que signifie « temps libre » dans des conditions de guerre ? En temps de paix la notion prend son sens par opposition à un « temps occupé », à savoir le temps de travail. Les études d’Alain Corbin et d’autres historiens et historiennes ont montré que la distinction entre les deux types de temporalité est devenue nette à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, quand l’industrialisation et l’urbanisation ont modifié les conditions de travail et de vie d’une large partie des populations occidentales. En temps de guerre, on peut distinguer, en suivant le raisonnement de Thierry Hardier et Jean-François Jagielski, entre « temps du service », temps dédié aux autres, et temps « libéré », un temps à soi, en dehors du service militaire, où l’on organise son temps libre6. Dans le cadre d’une guerre de position, comme la Première Guerre mondiale, le temps de combat peut être relativement limité, mais les autres devoirs des soldats (corvées, garde, transports, etc.) constituent une partie importante de leur quotidien. Cependant, les moments d’inaction, d’attente, de repos, ainsi que les heures ou jours de permission occupent une place non négligeable dans leur vie de mobilisés. Pour le front de l’Ouest, par exemple, grâce à une source rare, le carnet de route détaillé d’un soldat employé dactylographe, on a calculé que celui-ci a passé 15,6 % de son temps de service en première ligne, 60,1 % en position de réserve, à l’arrière-front ou en retrait du front, et 6 % en permission, le reste de son emploi de temps étant consacré au transport, à des stages et instructions à l’arrière et à des séjours à l’infirmerie ou à l’hôpital7. Or, même en première ligne ou lors de transports, les soldats pouvaient trouver des heures creuses qu’ils essayaient de remplir.
Il s’agit, donc, ici d’examiner tant les traits communs de la gestion du temps libre sur les autres fronts et sur le front balkanique, que les particularités qui caractérisaient ce dernier. Trois aspects nous intéresseront en particulier. En premier lieu, l’éventail des pratiques récréatives des soldats et des officiers, qui seront présentées et documentées à l’aide de sources écrites et photographiques de l’époque, officielles ou privées, ainsi que de mémoires de combattants publiés après la fin du conflit. En deuxième lieu, les enjeux militaires, économiques, culturels et sociaux plus larges associés à la question du divertissement des membres des armées alliées dans les Balkans. En troisième lieu, les moyens dont on se servait pour se procurer le matériel et les objets nécessaires pour occuper le temps de repos dans un front éloigné de la métropole et dans des positions difficiles d’accès. Mais, avant de passer à l’analyse, il serait peut-être utile de présenter quelques éléments sur la constitution de ce front méconnu, car longtemps ignoré par l’historiographie de la Grande Guerre.
Le troisième front
Le front d’Orient, également appelé front de Macédoine, front de Salonique ou « Balkan front » en anglais, a été ouvert plusieurs mois après le déclenchement des hostilités. Ce troisième front fut le fruit de la stagnation sur les fronts de l’Ouest et de l’Est. Dans une tentative de forcer la main à leurs adversaires et d’ouvrir une voie pour ravitailler la Russie, les dirigeants de l’Entente ont attaqué les détroits des Dardanelles, qui unissent la mer Égée et la mer de Marmara, et donnent ainsi accès à la mer Noire. Or, la campagne de Gallipoli s’est soldée par un échec et les forces alliées ont été obligées de se retirer. C’est alors que la décision a été prise de ne pas rapatrier les troupes, mais de les transporter dans les Balkans pour secourir l’armée serbe, attaquée par l’Autriche-Hongrie, et pousser la Bulgarie et la Grèce, encore neutres, à s’engager aux côtés de l’Entente8.
C’est ainsi qu’en octobre 1915 les premières troupes françaises et britanniques ont débarqué dans le port de Salonique. À la suite d’une offensive avortée vers le Nord, les forces alliées se sont repliées sur la ville, autour de laquelle on a commencé à construire des camps retranchés, munis de dépôts de matériel, d’hôpitaux et d’autres installations. Les renforts ont continué d’arriver par voie maritime, augmentant graduellement le nombre des effectifs des Armées Alliées d’Orient à plus d’un demi-million d’hommes9. Une partie considérable des corps français et britanniques était constituée de troupes coloniales : tirailleurs sénégalais, algériens et indochinois, spahis marocains, zouaves et Malgaches pour les premiers, Indiens, Maltais et Chypriotes pour les seconds. Aux troupes françaises et britanniques, d’origine métropolitaine ou coloniale, on doit encore ajouter les armées serbe (qui s’était réfugiée à Salonique en passant par Corfou), grecque (qui après plusieurs mois de tergiversations s’est engagée du côté de l’Entente), italienne, russe et albanaise (déployées en Macédoine)10. Ainsi, les Armées Alliées d’Orient constituaient un ensemble multiethnique, peut-être le plus hétérogène de tous les fronts, et ceci dans une région habitée par une population très composite, en termes de langue, de religion, d’identité ethnique et d’affinités culturelles.
« Aux abords de Salonique. 1. Le camp de Zeitenlik (au fond, le camp anglais). – 2. La garde du drapeau », La Guerre. Documents de la Section Photographique de l’Armée (Ministère de la Guerre), Fascicule III : Les Alliés à Salonique, Paris, Armand Colin, s. d., p. 63
Arrivés et obligés d’habiter et défendre une région peu développée, ravagée par les conflits armés nationalistes des années précédentes, les membres de l’Armée d’Orient ont été obligés de s’adonner à de nombreux travaux d’infrastructure éprouvants : outre la construction des camps autour de Salonique, il s’agissait d’améliorer le réseau ferroviaire et les installations portuaires, d’entreprendre des travaux de voirie, d’assainissement et de drainage, de creuser des tranchées sur un front qui s’étendait sur plus de 300 kilomètres de l’Albanie à la Thrace occidentale11. Par ailleurs, les membres des armées alliées devaient faire face à un climat rude, aux fluctuations de température considérables, aux retards systématiques du courrier, aux difficultés d’approvisionnement et aux carences de nourriture, aux épidémies et aux mauvaises conditions d’hygiène. Une parodie de la chanson à succès de l’époque « La Madelon » dressait en 1918 l’inventaire de ces nombreuses adversités :
Nous avons tous au pays de Macédoine
Connu le temps de la désolation.
On n’craignait pas d’voir éclater l’péritoine,
Car on n’touchait que de maigres rations.
C’était du riz, c’était du singe,
Pour changer, du singe et du riz.
On s’fatiguait pas les méninges,
Recevant ni lettres ni colis.
On était cuit l’été, l’hiver on était gelé,
Mais quand on part en perm’, tout est vite oublié12.
Or, justement, les permissions, objet de tractations pendant les premiers mois du conflit et droit octroyé à tous les combattants en juillet 191513, étaient davantage problématiques dans le cas des soldats d’Orient. Le manque d’effectifs sur place, le grand nombre d’évacués pour des raisons médicales, notamment les paludéens, la distance et les dangers de la traversée de la Méditerranée sillonnée par les sous-marins allemands empêchaient la relève régulière des hommes postés en Macédoine14. Ceci dit, nous n’examinerons pas la question des pratiques et des stratégies de gestion du temps lors des permissions, puisque le retour au pays entrait par définition dans un autre cadre et était régi par une autre temporalité que celle qui nous intéresse ici. Retenons simplement que la rareté des permissions et les longues périodes de service sur le front d’Orient ont constitué une source importante de frustrations, de tensions et de pression psychologique pour les membres des armées alliés en Macédoine15. On en trouve l’écho dans une lettre adressée par l’épouse d’un soldat de l’Armée d’Orient au ministre de la Guerre en octobre 1916, où elle demandait « pourquoi les Orients n’ont pas de permission, car mon mari est débarqué à Salonique le 25 octobre 1915 et depuis il est sur le front de la Macédoine. […] C’est bien triste à être privé de sa famille depuis si longtemps »16.
La rareté des permissions a constitué un trait caractéristique du front d’Orient, mais pas la dernière des particularités qui rendent l’étude de ce front remarquable du point de vue des divertissements et du temps libre. Les éléments évoqués plus haut rendent compte de la situation singulière des membres des corps expéditionnaires en Macédoine. Tout d’abord, à proximité du camp retranché se trouvait la ville de Salonique avec ses salles de théâtre, ses cinémas, ses cafés, restaurants, pâtisseries-thé et cafés-concerts, dont le nombre a augmenté pour satisfaire une demande croissante – jusqu’à l’incendie du mois d’août 1917 qui a réduit en cendres plusieurs lieux de divertissement. Ensuite, des centaines des milliers d’hommes issus de plusieurs pays, dont des territoires coloniaux, ont coexisté pendant trois années avec des populations indigènes aux pratiques et aux habitudes très différentes par rapport au vécu des soldats et officiers occidentaux. On peut, d’ailleurs, se poser la question du rapport des soldats non occidentaux ou des civils avec le temps et les moyens de l’occuper mis en œuvre par les soldats issus de la France métropolitaine ou d’Angleterre, mais force est de constater que faute de témoignages de leur part nous restons très largement tributaires du regard occidental, se réjouissant aussi bien de la participation à des fêtes locales que de la découverte des danses malgaches ou d’un « grand tam-tam » avec des percussions africaines17.
Si cette situation a favorisé les rencontres et les échanges entre les membres des armées alliées à diverses occasions, comme lors d’un match de football entre soldats français et anglais18, elle a également provoqué des tensions entre militaires et civils, alimentées par des différends lors de transactions commerciales, mais surtout animées par un sentiment de supériorité culturelle qui se traduisait souvent par une approche orientaliste et des visées « civilisatrices »19. Enfin, le cadre politique et diplomatique trouble, résultat de la neutralité de la Grèce et de l’hostilité de son roi envers l’Entente rendait la présence alliée à Salonique hasardeuse et, aux yeux d’une partie de la population locale, synonyme d’occupation. D’où le sentiment d’insécurité persistant aussi bien chez les soldats que dans la hiérarchie, qui a poussé le commandant des forces alliées à proclamer l’état de siège à Salonique en juin 191620.
Chasser le cafard
La position stratégique exposée, le dépaysement, la rareté des permissions s’ajoutaient aux conditions climatiques défavorables, à l’environnement inhospitalier, aux campements initialement précaires, aux repas monotones, pour susciter des sentiments familiers aux militaires de longue date. Il s’agit bien sûr de la peur et du traumatisme engendrés par la guerre mécanisée, ainsi que de l’ennui inhérent à la vie militaire en général et à une guerre de position en particulier, ou du mal du pays et de la nostalgie pour ses proches et pour la vie civile, sentiments qui sont de plus en plus psychiatrisés et perçus comme des pathologies pendant le XIXe et le XXe siècle21. Leur point culminant est le fameux « cafard », régulièrement évoqué dans les écrits des combattants (lettres, cartes-postales, mémoires de guerre) sur tous les fronts. Dans le cas du front d’Orient, par exemple, le journal Paris-Balkans, créé pour promouvoir les intérêts français et subventionné par le consulat français de Salonique, écrivait à la Une de son premier numéro à propos de la « cafardite » : « maladie épidémique et contagieuse, qui a fait son apparition en Europe, pendant les derniers mois de l’année 1914. […] Deux traitements ont été préconisés : le pinard à haute dose a été essayé mais n’a donné jusqu’ici que des résultats singulièrement passagers. Le changement d’air a abouti à des résultats plus durables »22.
Puisque la possibilité de partir en permission était limitée, il s’agissait de s’accommoder des moyens présents sur place pour distraire l’ennui, la nostalgie et le cafard, pour se distraire tout court. Selon la formule d’un soldat britannique, « nous sommes restés quelques jours seulement dans ce camp [le camp de Dudular, au nord-ouest de Salonique] et nous avons seulement eu les amusements que nous avons pu inventer nous-mêmes »23. La question du divertissement était loin d’être anodine, car le cafard risquait de peser sur le moral et la psychologie des combattants en Macédoine. Pour aborder les moyens mobilisés par les soldats et les dirigeants, il convient de distinguer entre trois cas de figure : les séjours sur le front, par exemple près du lac Doiran ou aux bords du fleuve Struma, les séjours à l’arrière, notamment dans les camps retranchés autour de Salonique (Zeitenlick pour les Français et Lembet pour les Britanniques), ainsi que les visites en ville.
Dans le premier cas, celui des unités se trouvant sur le front, les options étaient moins nombreuses, d’une part à cause de la proximité du danger ennemi qui imposait la prudence et la discrétion, et d’autre part à cause du manque des moyens. Pendant les périodes d’accalmie et quand les combattants n’étaient pas affectés à la garde ou à une corvée quelconque (par exemple ramasser du bois, chercher de l’eau fraîche, apporter de la nourriture de la cuisine roulante), ils occupaient leur temps en exerçant des activités individuelles ou collectives. Ainsi, on pouvait écrire des lettres et des cartes postales à ses proches24, ou lire des livres et des journaux qui parvenaient jusqu’aux tranchées. Outre les journaux francophones et britanniques imprimés à Salonique avec l’assentiment et souvent des subventions des autorités militaires, sur le front d’Orient, tout comme à l’Ouest et à l’Est, les soldats rédigeaient des journaux des tranchées, la plupart des fois à l’existence éphémère et dont le nombre s’est élevé à une vingtaine25.
Ensuite, on pouvait s’adonner à d’autres activités, comme les jeux de société, les jeux de hasard, la confection d’objets artisanaux (bagues, vases, tasses, coupe-papiers, etc.) ou artistiques (croquis, dessins, peintures, voire prendre des photographies). Si le secteur était calme, on pouvait même se permettre d’aller se promener pour découvrir la flore et la faune macédoniennes, explorer les villages proches, chasser, pêcher ou cueillir de la nourriture pour améliorer sa ration réglementaire. Si ces pratiques n’étaient pas toujours encouragées par la hiérarchie militaire, voire étaient carrément interdites (telles la chasse et la pêche à la dynamite pour ne pas gaspiller des munitions), l’éloignement du Quartier Général et des officiers hauts-gradés compensait en quelque sorte la précarité de la vie sur le front et l’éventail réduit de distractions, car elle pouvait se traduire par un relâchement de la discipline. Ainsi, les officiers subalternes qui entretenaient parfois des liens plus personnels avec les soldats pouvaient se montrer compréhensifs et plus permissifs26.
Des activités récréatives moins discrètes n’étaient pas exclues sur le front, comme le montre l’exemple des tournois de football que l’artillerie bulgare évitait d’interrompre27. Néanmoins, plus on se déplaçait vers l’arrière, plus l’éventail des divertissements s’élargissait. Ainsi, dans la multitude des camps créés par les Alliés en Macédoine, outre les passe-temps évoqués plus haut, on pouvait s’adonner ou assister à des compétitions sportives (courses à pied, natation, boxe, football, rugby, cricket pour les Britanniques, etc.), à des gymkhanas, à des concours hippiques, à des défilés militaires, à des fanfares et à des concerts de musique, ainsi qu’à plusieurs spectacles de théâtre, de pantomime, de cirque. Le romancier C. Altam, qui s’est retrouvé au camp de Zeitenlick après avoir participé à la campagne des Dardanelles, écrivait dans une brochure parue en 1918 : « Nous eûmes, quelques semaines après notre arrivée, une distraction des plus originales : une cavalcade digne de Montmartre ou du Boul’-Mich’, avec défilé, chars et musique, complétée par une représentation dans un cirque. C’était à quelques kilomètres du camp28. »
« Dzuma. Route de Daudli. Camp de malgaches. Musique et danse malgache »
Sans doute l’activité qui a été le plus étroitement associée à l’Armée d’Orient était le jardinage, même si l’entretien de jardins potagers sur le front n’était pas une particularité du front de Macédoine29. Le lieutenant G. W. Holderness de la British Salonika Force, à la tête d’un petit groupe chargé de cultiver des légumes, se souvient ainsi : « Nous avons cultivé environ un demi-hectare dans la vallée à quelques kilomètres des contreforts, et plus tard nous avons pu déguster des pommes de terre nouvelles, des haricots rouges, des choux, des choux-fleurs et d’autres légumes30. » La pratique était tellement généralisée dans les armées française et britannique qu’elle a valu à ses membres le surnom péjoratif de « jardiniers de Salonique ». Or, le jardinage offre un très bon exemple de la polyvalence d’une pratique à cheval entre le devoir et la récréation, permettant de joindre l’utile à l’agréable pour ainsi dire. Car la production de légumes frais, destinée à parer au danger du scorbut et à varier les rations monotones constituées pour l’essentiel d’aliments en conserve, pouvait être également une source du « bonheur au jardin », plaisir qui commence à se populariser justement pendant cette période ou qui évoquait le temps de paix et le pays natal pour les populations d’origine rurale (majoritaires dans l’Armée française d’Orient)31. En ce sens, la remarque du journaliste britannique George Ward-Price à la rencontre d’un soldat qui cultive son jardin sur le front balkanique est très caractéristique : « S’il ne portait pas son pantalon kaki, il aurait été le type d’un jardinier de famille à la maison »32.
Ce point soulève aussi la question de la différenciation sociale des divertissements. Selon Nicolas Mariot, l’emploi du terme « loisirs » est problématique pour désigner les divertissements de soldats issus pour la plupart de couches populaires et rurales, car il s’applique aux classes « oisives », qui avaient le loisir d’occuper leur « otium » avec des activités qui constituaient en même temps des marqueurs de distinction sociale, d’après l’analyse célèbre du sociologue Thorstein Veblen33. Sans doute le choix des pratiques récréatives était-il tributaire des origines sociales et du bagage culturel des combattants. Ainsi, tel officier de la British Salonika Force qui avait chargé ses subordonnés locaux de construire un terrain de tennis, où il jouait avec des infirmières canadiennes, était un représentant assez typique de la noblesse britannique et sa correspondance en témoigne à bien des égards34. Néanmoins, nous ne saurons parler d’un véritable clivage social et culturel, du fait d’un certain mimétisme et de la mixité qui s’opèrent dans les rangs de l’armée, notamment sur le front d’Orient, où la mixité n’était pas uniquement socioculturelle mais aussi ethnique et religieuse. En décembre 1916, par exemple, la pantomime « Aladdin en Macédoine », écrite par un acteur professionnel mobilisé et produite par des membres de la 85e unité d’ambulances de campagne, a été présentée à une cinquantaine de séances devant des publics de 700 à 800 hommes de la 28e division britannique35. En d’autres termes, un tel spectacle avait mobilisé et impliqué un grand nombre de personnes issus de milieux divers.
Annonce publicitaire pour la projection du film « L’évasion de Rocambole » au Cinéma Pathé de Salonique, Journal Néa Alitheia, 5 novembre 1915, p. 3
Par ailleurs, il faut prendre en compte le processus de popularisation de certaines pratiques récréatives pendant les premières années du XXe siècle, qui peuvent être considérées comme une période charnière du point de vue des loisirs. C’est l’ère où de nouveaux moyens techniques, comme le gramophone et le cinématographe, permettent de capter et de retransmettre des sons et des images à des publics de plus en plus larges. Ces moyens étaient disponibles aussi bien dans la campagne macédonienne qu’à Salonique. Les cinématographes de la ville projetaient des films d’origines diverses pour satisfaire les goûts d’un public multiethnique et polyglotte, qu’il s’agisse des habitants de Salonique (Juifs, Grecs, Slaves, Arméniens, Turcs), ou des membres des armées alliées. En ce sens, ces innovations, au même titre que les imprimeries qui permettaient à la presse et à la littérature d’atteindre des populations plus vastes, participaient à la constitution d’une culture de masse à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
« Aladdin. A Pantomime »
Salonique constitue le troisième cas de figure en ce qui concerne la géographie des loisirs. La ville offrait aux soldats et aux officiers des armées alliées l’occasion de s’extraire de l’univers militaire et de s’imaginer, ne serait-ce que pendant quelques heures, en temps de paix. Dans une entrée de son journal, Gaston-Louis Giguel, sapeur du 1er régiment du Génie, raconte sa promenade à Salonique l’après-midi du 25 juin 1916 et fait les remarques suivantes :
Dans cette ville, on peut se procurer tous les plaisirs, tout le luxe de l’Orient, alors qu’à 20 kilomètres plus loin, on se trouve en pleine brousse et réduit à l’état sauvage. Je ne regrette pas du tout ma promenade. Sur la route que nous allons peut-être reprendre ce soir, je vais avoir devant moi le souvenir des bonnes heures que j’ai passées, et qui me rappelleront qu’un jour j’ai été moi-même un civil pouvant jouir librement de tout36.
En effet, Salonique était dotée d’un choix considérable de lieux de divertissement, de consommation et de sociabilité, comme des cafés, des restaurants et des bars. Ces endroits étaient tantôt accessibles à tous les grades, comme le fameux Café « Floca » sur les quais de la ville, où des hommes de toutes les armées alliées et des habitants de Salonique se côtoyaient, tantôt réservés aux officiers, comme le Cercle militaire français37. Cependant, à l’image des autres infrastructures de la ville et de la région, les lieux de divertissement faisaient défaut pour un nombre de soldats élevé et l’offre de loisirs était loin de satisfaire la demande, comme le faisait remarquer le directeur du journal The Balkan News :
Dieu sait que c’était assez illusoire et insatisfaisant. Les cafés, cabarets, cafés chantants, cinémas et music-halls de Salonique faisaient un tabac à l’époque. Il y en avait beaucoup, mais pas assez pour les milliers d’étrangers au sein de la ville ; tous des hommes qui, dans ce port désagréable de la mer Égée, avaient le sentiment vif d’être exilés et étaient trop empressés d’essayer de l’oublier38.
L’incendie de 1917 a aggravé le manque d’options, et l’empressement des propriétaires des établissements détruits de reprendre leurs activités, même dans des installations précaires, est un signe de l’importance de la demande39.
Un autre pôle d’attraction à Salonique était le quartier de Bara ou de Vardar, devenu synonyme de la prostitution. Si la question des rapports sentimentaux et sexuels pour les hommes des armées alliées était pressante, lui apporter une réponse satisfaisante n’était pas évident. La plupart des témoignages s’accordent sur la difficulté de faire la connaissance des femmes, notamment dans les campagnes aux mœurs patriarcales40. Quant aux rapports entre soldats, ils ne sont pas à exclure, dans un cadre d’homosocialité prolongée, mais pour documenter des rapports homosexuels il faudrait une recherche approfondie dans des carnets de guerre, de la correspondance ou bien des décisions des cours martiales (ces rapports tombant sous le coup de la réglementation militaire)41. Une manière de satisfaire ses pulsions sexuelles étaient les maisons closes de la ville de Salonique, pour lesquelles les informations ne font pas défaut42. Entre autres, le Service de Santé de l’Armée d’Orient surveillait de près le phénomène de la prostitution et enregistrait en mai 1918, outre neuf pensions en ville « offrant un maximum de garanties » d’hygiène, plusieurs femmes « vivant isolément » dans le quartier du Vardar, ainsi que des femmes « qui se livrent, pour la plupart, à la prostitution » dans des établissements publics (des bars) et des cafés concerts « dont les pensionnaires sont aussi dangereuses pour la santé publique »43.
Discipline et moral
Ce dernier point, l’inquiétude de la hiérarchie pour la santé des soldats et la diffusion des maladies vénériennes, renvoie à une question plus large : l’attitude des autorités militaires envers les divertissements, difficile exercice d’équilibre entre maintien de la discipline et aiguillonnement du moral des troupes. Car toute pratique de divertissement porte potentiellement en elle le germe de la subversion, de l’excès, du désordre. Par exemple, la pratique du bricolage, qui – comme nous l’avons vu – était courante dans les tranchées, peut être interprétée comme une forme d’anti-discipline et de rejet de la violence technicisée du conflit44. Inversement, certaines pratiques comme l’ivresse (ou encore le pillage) fonctionnaient également en tant que soupapes de décompression pour les tensions développées au sein des corps militaires, en tant que « comportements de compensation » constituant des conditions de l’obéissance45. Certes, toutes les formes de divertissement n’étaient pas autant équivoques. Par exemple, les événements sportifs, les gymkhanas et les défilés étaient vivement encouragés, voire organisés par la hiérarchie militaire.
Nous pouvons nous demander dans quelle mesure les défilés militaires constituaient des véritables divertissements pour les soldats, notamment ceux qui y participaient. Néanmoins, on ne doit pas sous-estimer la signification de l’opportunité de rompre la monotonie du cantonnement. Les témoignages laissent entendre que les spectateurs de ces manifestations s’en délectaient, d’autant plus que la composition multiethnique de l’Armée d’Orient offrait un spectacle à même de distraire ses membres. Du point de vue de la hiérarchie, les défilés et leur préparation constituaient non seulement des moyens de dresser les corps, d’entraîner les soldats et de renforcer la cohésion du groupe et le sens de la discipline, dans un cadre plus général de durcissement de la préparation à la guerre46 ; nous pouvons également penser que des considérations d’ordre géopolitique et stratégique entraient en jeu sur le front macédonien, car les défilés militaires fréquents, à l’occasion de fêtes ou du débarquement de troupes, ainsi que les concerts offerts régulièrement par des musiques militaires dans la ville de Salonique, constituaient autant des moyens de propagande auprès de l’opinion publique locale, divisée sur le sujet de l’entrée en guerre de la Grèce.
« Les troupes grecques saluant les troupes françaises », La Guerre. Documents de la Section Photographique de l’Armée (Ministère de la Guerre), Fascicule III : Les Alliés à Salonique, Paris, Armand Colin, s. d., p. 79
L’intérêt de telles manifestations pour le moral des troupes était également souligné par des officiers. Ainsi, le commissaire en chef de la Marine René Dufour de la Thuillerie commentait à propos de la célébration de la fête nationale française à Salonique, comprenant une revue militaire, une messe consulaire solennelle, une réception au quartier général et des distractions musicales et sportives pour les troupes et pour la population : « Pour nos hommes, qui sont sevrés de distractions, qui ont peut-être à l’heure actuelle, des craintes pour leurs parents, exposés comme leurs biens aux violences et aux coups de l’ennemi, les délassements en un jour de fête nationale sont des éléments qui soutiennent le moral. » Et il continuait en prévenant que « les guinguettes foisonnent malheureusement en ville, et aux abords des cantonnements ; il ne faut pas que marins et soldats ne songent qu’à aller boire du “raki”, du “mastic” et du “Samos” »47.
La question de l’alcool est peut-être l’exemple le plus frappant de l’ambiguïté de certains divertissements. Pour les soldats, sa consommation constituait un moyen de sociabilité, de se réchauffer, de se soustraire aux adversités du moment. Ainsi, le soldat Marcelin Delprat, posté à Topchi, à 25 kilomètres de Salonique, écrivait à sa femme en début janvier 1916 que ses camarades et lui achetaient parfois un bidon de mastic, qu’ils se partageaient avant de dormir48. Pour la hiérarchie, l’apport calorique et les effets revigorants de l’alcool présentaient des avantages considérables, qui expliquent pourquoi le vin et les boissons distillées faisaient partie intégrante de la ration réglementaire chez toutes les armées. Le régime alimentaire de l’Armée française d’Orient était soumis aux mêmes directives qui prévoyaient l’inclusion d’une quantité de vin (entre 375 et 750 ml), de bière/cidre (entre 500 et 750 ml) ou d’eau-de-vie (jusqu’à 62,5 ml)49.
En même temps, la hiérarchie militaire s’inquiétait des « dangers de l’alcoolisme » et notamment des conséquences d’une consommation excessive de boissons alcoolisées sur la discipline. C’est pourquoi lors des réunions de la Commission d’Hygiène et de Prophylaxie de l’Armée d’Orient, le sujet de la « répression de l’alcoolisme » revient régulièrement, avec d’autres thèmes comme la lutte contre le paludisme ou la « prophylaxie des maladies vénériennes », ce qui pousse les autorités militaires à mettre en place un système de prostitution réglementé impliquant des examens médicaux réguliers des tenancières des maisons closes. Parmi les mesures adoptées pour contrôler l’accès des soldats à l’alcool, on recense l’interdiction des boissons alcoolisées en dehors des rations fournies par l’intendance, l’interdiction de la vente par des civils à des soldats, la fermeture de certains établissements de la ville de Salonique, la suppression des permissions et le conseil de guerre pour les hommes commettant des délits en état d’ivresse et l’interdiction de la vente de l’absinthe50. L’importation de cette boisson interdite en France depuis janvier 1915 sera proscrite par les autorités grecques à l’instigation des autorités militaires françaises l’année suivante51.
S’approvisionner
Le trajet des boissons alcoolisées nous ramène à une dernière question, essentielle du point de vue des divertissements et des conditions qui les rendaient possibles, celle de l’approvisionnement : comment pouvait-on surmonter les carences dans des contrées lointaines et se procurer les objets nécessaires pour se divertir ? Car les activités de loisir les plus élémentaires, comme fumer, lire ou écrire se heurtaient souvent à des obstacles considérables d’ordre pratique. Ainsi, le romancier Raymond Escholier, à la tête d’un groupe de tirailleurs sénégalais postés au Bivouac Rocheux en octobre 1917, écrivait à son épouse : « Il a fallu que quelqu’un aille à quarante lieues d’ici, dans Salonique consumée, pour m’en rapporter ce beau papier »52. Un autre soldat de l’Armée française d’Orient, membre du 227e régiment d’infanterie, ajoute le décalage temporel à la distance dans l’espace, en se rappelant les retards du courrier, qui créaient de fait des hiatus dans la communication avec les proches en métropole : « Il fallait compter deux mois avant d’avoir une réponse »53. Ceci dit, le temps et sa durée n’étaient pas toujours perçus comme une longue succession de semaines et de mois ; parfois d’autres repères temporels s’imposaient, comme les repas : le soldat du 2e Génie Léon Steelandt écrivait ainsi à sa marraine de guerre en février 1918 qu’il attendait avec impatience un de ses colis : « Car nous venons de mangé [sic] 9 repas de singe qui veut dire du bœuf en boite de conserve et lon [sic] se dégoutte [sic] complétement [sic] »54.
Il faut savoir que le front d’Orient n’était pas seulement éloigné de la métropole. Il présentait aussi la particularité de manquer d’un arrière-pays offrant des ressources suffisantes, étant donné que la Grèce du Sud se trouvait sous le contrôle du gouvernement royal, hostile aux alliés. Dès lors, l’approvisionnement se faisait pour l’essentiel par voie maritime et passait par le port de Salonique. Au cours des quatre années de la présence de l’Armée d’Orient en Macédoine, les vaisseaux alliés ont apporté en Macédoine, en sus des dizaines des milliers d’hommes et d’animaux, des tonnes de vivres, de matières premières, d’outils et bien sûr du matériel de guerre et de munitions, dont la trace subsiste dans la documentation produite par le Service de l’Intendance.
Cependant, le ravitaillement présentait des nombreuses difficultés logistiques, entre autres à cause de la distance, de la guerre sous-marine et des pénuries à la source qui se répercutaient sur le front macédonien. En mars 1916, par exemple, le sous-secrétaire d’État chargé du Ravitaillement et de l’Intendance a prescrit aux autorités militaires de Salonique d’assurer le ravitaillement en vin de l’armée avec des achats sur place, en attendant la prochaine récolte et l’envoi de provisions depuis la France, puisque « tout le monde est unanime à réclamer du vin français ». Conformément à ces instructions, le Service de l’Intendance de l’Armée d’Orient passe une commande de six millions de litres de vin à la Société hellénique des vins et spiritueux d’Athènes, outre les achats auprès des négociants de Salonique55.
En effet, l’arrivée des alliés à Salonique a prodigieusement augmenté le nombre de consommateurs dans la région et a stimulé l’offre, entre autres, d’articles de consommation. Ainsi, la présence alliée a constitué une aubaine non seulement pour les établissements de loisir de toute sorte qui, comme nous avons vu plus haut, ont été créés à Salonique, mais aussi pour l’industrie locale, depuis les nouvelles brasseries fondées aux alentours de la ville jusqu’aux manufactures traitant la production locale de tabac, dont la consommation constituait un plaisir simple d’accès et omniprésent sur les fronts de la Grande Guerre56.
Ces articles de consommation, qui complétaient les rations réglementaires et les marchandises disponibles dans les cantines, dont le fonctionnement était soumis à une autorisation spéciale57, étaient également disponibles dans la ville de Salonique ou vendus à des prix qui dépitaient leurs clients par des marchands gravitant autour des camps alliés. Ces canaux d’offre visant à couvrir aussi bien les besoins pratiques que la demande de loisirs peuvent être envisagés comme des vecteurs participant à la transformation des pratiques consuméristes dans le sens d’une consommation plus massive, industrialisée et uniforme ; de ce point de vue, l’histoire des loisirs s’entremêle avec l’histoire de la consommation58. Toujours est-il que la mobilisation des ressources locales ne suffisait pas à couvrir les besoins de tous les hommes postés dans cette région aride, pauvre et éprouvée par les Guerres balkaniques (1912-1913).
« À Salonique : les Mercantes au front », Agence Meurisse 1916
Dès lors, les membres des armées alliées devaient mobiliser des moyens alternatifs, dans la logique du fameux « système D », consistant à improviser des solutions et à inventer des moyens sur place, à « se débrouiller ». Une solution était de demander à des parents, des amis ou des « marraines de guerre » d’envoyer des colis contenant des objets destinés à améliorer le quotidien, allant d’aliments du pays jusqu’à des disques et de gramophones59. Un autre moyen de se procurer des articles et du matériel nécessaires aux activités récréatives étaient les échanges entre soldats, à travers par exemple des petites annonces passées dans les journaux francophones et anglophones publiés dans la région60. Lors des déplacements, il y avait la possibilité du troc avec les habitants et dans quelques cas on procédait à des pillages qui ne manquaient pas de créer des tensions et donnaient lieu à des réclamations révélant la gamme des objets convoités, le caractère des pratiques récréatives et l’attitude de la hiérarchie militaire envers ces comportements. Une telle réclamation en septembre 1917 demandait le remboursement de dix-sept sacs de café et d’une caisse de cognac réquisitionnés en tant que butin de guerre dans un train à destination de la ville de Ioannina au nord-ouest de la Grèce, et consommés par un régiment de marche de spahis marocains61. Cet exemple montre, par ailleurs, que certaines consommations, au même titre que certains spectacles comme les compétitions sportives ou certains passe-temps comme la musique ou le bricolage, étaient partagées par des hommes d’origines différentes.
« Salonique. Fête à l’hôpital de campagne no4 »
Dans le même cadre, l’artisanat des tranchées et les compétences particulières des soldats étaient également mis au service d’autres activités de loisirs. Les matières premières sous la main servaient à d’autres fins, comme les baraques démontables et les préfabriqués du type Adrian qui étaient transformés en scènes de théâtre, ou le matériel militaire récupéré. Ainsi, dans l’armée grecque, qui avait fini par s’engager du côté de l’Entente en juin 1917, le joueur de théâtre d’ombres Sotiris Spatharis, sommé par ses supérieurs de divertir ses camarades, avait confectionné ses figures à partir des caisses en étain-plomb contenant des cartouches, matériel utilisé d’ailleurs par les musiciens accompagnant le spectacle pour la fabrication de leurs instruments. Les soldats britanniques stationnés à proximité du camp grec à la rivière Strymon ont eux aussi profité de ce spectacle qu’ils ont appelé le « Cinéma grec », dans une belle illustration de relations interethniques dépassant les obstacles linguistiques sous le signe des loisirs, et de la coexistence de formes de divertissement modernes et plus archaïques, dans une époque transitoire62.
Conclusion
Comme ce fut le cas sur d’autres fronts, des dizaines des milliers d’hommes se sont retrouvés immobilisés sur le front d’Orient, aux alentours de la ville de Salonique et dans la campagne macédonienne. Dans ces conditions, combattre l’ennui était aussi essentiel que combattre l’ennemi, puisque l’inoccupation sapait le moral des combattants, menaçait la discipline et risquait de compromettre l’issue du conflit. D’où l’intérêt de la hiérarchie militaire de pourvoir aux besoins de divertissement des soldats et qui constitue par ailleurs un trait caractéristique de la période de guerre, à savoir que les autorités militaires ne manquaient pas d’intervenir sur la gestion du temps des soldats, aussi bien de service que libéré. Pour les autorités, par conséquent, les pratiques récréatives étaient un outil à double tranchant, tantôt remontant le moral, tantôt sapant la discipline, comme le montrent les exemples de la prostitution et de la consommation d’alcool que la direction des armées alliées s’est efforcée de gérer.
Au demeurant, les réponses données à cette exigence de trouver des divertissements en Macédoine ressemblent à plusieurs égards à celles des autres fronts de la Grande Guerre. Nous y retrouvons aussi bien des activités de groupe (manifestations sportives, défilés militaires, représentations théâtrales, concerts, spectacles, jeux de société) que des activités individuelles (écriture, lecture, confection d’articles artisanaux), qui combinent des formes de divertissement plus anciens avec des passe-temps qui portent le sceau de la modernité et des évolutions technologiques de l’époque. Dans le cas du front d’Orient, si la distance par rapport à la métropole réduisait les options et les moyens de se divertir, l’étrangeté de la région pour les soldats occidentaux ou originaires des territoires coloniaux invitait à rencontrer et à découvrir les habitants, les paysages et les vestiges archéologiques de Macédoine, source d’excitation tout autant que terrain d’application d’une conception de la présence alliée en tant que « mission civilisatrice ».
Sans doute les expériences individuelles de la vie militaire, ainsi que les moyens choisis pour échapper au « cafard », variaient selon les origines socioculturelles et ethniques des soldats et des officiers. On trouve la trace de ces divergences aussi bien dans la différentiation des espaces de divertissement que dans le choix de pratiques récréatives rattachées à des milieux sociaux ou culturels particuliers. Néanmoins, un certain brassage s’est opéré pendant la Grande Guerre sur le front d’Orient. Les pratiques et les stratégies récréatives dépassant les différences de langue, de religion, d’instruction ou de revenus ont joué un rôle important dans ce processus et ont laissé leur marque aussi bien sur les habitants de la région, à travers des influences culturelles, des fouilles archéologiques, des infrastructures léguées ou de la stimulation d’activités économiques, que sur les vétérans de l’Armée d’Orient. Peut-être le soldat qui a perdu son sac par une journée d’été dans le tramway de Salonique a-t-il fini par retrouver ses crayons et sa caméra pour ramener de son séjour en Orient les traces de ses moments de délassement, matériaux de mémoire et source pour l’histoire.